Le décompte des victimes à Gaza : des chiffres qui parlent d’eux-mêmes ?

10/2023

Le 29 février 2024, le quotidien Libération titrait en caractères blancs sur fond noir, « Gaza : 30 000 morts[1] ». Ce bilan reflète un élément central du traitement de l’affrontement entre Israël et le Hamas : le nombre de morts. En effet, difficile de ne pas avoir remarqué que, depuis le 7 octobre, ce dernier est omniprésent dans les discours politiques, humanitaires et médiatiques.

Le décompte des morts est, historiquement, une mission qui incombe aux autorités nationales pour évaluer le coût de la guerre. Ce décompte s’est d’abord fait au sein des troupes armées puis, par la suite, avec l’extension des lignes de front aux civils, au sein de la société elle-même[2]. L’omniprésence susmentionnée montre que ces chiffres circulent désormais bien au-delà du contexte national. Ils deviennent, par cette circulation, un élément central dans la reconnaissance des violences subies par les parties auprès des autres acteurs de la scène internationale. Ils sont joints par une diversité de raisonnements mécaniques normatifs, tels que : si l’affrontement est perçu comme disproportionné, ou que le nombre de victimes est trop élevé, alors l’affrontement doit cesser. Il est intéressant de noter qu’il n’existe toutefois pas de critère objectif pour jauger de cette disproportion ou de seuil unique au-delà duquel le nombre de victimes est considéré trop élevé. En vérité, dans une grande majorité du traitement occidental du nombre de morts, toutes les vies ne se valent pas. De récents travaux ont montré à quel point la valeur attribuée aux morts était empêtrée dans des visions moralistes et (il)libérales de la violence[3], où les vies de ceux étiquetés comme « terroristes » (et assimilés) valent moins que ceux étiquetés comme « occidentaux » (et assimilés).

C’était perceptible dans les premiers jours du traitement de l’affrontement entre le Hamas et Israël : malgré l’asymétrie évidente de l’affrontement, il était régulièrement rappelé que celle-ci était acceptable car il s’agissait d’une réponse ou d’une riposte aux attaques du Hamas, une sorte de légitime défense. Il a fallu quelques semaines pour que s’impose le constat selon lequel les bombardements israéliens étaient, au-delà de toute question de proportionnalité[4], d’une brutalité extrême. À partir de ce moment-là, qu’il est possible de situer vers fin octobre, les chiffres paraissent si écrasants (plusieurs milliers de morts côté Gaza) qu’ils semblent « parler d’eux-mêmes ». Les attaques du 7 octobre ne sont alors plus évoquées et le décompte des morts devient uniquement celui des bombardements israéliens. 

Ce décompte a ceci de particulier qu’il paraît aller à rebours de l’idée selon laquelle les chiffres ont besoin d’un « cadrage » pour être compris[5]. Au contraire, il est compréhensible en soi. Je propose ici d’en discuter les raisons sous-jacentes : d’abord, j’explicite comment ces chiffres sont passés d’un élément de suivi à un élément de compréhension des dynamiques de l’affrontement. Ensuite, j’évoque les objections utilisées par les autorités israéliennes et leur principal allié, les autorités étatsuniennes, à cette compréhension en soi. Je m’intéresse notamment aux arguments selon lesquels ces chiffres ne devraient pas être perçus comme fiables, aussi bien au niveau de la source qu’au niveau de la méthode. Enfin, je finis mon propos en questionnant jusqu’où peut aller cette compréhension par le nombre de morts. 

Du suivi à la compréhension du conflit

Un moyen de suivre le conflit 

Depuis le 7 octobre, la question du nombre de morts a été (presque) quotidiennement mentionnée par les médias. Elle sert à la fois à établir un suivi de la situation mais agit aussi comme un bilan de l’affrontement. C’est en effet, en partie, l’actualisation quotidienne du nombre de morts dans l’affrontement qui permet un suivi de la situation. Tant que le nombre de morts augmente, l’affrontement se poursuit, c’est-à-dire qu’il n’y a ni cessez-le-feu, ni accord visant la fin de l’affrontement. Par ailleurs, si le nombre de morts augmente de manière exponentielle, l’affrontement gagne en intensité.

