Peut-on comparer les ‘révolutions de couleur’ et les ‘printemps arabes’ ?

01/2016

Les contestations populaires se sont multipliées depuis 1989, à la fois dans l’est de l’Europe et dans le monde arabe. En 1989, les révolutions est-européennes ont balayé en quelques mois le camp socialiste européen. A partir de 2003, plusieurs révolutions « de couleur » ont éclaté dans l’espace postsoviétique : celles « des roses » en Géorgie en 2003 et « orange » en Ukraine en 2004 ont débouché sur des alternances politiques ; suivies d’autres au Kirghizstan en 2005 et en 2010 et en Moldavie en 2009, elles ont révélé l’émergence dans cette région de sociétés civiles. En 2011-2012, en Tunisie, en Egypte et en Libye, des « printemps » ont renversé des régimes autoritaires au pouvoir depuis des décennies. En 2013-2014, les Ukrainiens se sont à nouveau révoltés pour protester contre l’arbitraire et la corruption. La récurrence, remarquable, de ces événements suggère un effet-domino qui intrigue l’observateur. L’objet de la réflexion entamée lors du colloque international organisé le 25 septembre 2015, dans le cadre du programme « Sociétés plurielles » de l’Université Sorbonne Paris Cité, dont ce dossier est issu, est de questionner les mobilisations et les transformations dans ces deux grandes régions voisines de l’Europe en tentant une comparaison des faits, des analyses et des approches.

Les mouvements révolutionnaires dans le monde arabe depuis 2011 sont parfois interprétés comme une nouvelle vague démocratique qui emporte l’ensemble d’une région à l’instar de l’Europe du sud dans les années 1970, l’Amérique latine dans les années 1980, les pays de l’est dans les années 1990. Vingt ans plus tard, c’est l’ensemble des pays du monde arabe qui ont été touchés simultanément par ces nouvelles aspirations à la dignité, au respect de la personne humaine, à un rejet de l’état autoritaire et de ses formes oppressives : corruption, arbitraire de l’administration, absence d’état de droit politique et économique, contrôle policier, absence de liberté de la presse, limitation des libertés fondamentales, inégalités….

L’image de la vague peut être utile mais il ne faut pas qu’elle soit trompeuse. La vague emporte des structures et conduit à des irréversibilités. Après leur passage, les vagues laissent un terrain plus ou moins dévasté où doivent se reconstruire des institutions et un nouveau contrat social. Mais rien ne garantit que les nouvelles institutions traduisent un véritable changement. Le chaos peut triompher, notamment quand des interventions armées extérieures perturbent un peu plus les processus comme ce fut le cas en Libye et en Syrie. Des contre-révolutions peuvent re-projeter les sociétés dans le passé pre-révolutionnaire comme c’est le cas en Egypte. Par ailleurs, des changements politiques majeurs (comme la mise en place d’institutions démocratiques et de procédures de délibérations publiques largement acceptées) comme c’est le cas en Tunisie, ne garantissent nullement un changement de modèle économique capable de répondre aux défis précisément posés par les mouvements de révoltes. Ainsi, une révolution politique peut se traduire par une forte continuité des structures économiques, des élites au pouvoir, des modes de régulation. La révolution politique ne conduit pas nécessairement à une révolution économique ni à une révolution des mentalités.

A l’est de l’Europe, dans les années qui ont suivi l’effondrement de l’URSS, les recherches sur les processus de démocratisation ont été dominées par le paradigme de la transition. « Transition is the controlled transformation of illiberal states into liberal ones », écrit Ralf Dahrendorf en 1990. Juan Linz étudie lui aussi au même moment « transitions to democracy… the establishment and consolidation of democratic regimes emerging in a transition from authoritarian regimes ». Il a été reproché à ce paradigme d’être téléologique –le but à atteindre étant connu et fixé d’avance, il ne restait au chercheur en sciences sociales qu’à en définir les séquences – et simplificateur – il n’y a pas une forme de démocratie et d’économie de marché (Georges Mink). Au fil des évolutions politiques des pays issus de l’ex-URSS, ce paradigme est apparu de moins en moins pertinent et opérant. L’idée, très présente au lendemain de la disparition de l’URSS, d’une aide que les pays occidentaux pouvaient apporter à ces processus de transition a, elle aussi, fait long feu. Les processus de démocratisation ont emprunté d’autres chemins que ceux qui avaient été imaginés. Et l’impact qu’ont ou peuvent avoir les acteurs extérieurs apparaît souvent diffus et complexe. Les révoltes qui ont éclaté dans l’espace postsoviétique comme dans les pays arabes en témoignent. Elles confirment que les crises et les conflits sont des temps forts de ces processus de démocratisation qui sont rarement linéaires. Selon les cas, ils sont ou sont susceptibles d’être les aboutissements et les révélateurs des forces profondes des évolutions sociétales et de formidables accélérateurs des processus en cours.

