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18.11.2025

Pourquoi les banques de graines et l’enfouissement des déchets nucléaires en disent tant sur nos visions du futur

Entretien avec Valérie November

Directrice de recherche au CNRS et spécialiste des risques collectifs et des crises, Valérie November a rejoint le CERI pour deux ans dans le cadre d’une mobilité inter-centres du CNRS. À la croisée de la géographie et des science and technology studies, elle explore aujourd’hui un nouvel objet : les infrastructures de stockage à très long terme — banques de semences, déchets nucléaires, archives numériques. Que révèlent ces dispositifs sur nos manières d’imaginer, de gouverner et de préserver le futur ? Elle répond à nos questions dans ce court entretien.

Vous venez de rejoindre le Centre de recherches internationales de Sciences Po pour deux ans, dans le cadre d’une mobilité entre centres de recherche du CNRS. Pouvez-vous nous dire quelques mots de votre carrière et de vos thématiques de recherche ? 

Les recherches que je mène depuis 25 ans portent sur les risques collectifs et des crises et sur la façon dont ceux-ci sont anticipés, surveillés et gérés par les différents acteurs qui en ont la charge, mais également sur les transformations territoriales qu’ils occasionnent. J’ai une formation initiale en géographie, mais très vite je me suis intéressée aux concepts élaborés par la sociologie des sciences et techniques, qui m’ont permis d’approcher la question des risques d’une façon innovante à l’époque, à savoir, de comprendre les risques comme un assemblage composé d’éléments hétérogènes, matériels et immatériels, en constante évolution dans l’espace et dans le temps. C’est pourquoi l’approche que j’ai développée consiste à « suivre » les risques, les acteurs concernés par les risques et les crises et ce que les risques « font faire » aux territoires. 

Si je dois donner quelques jalons de ma trajectoire scientifique, je dirais qu’elle débute avec une thèse soutenue à l’Université de Genève qui portait sur la relation entre risques et territoires. Cette recherche proposait, à partir de cas empiriques, une montée en généralité de la spatio-temporalité des risques. Un peu plus tard, grâce à une bourse de professeure du Fonds national de la recherche scientifique suisse (FNS) d’une durée de cinq ans, j’ai pu monter un groupe de recherche à l’École Polytechnique Fédérale de Lausanne (le groupe d’étude de la spatialité des risques et poursuivre mes travaux sur la spatialité complexe des risques. Enfin, j’ai été recrutée comme Directrice de recherche par le CNRS en 2011 et affiliée au LATTS (Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés). Cela m’a permis d’ouvrir de nouveaux terrains, notamment sur les risques urbains et les crises, en co-construisant des recherches avec des professionnels de la gestion des crises français, que cela soit au niveau zonal (Secrétariat général de la zone de défense et de sécurité de Paris, Préfecture de Police) ou au niveau national (Secrétariat Général de défense et de sécurité national SGDSN). Ces dernières années, j’ai surtout travaillé sur la gestion de crises majeures comme l’ouragan Irma qui a frappé les Antilles en septembre 2017, ou la gestion de la crise liée au Covid-19 au niveau national dans le cadre de deux ANR (projet CrisOrg et projet APRIL). Un article qui vient tout juste de paraître dans l’Année Sociologique avec Olivier Borraz (CSO, SciencesPo) revient sur ces terrains et propose une analyse longitudinale de la gestion des crises en France. 

Dans un article récent paru dans la revue Futures, vous vous intéressez à la question du stockage de long terme, un objet de recherche qui, selon vous, nous en apprendra beaucoup sur la vision du futur de nos sociétés occidentales. Pourquoi s’intéresser à ce sujet aujourd’hui ? 

J’ai en effet commencé à travailler sur un nouveau thème de recherche depuis deux ans environ, qui porte sur les infrastructures et les pratiques de stockage à très long-terme. Nous formons désormais un petit collectif de chercheur-es. français et de l’étranger autour de ces questions. 

Dans un contexte de menaces majeures et de risques dits « existentiels », tels que le changement climatique, la perte de biodiversité, la pollution environnementale, la perte de patrimoine culturel et de données numériques, les infrastructures de stockage à très long terme sont souvent présentées comme des solutions pour préserver des biens valorisés – comme les banques de semences – ou au contraire isoler des entités dangereuses – comme des déchets radioactifs – tout en maintenant la promesse d’un usage futur. Elles donnent ainsi à voir des politiques de conservation faites de liens institutionnels, de relations de pouvoir, de connaissances expertes de conditionnement de ces objets, etc. qui façonnent non seulement les sites accueillant les objets menacés ou menaçants, mais agissent aussi en tant que réseaux sociotechniques et spatiaux. Ce processus de stockage fait face à deux tensions majeures : d’une part, l’accumulation d’objets à maintenir dans un état stable, d’autre part, l’adaptation constante des infrastructures aux environnements changeants. S’ajoute à ces deux tensions une troisième, de type géopolitique : la situation de plusieurs pays où se situent des infrastructures de stockage évolue et n’est pas aussi stable qu’imaginée. Je pense notamment à l’archipel du Svalbard, qui en abrite plusieurs, et qui est sous souveraineté norvégienne depuis le traité de 1920. L’archipel est historiquement un point de friction entre la Norvège et la Russie et le fragile équilibre géopolitique maintenu depuis lors s’est considérablement affaibli depuis le début de la guerre en Ukraine. 