Ce suivi permet, par ailleurs, d’effectuer des bilans. Ces derniers diffèrent du suivi en ce qu’ils ajoutent une temporalité relative à l’affrontement, par exemple « deux mois après le début du conflit[6] » ou lors de dates clés, comme « cent jours de guerre à Gaza[7] » : l’effet cumulatif permet de se rendre compte de l’ampleur de l’affrontement sur le moyen-long terme. Par ailleurs, c’est ce bilan qui peut être mis en regard avec d’autres : on peut ainsi lire que l’affrontement a « un taux de mortalité quotidien supérieur à celui de tout autre conflit majeur du XXIe siècle[8] ».  

Une compréhension des dynamiques du conflit ?

Dans le cas de l’affrontement entre le Hamas et Israël, en plus de l’évolution de la situation, les chiffres apparaissent comme une clé de compréhension des dynamiques des événements.

C’est l’asymétrie qui est certainement la plus frappante. Aux premiers jours de l’affrontement, le nombre de morts mentionné est à la fois celui des victimes de l’attaque du Hamas le 7 octobre ainsi que celui des morts à Gaza, à la suite de la riposte israélienne – avec, en creux, l’idée de proportionnalité et légitime défense 

Rapidement toutefois, que ce soit dans le suivi ou dans le bilan, le nombre de morts mentionné devient uniquement le nombre de morts à Gaza. Cette distinction sémantique est importante, car ce bilan est celui des frappes israéliennes (les attaques du Hamas ayant eues lieu en dehors de Gaza). Il n’est donc plus seulement question de pointer du doigt une (dis)proportionnalité dans les attaques mais aussi et surtout de visibiliser la brutalité des bombardements israéliens. Le bilan des morts côté Gaza est en effet tellement important qu’il devient compréhensible en dehors de tout cadrage : lorsque des bombardements font plusieurs milliers de morts, on comprend de manière directe qu’ils sont extrêmement violents et qu’ils ne visent pas uniquement les combattants du Hamas. 

Des chiffres qui parlent « d’eux-mêmes » : controverses et résistances

Chose assez étonnante, on trouve peu de déclarations de la part du Hamas ou des autorités gazaouies où ce décompte est évoqué, alors même que ces autorités sont chargées du décompte - le recensement vient du ministère de la Santé gazaoui, que l’on estime contrôlé par le Hamas. En fait, de telles déclarations n’ont pas été nécessaires : les chiffres ont été relayés par toute une variété d’acteurs, allant des organisations internationales aux citoyens nationaux en passant par les humanitaires. 

Cela s’explique d’abord par la facilité apparente avec laquelle ces chiffres aident à rendre compte simplement et rapidement d’une situation extrêmement complexe[9]. Nous l’avons illustré juste au-dessus : le décompte est tellement impressionnant que son interprétation peut difficilement être discutée. Par ailleurs, la question des victimes – surtout des victimes civiles - est traversée par des impératifs moraux et normatifs très puissants, notamment eu égard au droit international humanitaire. C’est pourquoi ce sont ces chiffres qui servent, depuis l’après 7 octobre, de socle à la dénonciation des actions menées par les autorités israéliennes. Ils deviennent ainsi un argument en eux-mêmes, mobilisés par-delà les lignes partisanes, pour interpeller sur la gravité de la situation. Finalement, comme l’a résumé Clinoadh Raleigh, présidente d’ACLED[10], le Hamas peut perdre sur le terrain, il gagnera la bataille de l’opinion publique grâce aux chiffres[11]. 