Pour mieux appréhender les chemins qui permettent aux sociétés de s’inscrire dans un mouvement de démocratisation, il est apparu stimulant d’adopter une approche comparative sur les trajectoires politiques et économiques des pays concernés, sur les liens qui existent entre les processus en cours et les relations internationales ainsi que sur les dynamiques exogènes et endogènes de ces phénomènes. Comparer les révolutions de couleur et les « printemps arabes » est un exercice complexe. Les histoires des pays concernés et les contextes dans lesquels ont éclaté les révoltes ne sont pas les mêmes. A l’est prévaut une problématique post-impériale qui n’existe pas dans le monde arabe. La comparaison a néanmoins un caractère heuristique évident, conforté par la temporalité de ces événements. Les révolutions de couleur, qui se sont produites, pour la plupart, quelques années avant les printemps arabes, révèlent la difficulté des Etats issus de l’ex-URSS à mettre en adéquation la rhétorique concernant l’objectif de démocratisation et l’apparence institutionnelle avec la réalité politique ainsi que la diversité des trajectoires politiques au sein de cet espace post-soviétique. Dans les Etats concernés, le projet démocratique initial se heurte d’une part à la difficulté de faire émerger des sociétés civiles et d’autre part à l’incapacité des régimes en place à lutter efficacement contre l’arbitraire et la corruption. Certains acteurs extérieurs y jouent en outre un rôle qui peut être déterminant. Ce sont autant d’enseignements qui permettent de questionner les révolutions arabes. Replacer les transformations à l’est comme au sud de l’Europe dans les continuités historiques de chaque pays, dans ce qui les différencie et en même temps dans ce qui est similaire permet de s’interroger, dans une approche comparative, sur les conséquences des influences extérieures et du rôle joué par les acteurs extérieurs, sur celles du développement économique, de l’éducation, de l’accès aux nouvelles technologies, des évolutions démographiques, de la mondialisation.

Autre enseignement d’importance, le démantèlement des structures autoritaires a pour conséquence de libérer des énergies, des groupes sociaux, des forces politiques, des revendications identitaires qui étaient contenues ou marginalisées par la violence ou par l’intégration des porteurs de revendications dans les structures du pouvoir. Dans la dynamique institutionnelle, ces forces s’expriment et expriment en même temps le caractère pluriel des sociétés : sociétés plurielles au sein de chaque Etat et sociétés plurielles dans leur diversité de trajectoires. Cette pluralité peut même se manifester par l’éclatement du cadre étatique comme ce fut le cas pour l’URSS ou pour la Tchécoslovaquie. De même au voisinage du monde arabe ou en son sein, l’Azawad, le Soudan, mais aussi l’Etat Iilamique (Daech), ou encore la quasi scission de la Libye montrent que les dynamiques en cours redessinent des frontières qui tentent de traduire de nouvelles pluralités.

Dans la démarche comparative des deux régions, la réflexion entamée s’articule autour de trois grands thèmes.

Le premier concerne les origines et les déterminants des révolutions. En apparence, il existe toujours un élément déclencheur avec des causes immédiates, souvent liées à des déséquilibres socio-économiques, à des revendications politiques non satisfaites (absence de l’état de droit, rejet de la corruption, de la captation des richesses nationales par quelques-uns, de l’arbitraire). Mais en même temps ces révolutions se manifestent dans un contexte particulier qui va de la remise en cause de l’état-providence à la mondialisation et qui s’accompagne d’une forte émergence des sociétés civiles, comme si la « société » prenait sa distance et presque sa revanche sur les structures politiques qui apparaissent comme de plus en plus « déconnectées ». La mondialisation, par les porosités qu’elle crée, offre aux références et aux acteurs extérieurs (Etats, organisations internationales, ONG) un rôle croissant dans l’émergence des contestations.

Le deuxième thème concerne les processus, les acteurs et les dynamiques révolutionnaires. Une fois lancées, les « révolutions » semblent avoir leur logique propre, des trajectoires auto-réalisatrices qui ne se résument pas aux causes immédiates. A la soudaineté s’ajoute un effet « domino » ou des mimétismes et des occurrences qui ne semblent pas fortuites et qui se répondent l’une l’autre. Les idées mobilisatrices, leur circulation et leur impact sur les contestations représentent une thématique où l’approche comparative apparaît pouvoir être particulièrement féconde. Les textes « fondateurs » des mobilisations, les mots d’ordre passent les frontières et même les langues : au Wir sind das Volk (Nous sommes le peuple) des manifestants est-allemands répond le Ech-chaab yourid… (Le peuple veut…) des manifestants du monde arabe. Ces circulations tiennent à une multiplication des « passeurs » liée aux relations entre mouvements de jeunes de différents pays, aux migrations d’étudiants, de travailleurs, d’élites, etc. et aux différents réseaux qui se sont mis en place. Les médias, les réseaux sociaux, les nouveaux outils de diffusion de l’information (Youtube) et plus généralement les nouvelles technologies jouent aussi, à l’est comme dans le monde arabe, dans le développement des contestations un rôle sur lequel il importe de se pencher. L’important ici et c’est un point commun entre les deux vagues démocratiques, c’est le fait que les Etats autoritaires ne disposent plus du monopole de l’information. Les figures de la contestation disposent de ressources puisées dans leur formation, leur parcours, leurs objectifs. Certaines sont soutenues par des acteurs extérieurs. Ces ressources et ces soutiens permettent de donner de la cohérence aux objectifs des contestations, à l’émergence de « modèles » politiques ou culturels et aux mots de la révolution.

