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21.11.2025

Dix ans de cannabis médicinal en Colombie : de la légalisation à l’émergence d’un marché gris

Entretien avec Luis Rivera-Velez

Ancien docteur associé du CERI, Luis Rivera-Velez, dont la thèse rédigée sous la direction de Yves Surel portait sur les politiques du cannabis en Amérique latine, est l’auteur de la dernière Etude du CERI : Cannabis médicinal en Colombie : émergence et consolidation d’un marché gris malgré la légalité.
A travers l’analyse de vingt-cinq entretiens réalisés auprès d’acteurs institutionnels, entrepreneuriaux et associatifs, il montre que le marché gris n’est pas seulement l’expression des échecs de la politique publique, mais aussi le témoignage d’une capacité d’adaptation des acteurs de terrain face aux défaillances de sa mise en oeuvre.
Il répond ci-dessous à nos questions. 

Pouvez-vous en quelques mots faire un bilan rapide de la politique du cannabis médicinal mise en oeuvre il y a dix ans en Colombie ?

Luis Rivera-Velez : En 2015, la Colombie a légalisé le cannabis médicinal afin de proposer une alternative à la production de drogues illicites. Il faut rappeler que, selon les conventions internationales, seul le commerce de substances à usage médicinal est autorisé. Le pays ambitionnait ainsi de devenir un leader mondial du cannabis thérapeutique, d’attirer des investisseurs et d’offrir une voie légale aux cultivateurs de drogue, souvent issus de milieux pauvres et marginalisés. Dix ans après cette réforme, la Colombie a certes mis en place un cadre réglementaire complet, mais trop complexe pour être véritablement efficace. En pratique, le secteur n’a jamais réellement décollé : des centaines d’entreprises ont fermé, les exportations sont restées marginales et les patients peinent encore à accéder aux produits. Une économie parallèle s’est alors développée — ce que j’appelle le « marché gris » —, où des acteurs évoluent entre légalité et illégalité pour répondre à une demande bien réelle que la loi ne parvient pas à satisfaire.

Quelles différences structurelles distinguent l’expérience colombienne de légalisation du cannabis médicinal des modèles uruguayen et mexicain ?

Luis Rivera-Velez : La Colombie a suivi une voie intermédiaire par rapport aux autres pays latino-américains. D’un côté, elle n’a pas légalisé les usages récréatifs du cannabis, contrairement à l’Uruguay, où le marché, bien que strictement encadré par l’État, demeure entièrement national et vise avant tout à affaiblir les trafics illicites. De l’autre, la Colombie a encouragé la création d’une industrie du cannabis médicinal tournée vers l’exportation, rompant ainsi avec l’approche plus modérée du Mexique, qui a préféré autoriser l’importation de produits déjà élaborés plutôt que de construire une filière nationale. Ce choix ambitieux devait permettre d’attirer des capitaux étrangers, de créer des emplois et d’offrir une activité légale aux petits cultivateurs. Cependant, en confiant la dynamique du secteur au seul marché, sans réelle politique de soutien aux producteurs locaux ni protection sociale adaptée, la Colombie a reproduit les inégalités qu’elle cherchait à corriger. Ce pari économique, fondé sur l’attraction des investisseurs étrangers, s’est finalement révélé perdant.

En quoi la régulation colombienne du cannabis médicinal peut-elle être vue comme un compromis entre une logique pharmaceutique, une logique de santé publique et une logique économique ?