Jeter le doute pour discréditer 

Cette bataille de l’opinion publique est centrale, et les autorités israéliennes ont rapidement compris qu’elles ne pourraient pas gagner sur l’argument numéral. Elles ont donc choisi de jeter le doute sur la fiabilité des chiffres issus des autorités gazaouies. 

De nombreux travaux qui s’intéressent au décompte des morts montrent que poser la question de la fiabilité des chiffres en période de conflit n’est pas complètement absurde. Il est même légitime, lorsqu’on voit à quel point ces chiffres circulent (voire obsèdent), de se questionner quant à l’utilisation de chiffres qui viennent d’un des acteurs directement engagés dans le conflit. Dans le cas de l’affrontement entre Gaza et Israël, plusieurs éléments nous permettent de dire que cette remise en question est éminemment politique : d’abord, seule la fiabilité des chiffres des autorités gazaouies a été questionnée, par les autorités israéliennes et leurs alliées, à des moments où leur position dans et vis-à-vis l’affrontement devenait difficilement justifiable. Cependant, leurs arguments – à la fois sur la source et sur la méthode - ne résistent pas à un examen attentif. 

Questionner la source

Ce ne sont pas les autorités israéliennes qui se chargeront les premières de jeter le doute, mais les autorités étatsuniennes. Le 25 octobre, à l’occasion d’une conférence de presse, le Président des États-Unis Joe Biden se montre – subitement - sceptique sur les chiffres fournis par les autorités gazaouies : « Je suis sûr que des innocents ont été tués, et c'est le prix à payer quand on mène une guerre. Mais je n'ai aucune confiance dans les chiffres utilisés par les Palestiniens [sic][12] ». Le lendemain, le porte-parole du Conseil de sécurité nationale, John Kirby, renchérit : « On ne peut rien prendre au pied de la lettre venant du Hamas, notamment le supposé ministère de la Santé[13] ». 

Pourtant, les chiffres fournis par le ministère de la Santé gazaoui n’avaient jamais été remis en question auparavant[14]. Lors de précédents affrontements, les chiffres étaient repris par la presse, les ONG ou encore l’ONU sans que de telles réserves soient émises. Par ailleurs, dans les cas où un décompte a été réalisé paralèllement par d’autres autorités, l’écart avec celui des autorités gazaouies n’était pas significatif. Par exemple, pour l’année 2021, les décomptes des morts du ministère de la Santé et ceux de l’ONU étaient quasi identiques (260 morts contre 256 respectivement)[15]. 

Comment expliquer les propos de Kirby et Biden ? Contextualisons. Depuis le début de la guerre, les autorités étatsuniennes se sont imposées comme des arbitres (non sans contestation) du conflit, avec un parti pris assez évident pour les actions du gouvernement israélien. Une semaine avant ces déclarations, le 17 octobre, les représentants étatsuniens au Conseil de sécurité avaient une première fois posé leur véto à une résolution appelant à un cessez-le-feu humanitaire dans la bande de Gaza, sous prétexte qu’elle ne mentionnait pas le droit d’Israël à la légitime défense[16]. Cette position, critiquée par une grande majorité de la communauté internationale mais aussi au sein des agences gouvernementales[17], avait rendu évident l’isolement croissant des États-Unis. Cet isolement était d’autant plus fort que, déjà le 17 mais encore plus le 25 octobre, l’asymétrie de l’affrontement (et des victimes) ne faisait plus aucun doute. 

Cette controverse a donc permis aux autorités étatsuniennes de détourner l’attention de leur position, de plus en plus compliquée à assumer[18]. Elle a aussi des effets tangibles en ce qu’elle détourne, par la même, l’attention de l’horreur de la riposte de l’armée israélienne, en jetant le doute sur la légitimité des autorités gazaouies. Car ce qui transparaît dans les déclarations étatsuniennes est moins à propos de la méthode (dont il est communément admis qu’elle ne peut être qu’imparfaite[19]) que la légitimité. L’idée sous-jacente n’est probablement même tant de minimiser le décompte, qui serait « forcément » moins important que ce qu’en disent des autorités, mais qu’on ne peut pas leur faire confiance. 