Le questionnement porte aussi sur les répercussions des révolutions. Au-delà de l’événement immédiat, il s’agit de savoir si les contestations débouchent sur des changements radicaux, durables et irréversibles. Des révoltes ne conduisent pas toujours à des révolutions. Des changements peuvent n’être que de façade, reproduisant l’ordre ancien sous des formes nouvelles. Il convient donc de s’interroger pour savoir si les mouvements sociaux se traduisent par un véritable impact politique et institutionnel qui devrait se traduire aussi par un changement de régime d’accumulation. Les changements ont également des répercussions internationales et géopolitiques. Ils peuvent modifier les frontières internes, la politique de régionalisation, conduire à des fragmentations et à des recompositions territoriales voire des recompositions identitaires.

Le troisième thème, d’une grande richesse dans les deux régions concernées, concerne le rôle des acteurs extérieurs, étatiques et non-étatiques. Des acteurs étatiques jouent un rôle majeur. Ainsi la Russie considère l’espace postsoviétique comme un « étranger proche » dans lequel elle a des « intérêts vitaux » et un « rôle particulier » à jouer. A ses yeux, les révolutions de couleur sont le fruit de manipulations extérieures dont la finalité est de l’affaiblir. Dans cette région, l’UE est perçue par plusieurs des Etats comme un « centre » autour duquel s’organise une périphérie est-orientale et sud-méditerranéenne, un « centre » qui est contesté par d’autres pôles concurrents : les Etats-Unis et la Russie mais aussi des puissances moyennes ou régionales (l’Arabie Saoudite et l’Iran pour les pays arabes). L’analyse comparative des dimensions néo-impériales de la politique russe et des objectifs poursuivis par Bruxelles, des outils des actions russe et européenne et des limites des initiatives prises est un champ d’étude aussi pertinent qu’utile à la compréhension du rôle des acteurs extérieurs. Les acteurs non-étatiques – associations, ONG étrangères (Freedom House, Soros et d’autres), églises, mouvements religieux, etc. –, exercent eux aussi sur les événements une influence qui peut être significative.

L’interrogation qui est au cœur de la réflexion menée dans ce dossier n’est pas destinée à donner des réponses et des explications définitives. Grâce à l’intérêt heuristique dont elle est porteuse, la comparaison Europe de l’est-monde arabe des faits, des analyses et des approches permet de découvrir et de susciter de nouveaux questionnements. C’est en cela qu’elle apparaît pertinente et féconde pour rendre plus intelligibles les transformations dans les deux grandes régions voisines de l’Europe.

Quelques références bibliographiques
– Ralf Dahrendorf « Transitions: politics, economics and liberty », The Washington Quarterly, Summer 1990, pp.133-142.
– Michel Dobry, « Les transitions démocratiques. Regards sur l’état de la transitologie », Revue française de science politique, août-oct. 2000.
– Jean-Pierre Filiu, La révolution arabe-Dix leçons sur le soulèvement démocratique, Paris, Fayard, 2011.
– Maxime Forest, Georges Mink (dir.), Post-communisme : les sciences sociales à l’épreuve, Paris, L’Harmattan, 2004.
– Andreï Kourkov Journal de Maïdan, Paris, Liana Levi, 2014.
– Juan Linz, A. Stepan, Problems of democratic transition and consolidation: Southern Europe, South America and Post-Communist Europe, Baltimore, John Hopkins Univ., 1996.
– Jean Yves Moisseron, Mohammed Haddar, La transition économique en Tunisie, leçons des expériences passées, Paris, L'Harmattan, 2012.
– Florent Parmentier, Les chemins de l’Etat de droit–La voie étroite des pays entre Europe et Russie, Paris, Presses de Sciences Po, 2014.
– Gene Sharp, From Dictatorship to Democracy, A Conceptual Framework for Liberation, Albert Einstein Institution, 1993 (1ère ed.).
– Benjamin Stora, Le « 89 » arabe – Réflexions sur les révolutions en cours. Dialogue avec E. Plenel, Paris, Stock, 2011.
–Anne de Tinguy (dir.), « L’Ukraine après la révolution orange », dossier de Revue d’études comparatives Est-Ouest, 2006, n°4.
– Andrew Wilson, Ukraine’s Orange Revolution, New Haven, Yale Univ. Press, 2005.

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