En quoi ces infrastructures de stockage à très long-terme constituent-elles une réponse appropriée pour résoudre ces risques majeurs ? Que révèlent-elles sur les visions de l’avenir qui prévalent dans les sociétés occidentales contemporaines ? Ne faudrait-il pas les comprendre comme le prolongement d’une vision typiquement moderne, c’est-à-dire court-termiste ? Ce sont là les questions fondamentalement politiques auxquelles tend à répondre ce projet, et mon séjour au CERI devrait me permettre d’élargir cette question à d’autres sociétés également, grâce notamment aux approches comparatives développées par de nombreux membres du laboratoire. 

Dans cet article, vous vous intéressez à quatre exemples, tous très parlants lorsqu’il s’agit de comprendre nos responsabilités collectives, sociétales et politiques pour l’avenir : les banques de grains, les déchets nucléaires, les banques de données et les réserves des musées… 

L’article mentionné ne porte que sur quatre domaines, car il s’agissait d’un premier article sous forme de « position paper ». La recherche dans son ensemble porte sur l'étude transversale de six domaines au moins (réserves de musées, banques de semences, archives de données digitales, banques de spécimens environnementaux, sites de stockage de CO2 ainsi que de déchets radioactifs) et met en évidence, dans différents contextes nationaux, les similitudes et les différences entre ces domaines très différents mais qui semblent avoir des attributs communs autour des questions de temporalités, de politiques de conservation, de politiques de maintenance, de situations conflictuelles et de relations de pouvoir quant à leurs implantation. Cette mise en regard devrait permettre de faire émerger une sorte de « paysage » autour de ce nouvel objet de recherche. Dans ce premier article, nous avons proposé une première définition de l’objet de recherche « stockage à long terme » comme « la conservation délibérée d'objets pendant une période indéfinie et potentiellement illimitée », qui est caractérisé par quatre éléments fondamentaux pour permettre une pratique liée au long-terme  : il nécessite un engagement politique et sociétal sur le long-terme ; il fait de la transmissibilité intergénérationnelle un véritable enjeu ; il contient nécessairement une vision anticipée de futurs dommages et d’objets menacés ou menaçant à conserver/contenir ; et enfin, il s’appuie sur une infrastructure sociotechnique qui permet à la fois la circulation des savoirs au travers de réseaux de spécialistes et ancre localement, dans un territoire donné, un bâti pour tout ou partie dédié à ce stockage de long-terme.

Quelles sont les approches et les méthodologies que vous usitez pour l’étude du stockage à long terme, et quels dialogues envisager avec la recherche menée ici au CERI ?

L’approche conceptuelle que j’adopte dans mes recherches est issue des sciences and technology studies (STS) et s’intéresse aux relations humains-non humains, aux pratiques qui les relient ainsi qu’à leur matérialité. J’accorde autant d’importance aux acteurs qu’aux espaces et aux territoires concernés. Une des originalités de la démarche que j’adopte est d’examiner de façon comparative plusieurs domaines qui font l’objet de stockage à long terme, et de les analyser en adoptant le même cadre conceptuel pour chacun. Méthodologiquement, cela se traduit classiquement par le recours non seulement à des entretiens semi-directifs mais aussi à beaucoup de situations d’observation et de visites de terrain. Cette année j’ai prévu un terrain à Hawaï avec des entretiens dans plusieurs banques de semences ainsi qu’un terrain à Svalbard (cet archipel norvégien situé en mer du Groenland, dans l'océan Arctique évoqué plus tôt) qui abrite à la fois le Global Seed Vault et des archives digitales internationales.

Au CERI plus particulièrement, je dialogue avec les chercheur-es proches des environmental studies, et j’anime cette année avec Sandrine Revet et Cassandre Rey-Thibault du Centre d’études européennes de Sciences Po, le séminaire sur les catastrophes et risques.

Enfin, le nouveau thème de recherche transversal développé au CERI autour des interactions entre création artistique et recherche sur l’International fait écho à ma propre approche, car cette recherche s’accompagne d’une démarche artistique depuis le début. Il s’agit d’impliquer plusieurs artistes issus de différentes disciplines (plasticiens, photographes, vidéastes, notamment) pour nourrir notre réflexion scientifique et qui, en retour, proposeront des œuvres artistiques (installations, films, photos etc.) en lien avec ce thème de recherche. Pour cela je m’inspire d’une précédente expérience qui avait abouti à une exposition itinérante art-sciences-société intitulée Risk inSight que j’avais monté à l’EPFL et qui a tourné en Suisse, en France et en Italie durant 5 ans.

Propos recueillis par Miriam Périer

Pour aller plus loin : 

Le groupe de recherche Catastrophes et risques du CERI

Le séminaire Arts, Humanités, et sciences sociales de l’International

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