Les autorités gazaouies ont essayé de reconstruire une certaine légitimité en rappelant les difficultés inhérentes au comptage des morts. Celles-ci sont d’ordre logistique (accès aux zones de combat), sécuritaire (surtout pour des acteurs tiers considérés neutres vis-à-vis de l’affrontement en cours), informationnelle (identification des corps)… Il est généralement admis que les chiffres ne sont pas fiables. Le bilan est souvent stabilisé plusieurs mois après l’arrêt des combats. Il n'y a aucune raison pour que ce soit différent à Gaza. Les autorités israéliennes n’ont d’ailleurs pas échappé à ces difficultés, puisqu’elles sont revenues à plusieurs reprises sur le décompte du 7 octobre[20]. Pourtant, personne ne s’est offusqué de potentielles manipulations des autorités israéliennes. 

Malgré tout cela, il est désormais rare de lire un article qui ne mentionne pas que le ministère de la Santé gazaoui est contrôlé par le Hamas ou que les chiffres ne peuvent pas être confirmés de manière indépendante. 

Questionner la méthode 

L’on pourrait arguer que ce ne sont pas les autorités israéliennes qui sont à l’origine de cette polémique : c’est vrai. Pourtant, il est évident que le discrédit que cela jette sur les autorités gazaouies et sur le nombre réel de victimes ne leur est que bénéfique[21]. 

Pour preuve, il y a quelques semaines, l’armée Israélienne a continué sur cette même ligne, cette fois-ci en en soulignant que le nombre de morts tels que comptabilisé par le ministère de la Santé gazaoui comprend à la fois les civils non-combattants et les combattants du Hamas - ce qui, selon Tsahal, serait une nouvelle preuve du manque de bonne volonté des autorités gazaouies à communiquer de manière transparente sur les affrontements en cours.  

Cette distinction, pourtant importante au regard du droit international, n’a pas été rappelée pour les attaques du 7 octobre. Elle n’a pas non plus été reprise par les médias ni par les hommes politiques. Cela s’explique notamment car, dans le fond, que ces chiffres soient parfaitement fiables ou non, représentatifs ou non, ils paraissent révélateurs en eux-mêmes de l’urgence de la situation à Gaza. Depuis la controverse lancée par les autorités étatsuniennes, de nombreux acteurs – académiques[22], organisations internationales[23], humanitaires[24], militants[25], journalistes[26] - se sont exprimés pour souligner que les chiffres actuels étaient probablement une sous-estimation plutôt qu’une surestimation, d’où la nécessité d’agir. D’autres décomptes existent, comme ceux menés par Airwars[27] ou ACLED[28]. Ces chiffres ne sont toutefois pas utilisés, car, recroisés avec de nombreuses autres sources en accès ouvert, ils sont actualisés avec un temps de latence de plusieurs semaines. Ce décalage ne sied guère l’urgence de la situation à Gaza, où des chiffres actualisés en quasi-temps réel sont nécessaires pour justifier l’action politique. 

En effet, l’importance de ce décompte s’observe aussi en ce qu’il est actuellement la base autour de laquelle se construisent les demandes de cessez-le-feu et d’arrêt des combats. En France, le Président Macron s’est entretenu avec le premier ministre Israélien à ce propos mi-février, demandant la fin des opérations israéliennes à Gaza car « le bilan humain et la situation humanitaire » sont « intolérables »[29]. Par ailleurs, après des mois de contestation, les autorités étatsuniennes semblent aussi s’y plier : à l’heure où sont écrites ces lignes serait porté un projet de résolution au Conseil de sécurité de l’ONU appelant à un cessez-le-feu temporaire (sous conditions). Cela fait suite à l’annonce des autorités israéliennes d’une future offensive terrestre à Rafah, ce que redoutent les autorités étatsuniennes en ce que cela « entraînerait de nouveaux dommages pour les civils, ainsi que leur déplacement potentiel dans les pays voisins, ce qui aurait de graves conséquences pour la paix et la sécurité régionales »[30] 