Luis Rivera-Velez : La régulation colombienne du cannabis médicinal cherche à concilier trois logiques à la fois : pharmaceutique, sanitaire et économique. Elle impose des standards de qualité dignes de l’industrie du médicament, afin de garantir la sécurité et l’efficacité des produits ; elle entend aussi assurer un accès sûr, encadré médicalement, aux patients qui en ont besoin ; enfin, elle vise à attirer des investissements et à positionner la Colombie comme un acteur compétitif sur le marché international. Toutefois, dans la pratique, ces trois objectifs se sont mutuellement neutralisés. Les exigences pharmaceutiques, trop strictes, ont ralenti la production et freiné l’accès des patients aux traitements, tandis que la logique économique, centrée sur la rentabilité et l’exportation, a pris le pas sur les considérations de santé publique. Cette combinaison a fini par créer un cadre à la fois ambitieux et inopérant, où la promesse d’un équilibre entre efficacité économique et justice sociale reste largement inaboutie.
 

   

Quels facteurs économiques et politiques expliquent l’échec relatif de la promesse de « l’or vert » colombien ?

Luis Rivera-Velez : L’échec du « rêve de l’or vert » colombien tient à une combinaison de facteurs bureaucratiques, médicaux et économiques. D’abord, la régulation s’est révélée excessivement lourde : obtenir une licence supposait des démarches longues, coûteuses et souvent décourageantes, qui ont freiné l’entrée des petits producteurs et ralenti la dynamique du secteur. Ensuite, la demande médicale nationale est restée très limitée, faute de prescriptions et de produits accessibles aux patients. Dans le même temps, les grands investisseurs étrangers, attirés au départ par la promesse d’un marché international florissant, se sont rapidement retirés lorsque la rentabilité s’est avérée bien plus faible que prévu. En conséquence, malgré un soutien politique continu sous trois gouvernements de sensibilités différentes, de nombreuses entreprises ont fait faillite et la promesse d’une industrie florissante censée transformer la Colombie en puissance exportatrice de cannabis médicinal s’est progressivement évaporée. 

Dans quelle mesure le non-respect de la loi peut-il être interprété comme une forme de résistance normative et politique face à une politique publique considérée comme inadaptée ?

Luis Rivera-Velez : Le non-respect de la loi autour du cannabis médicinal ne relève pas seulement de la fraude ou de la recherche de profit : il traduit souvent une forme de résistance sociale. De nombreux patients, associations et petits producteurs estiment que la législation actuelle ne répond pas à leurs besoins et reproduit des inégalités d’accès. Face à une régulation trop lente ou trop coûteuse, ils inventent leurs propres solutions : cultiver chez eux, échanger ou produire artisanalement des huiles et des pommades pour un usage thérapeutique. Ces pratiques, bien que situées à la marge de la légalité, expriment un désaccord avec un système qui légalise sans garantir l’accès réel aux soins. Leur désobéissance est à la fois pragmatique — pour répondre à des besoins urgents — et politique, car elle remet en cause la légitimité d’une régulation perçue comme injuste et inadaptée.

Le « marché gris » du cannabis médicinal doit-il être vu comme un échec de la régulation ou comme une forme de régulation alternative produite par les acteurs sociaux ? Dans quelles conditions peut-il devenir une source de légitimité politique et sociale ?

Luis Rivera-Velez : Le marché gris du cannabis médicinal ne représente pas seulement un échec de la politique publique, il constitue aussi une forme de régulation alternative portée par la société. Dans un contexte où la loi reste inadaptée aux besoins des patients, ce marché permet à des milliers de personnes d’accéder à des produits thérapeutiques autrement inaccessibles. En marge de l’État, il favorise des pratiques d’innovation et de solidarité, souvent ancrées dans des réseaux communautaires, mais aussi une contestation politique du modèle pharmaceutique dominant. Ce système parallèle révèle la capacité d’adaptation des acteurs face aux blocages institutionnels. S’il venait à être reconnu, encadré et intégré plutôt que réprimé, ce marché pourrait devenir une source de légitimité sociale et inspirer une réforme plus pragmatique, recentrée sur les besoins réels des patients et les capacités des petits producteurs locaux.

 Propos recueillis par Corinne Deloy 

Retrouvez l’Etude n° 280 du CERI, Cannabis médicinal en Colombie : émergence et consolidation d’un marché gris malgré la légalité