Amérique latine. L’année politique 2020. Entretien avec Olivier Dabène

18/01/2021

Amérique latine. L’année politique 2020,

Les Etudes du CERI, n° 252-253,
Sous la direction d’Olivier Dabène
Janvier 2021

Au début du mois de septembre dernier, l’Amérique latine comptait le plus grand nombre de victimes du coronavirus alors que la région ne représente que 8 % de la population mondiale. Celle-ci est cependant entièrement composée de pays en développement aux faibles capacités étatiques. Ceci explique-t-il cela ?

Olivier Dabène : Oui, en partie. Les capacités de l’Etat impactent la mise en œuvre des mesures prises mais la corrélation est faible. Ainsi, certains pays où les capacités sont élevées ont connu un désastre sanitaire (Chili).
Trois autres variables interviennent : 1) l’inadéquation entre les mesures recommandées par l’OMS et les situations locales (typiquement se laver les mains là où il n’y a pas d’eau courante ou se confiner lorsque les familles vivent dans l’économie informelle) ; 2) les rapports de force politique, qui déterminent la capacité des présidents à prendre des mesures qui s’appliquent à tout le pays : ceux-ci disposent-ils d’une majorité au congrès ? Peuvent-ils compter sur le soutien des gouverneurs (Etats fédéraux) ? Et 3) le leadership : en Amérique latine comme dans le reste du monde, certains présidents n’ont pas pris la mesure des défis engendrés par la pandémie. Bolsonaro en Brésil en est la caricature.

Comment ont réagi les différents Etats d’Amérique latine devant la crise sanitaire ? Comment ont-ils résolu le dilemme « sauver des vies/sauver l’économie » ? Et comment s’expliquent les disparités existant entre les pays ?

Olivier Dabène : Les disparités proviennent d’abord de différences concernant les systèmes de santé publique. La diminution des investissements publics dans la santé a partout rendu les pays vulnérables mais les pays les plus « avancés », comme l’Uruguay ou le Costa Rica, s’en sont mieux sortis. La situation économique des pays a aussi joué un rôle. Certains, comme le Pérou ou le Chili, ont accumulé des réserves fiscales qui leur ont permis de canaliser des ressources importantes vers les populations les plus démunies. Dans l’ensemble cependant, l’Amérique latine termine l’année avec une décroissance exceptionnelle (- 7,7% selon les dernières estimations de la CEPAL).

Vous soulignez dans votre introduction de l’Etude Amérique latine. L’année politique 2020 que la pandémie de Covid a agi en Amérique latine comme « un révélateur et un déclencheur » de tendances observables de longue date et d’une conjoncture susceptible d’ouvrir une période de changements. Pouvez-vous nous développer ce propos ?

Olivier Dabène : La crise a révélé des faiblesses dans le domaine de la santé publique, et en général dans les politiques publiques de transferts sociaux. Elle a aussi révélé et exacerbé les profondes inégalités sociales qui caractérisent encore et toujours les sociétés latino-américaines. Mais la crise a aussi déclenché des réflexes de survie, avec l’apparition de dispositifs d’entraide, comme les ollas (soupes populaires). On a également vu des collectivités locales (des mairies de grandes villes comme Sao Paulo ou Bogota ou des Etats dans les fédérations) prendre des initiatives. 


La crise de 2020 pourra-t-elle être qualifiée de « conjoncture critique », qui a provoqué des ajustements durables ? C’est une des questions que soulève notre rapport. La réponse à ce stade ne peut pas être très robuste, mais un peu comme le tremblement de terre de Mexico en 1985 avait semé les germes de la démocratisation, la Covid-19 laissera des traces concernant le rôle de la société civile et son rapport à la gouvernance : n’oublions pas que la pandémie est intervenue dans la foulée du mal nommé « printemps latino-américain », qui avait donné lieu à de très importantes mobilisations sociales en 2019.

 
En avril dernier, vous parliez de « l’émergence de reconfigurations et de nouvelles sociabilités dans l’espace politique brésilien post-Covid-19 ». Quid des libertés publiques et plus largement de la démocratie au Brésil et dans les autres Etats d’Amérique latine ? Celle-ci ressort-elle renforcée ou affaiblie de la crise sanitaire ?

Olivier Dabène : Comme le montre Frédéric Louault dans l’Etude, les atteintes à la démocratie au Brésil sont nombreuses et profondes. Elles ne sont toutefois pas nécessairement corrélées à la Covid-19. Toute situation de crise peut engendrer des dérives autoritaires, mais en l’occurrence au Brésil, le président Bolsonaro a systématiquement nié l’importance de la pandémie. Il n’a donc pas exagérément saisi cette opportunité pour renforcer son pouvoir au détriment des instances de contrôle législatif ou judiciaire. La dérive autoritaire du Brésil actuel se serait même sans doute produite en l’absence de la Covid-19, selon une dynamique néo-populiste analogue à celle observée aux Etats-Unis avec Trump.

 
Vous indiquez que la majorité des pays latino-américains conçoivent la santé comme un droit. La région est donc plus proche de l’Europe que des Etats-Unis. Dans de nombreux pays, le droit à la santé est inscrit dans la Constitution. Qu’en est-il cependant de sa réelle effectivité ?

Olivier Dabène : Il en va de la santé publique comme de nombreux principes inscrits dans les Constitutions d’Amérique latine : ils restent souvent lettre morte.

Le texte rédigé par Miguel Lago dans l’Etude montre bien les limites des dépenses de santé publique, qui restent très inférieures à la moyenne des pays de l’OCDE (3% contre 6,6%). D’autres données commentées par Miguel Lago confirment ces déficiences, notamment les dépenses en matière de personnel et d’équipements.
Naturellement, derrière les chiffres globaux, se cachent de profondes inégalités: entre catégories de la population et entre régions à l’intérieur des diférents pays. Les populations favorisées ont accès à des soins privés de très grande qualité. Au plan des principes la santé est un droit, mais dans la réalité, elle est aussi un privilège...

Propos recueillis par Corinne Deloy

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