Ce qui est perdu à compter les morts 

Malgré leur importance, jusqu’où ces chiffres permettent-ils une compréhension réelle de l’affrontement ? Cela peut se jauger à la manière dont ils rendent véritablement compte de ce qu’il se passe. En fait, une partie de la littérature en relations internationales nous offre des clés de compréhension pour comprendre comment ce décompte propose finalement une vision partielle des événements et qu’il n’échappe pas non plus à des réflexes moralistes, notamment sur la valeur des morts.

Une vision réaliste de la violence

De manière paradoxale, le décompte des morts donne une image à la fois fidèle et en même temps peu réaliste de la violence exercée. Fidèle en ce que ces morts sont le résultat de cette violence : sans violence, pas de mort ; et vice-versa. Pourtant, ce décompte n’est pas complètement réaliste non plus. Il ne dit rien de l’horreur concrète de ces morts et ne suffit pas à rendre compte des membres déchiquetés et démembrés, de l’omniprésence du sang et de l’odeur des corps (ni de toutes les infrastructures en ruine). Comme Thomas Gregory l’écrit, ces chiffres « donnent une vision très abstraite et étrangement désincarnée de la guerre[31] ».

Par ailleurs, difficile (si ce n’est impossible) de se représenter ce que constituent 1000 morts (alors 30 000 n’en parlons pas), si ce n’est beaucoup (ou trop). Finalement, « le processus de quantification [des morts] signifie également que ces chiffres seront rapidement intégrés dans un ensemble de chiffres beaucoup plus vaste, ce qui ne fait qu'accroître la distance entre les victimes et ceux d'entre nous qui s'appuient sur ces décomptes de corps, nous désensibilisant encore davantage à leur douleur[32] ».

Des catégories spécifiques, comme « enfants », « femmes » ou par catégorie professionnelle « journalistes », « humanitaires » sont parfois utilisées pour incarner ces morts. Néanmoins, elles sont une réponse imparfaite car elles induisent une hiérarchisation des victimes du conflit. Comme l’expliquent Wilke et Naseemi,

Les attributs de la civilité se superposent avec les imaginaires de la blancheur, de l'innocence, de la vulnérabilité et de la féminité. Les femmes et les enfants, les travailleurs humanitaires et les journalistes sont souvent considérés comme des ‘civils modèles’.[33]

Ces catégories sont souvent portées par des institutions spécifiques qui défendent les droits des enfants (l’UNICEF) ou des femmes. Il s’agit d’insister sur une vulnérabilité supplémentaire vis-à-vis des formes de violence, voire d’un sacrifice dans le cas des humanitaires ou des journalistes. Néanmoins, catégoriser les civils en insistant plus particulièrement sur la valeur de certains morts participe d'une perception où des vies valent plus que d’autres alors que ce n'est pas le cas : aucune des victimes de ces affrontements n'a mérité de subir cette violence

Les dynamiques de long terme du conflit

Enfin, se concentrer sur le nombre de morts de cet affrontement risque de favoriser une compréhension de court terme de ce qui se joue réellement ici. Cet affrontement, aussi violent soit-il, doit se comprendre dans la continuité d’un conflit ayant lieu depuis au moins cinquante ans, opposant Israël et les Palestiniens. 

Le nombre de morts peut être utilisé à cet effet, notamment en le replaçant dans le temps long[34]. L’objectif est double : souligner la nature continue de la violence israélienne et replacer la dimension asymétrique de l’affrontement sur le long terme. Cela permet de montrer, par exemple, que dans les affrontements Israël - Palestine « depuis 2005, 23 victimes sur 24 ont été palestiniennes[35] ». 

Mais en réalité, le nombre de morts ne suffit pas à comprendre la nature systémique de ce que subissent les Palestiniens[36]. En ne s’intéressant qu’au nombre de morts, le risque est de se concentrer sur la dimension violente apparente de ce conflit. Or, tout n’est pas directement violent, ni apparent. Non seulement les effets d’un affrontement ne sont pas tous directs et visibles[37], mais la violence prend aussi une multitude de formes différentes qui ne se traduisent pas nécessairement par la mort. La situation à Gaza était particulièrement représentative de cette violence : soumis à un blocus israélien depuis 2007, les quelque deux millions d’habitants de ce territoire vivaient déjà dans des conditions extrêmement difficiles, avec des restrictions extrêmement fortes en termes d’accès à l’eau et l’électricité. À part à bien se renseigner, il était assez difficile d’avoir accès à des informations concrètes sur la situation. En réalité, les autorités israéliennes avaient réussi à complètement invisibiliser l’horreur qui se déroulait déjà à Gaza[38] - et se concentrer sur le nombre de morts ne permet finalement pas complètement de contrer cette stratégie d’invisibilisation.

Photo : 10 janvier 2024, des Palestiniens disent adieu à leurs proches tués lors d'une attaque aérienne israélienne à l'hôpital Al-Najjar, dans la ville de Rafah, dans le sud de la bande de Gaza. Crédit Anas-Mohammed pour Shutterstock.

Notes

[1] Schwartzbrod, A. (2024). « L'édito d'Alexandra Schwartzbrod. 30 000 morts à Gaza : un tapis de bombes et un traitement intolérable », Libération, accessible ici
[2] Gregory, T. (2021). Change how civilian casualties are ‘counted’. Feminist solutions for ending war, 200-215; Rodehau-Noack, J. (2023). Counting bodies, preventing war: Future conflict and the ethics of fatality numbers. The British Journal of Politics and International Relations.
[3] Delori, M. (2021). Ce que vaut une vie. Théorie de la violence libérale. Paris: Editions Amsterdam ; Wilke, C., & Naseemi, M. K. (2022). Counting conflict: Quantifying civilian casualties in Afghanistan. Humanity: An International Journal of Human Rights, Humanitarianism, and Development, 13(2).
[4] Par ailleurs, les travaux susmentionnés de Mathias Delori nous montrent que le principe de proportionnalité n’assure en aucun cas une réponse « moins » violente.
[5] C’est ce qui a été montré dans des ouvrages comme Andreas, P., & Greenhill, K. M. (Eds.). (2019). Sex, Drugs, and Body Counts: The Politics of Numbers in Global Crime and Conflict. Cornell University Press, notamment les chapitres 5, 6, 7 et 8. C’est aussi le parti pris général de mes travaux de thèse et du programme de recherche Datawar. C’est d’autant plus pour cette raison que je trouvais ce cas intéressant, car il pose justement la question de comment certains chiffres échappent à un cadrage spécifique pour être crédible.
[6] Sud-Ouest avec AFP (2023). « Guerre Israël – Hamas : quel est le bilan humain, deux mois après le début du conflit ? », Sud-Ouest, accessible ici.
[7] Rémy, J.P. (2024). « Cent jours de guerre à Gaza : un bilan effroyable et pas de perspective de sortie de crise », Le Monde, accessible ici.
[8] Masseguin, L. (2024) « Guerre Israël-Hamas. Des dizaines de milliers de morts à Gaza : pourquoi les chiffres de victimes de l’offensive israélienne sont sous-estimés », Libération, accessible ici.
[9] Merry, S. E. (2016). The seductions of quantification: Measuring human rights, gender violence, and sex trafficking. University of Chicago Press, 
[10] ACLED, pour Armed Conflict Location & Event Data Project est une organisation non gouvernementale étatsunienne spécialisée dans la collecte, l'analyse et la cartographie des données sur les conflits et la violence (notamment le nombre de morts) depuis 2014. 
[11] Raleigh, C. (2023). « A fixation on death tolls can be a fatal distraction », Politico, accessible ici
[12] Reuters (2023). « Biden says he has 'no confidence' in Palestinian death count », Reuters, accessible ici. La traduction est la mienne: “I'm sure innocents have been killed, and it’s the price of waging a war. But I have no confidence in the number that the Palestinians are using” (Biden, 25 octobre 2023). 
[13] Mraffko C., Smolar P. (28 octobre 2023). « Le bilan des morts dans la bande de Gaza, une controverse très politique », Le Monde. La traduction est celle des auteurs de l’article. 
[14] Cet élément est précisé dans la majorité des articles des notes précédentes.
[15] Mraffko C., Smolar P. (2023). op. cit.
[16] Singers, B. (2023). « US vetoes Brazil UN resolution calling for Israel-Hamas ceasefire », Jurist, accessible ici.
[17] Abi-Habib M., Crowley M., et Wong, E. « More than 500 U.S. officials sign letter protesting Biden’s Israel Policy », The New York Times, accessible ici.
[18] Fleury, E. (2023). « Entretien. Guerre Israël – Hamas : ‘Joe Biden court le risque d’être associé à une politique génocidaire », L’Humanité, accessible ici.
[19] Pour une bonne introduction, voir Seybolt, T. B., Aronson, J. D., & Fischhoff, B. (Eds.). (2013). Counting civilian casualties: An introduction to recording and estimating nonmilitary deaths in conflict. Oxford University Press.
[20] Gouthière, F. (2023). « Israël : un mois après le massacre du 7 octobre, le bilan précis des victimes demeure inconnu », Libération, accessible ici.
[21] McGreal, C. (2023). « Can we trust casualty figures from the Hamas-run Gaza health ministry ? », The Guardian, accessible ici.
[22] Voir par exemple l’étude menée par la revue scientifique médicale britannique The Lancet, reprise par l’Humanité ici. ou l’article du politologue israélien Yagil Levy qui a compilé les données sur les frappes israéliennes ici
[23] Masseguin, L. (2024). op. cit.
[24] Tétrault-Farber, G. (2023). « Despite Biden’s doubts, humanitarian agencies consider Gaza toll reliable », Reuters, accessible ici, consulté en décembre 2023.
[25] McGreal, C. (2023). op. cit. 
[26] Horn, A. (2024). « Quelle est la proportion de combattants du Hamas parmi les plus de 26 000 personnes tuées à Gaza », Libération, accessible ici.
[27] Voir sur le site d’Airwars.
[28] Voir sur le site d’ACLED
[29] Le Monde, « Guerre-Israël Hamas : Emmanuel Macron juge le bilan à Gaza ‘intolérable’… Le point sur la
situation du mercredi 14 février. », Le Monde, accessible ici.
[30] Roth, R. et John, T. (2024). « US proposes a ‘temporary ceasefire’ in Gaza in UN draft resolution. ». CNN, accessible ici.
[31] Gregory, T. (2021). op. cit, p.210.
[32] Ibid., p.210.
[33] Wilke, C., & Naseemi, M. K. (2022). op. cit., p.210.
[34] Fisher, M. (2014). « This chart shows every person killed in the Israel – Palestine conflict since 2000 », Vox, accessible ici.
[35] Ibid. Les chiffres viennent du Centre israélien d'information pour les droits de l'homme dans les territoires occupés, B’Tselem.
[36] La lecture de l’ouvrage The Hundred Years' War on Palestine: A History of Settler Colonialism and Resistance, 1917-2017, écrit par Rashid Khalidi et publié en 2020, est par exemple un excellent début.
[38] Durrieu, M. (2024). « Comment comprendre le conflit israélo-palestinien de ses origines au 7 octobre 2023 ? », Diploweb.

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