Accéder au contenu principal
Le grand invité Afrique

«L'Afrique, le prochain califat?»: jihadisme sur le continent, le regard du chercheur Luis Martinez

Publié le :

Peut-on combattre efficacement le jihadisme sans comprendre quelles sont les dynamiques sociales sur lesquelles il s'appuie ? La question traverse le dernier livre du chercheur Luis Martinez, directeur de recherche au CERI, le Centre de recherches internationales. L'ouvrage, sous un titre provocateur, L'Afrique, le prochain califat ?, analyse méthodiquement les raisons pour lesquelles les groupes jihadistes parviennent à toucher des zones de plus en plus importantes sur le continent... et il insiste sur l'ancrage local qui permet aux groupes radicaux islamiques de s'étendre en Afrique depuis dix ans.

Couverture du livre « L'Afrique, le prochain Califat ? » de Luis Martinez paru aux Éditions Tallandier.
Couverture du livre « L'Afrique, le prochain Califat ? » de Luis Martinez paru aux Éditions Tallandier. © tallandier.com
Publicité

RFI : Luis Martinez, est-ce que depuis une décennie les groupes jihadistes se déplacent dans la zone sahélienne, ou est-ce qu’on a des indicateurs précis du fait qu’ils étendent leur emprise sur les territoires du Sahel ?

Luis Martinez : On a un épicentre qui était très clairement le nord du Mali, puis ensuite le centre du Mali. On n’a pas un déplacement, on a plutôt un élargissement de leur influence. À l’heure actuelle, on a des territoires qui sont gérés, administrés avec une interprétation de la charia, l’imposition de la zakat, et les jihadistes n’ont pas vraiment conquis ces territoires, ces territoires étaient souvent abandonnés, vides institutionnellement. On avait très peu de représentants de l’État, très peu d’investissements publics, très peu de liens finalement avec le pouvoir central. Donc ces groupes jihadistes ont finalement occupé des espaces qui étaient relativement peu défendus par les États.

Et de combien de combattants jihadistes parle-t-on dans cette région ?

Aujourd’hui, les chiffres qui sortent et qui semblent faire à peu près l’unanimité, c’est à peu près 15 000 combattants jihadistes. Il faut savoir qu’au début de l’intervention française Serval, on parlait de peut-être un millier de jihadistes, donc dix ans après, on a une très forte progression. Et puis, surtout, ce qu’il faut avoir à l’esprit, c’est que derrière ces combattants, ce sont en fait des milliers de familles, qui soutiennent individuellement chacun de ces combattants.

Et qu’est-ce qui explique justement cette capacité à recruter, cette capacité à s’étendre ?

Alors ce qui fait qu’on les rejoint, c’est que ces groupes offrent une forme de protection et de sécurité, dans un environnement qui devient chaotique, violent, etc. Donc on a des armes, on a des motos pour circuler, on a des ressources. La deuxième explication, c’est que les groupes contribuent aussi sur le plan de l’économie à redéfinir des écosystèmes, on se réapproprie des territoires qu’on estimait lésés sur le plan de la gestion, que ce soient des forêts, des lacs... Les jihadistes sont des acteurs parmi de nombreux autres acteurs sur place, mais leur force, elle est quand même de s’installer, d’écouter, de prendre la mesure des conflits dans les territoires où ils s’installent, et d’offrir des solutions, à travers des tribunaux islamiques, donc ils font appliquer la justice, parfois il n’y en avait pas, c’est une justice traditionnelle, etc. Ils essaient de répondre à des problèmes de sécurité, des éleveurs qui voient leur bétail volé par d’autres, ils essaient de réguler cela, tout cela modifie la donne et rend très difficile une réponse militaire à ce type de problèmes.

Alors vous nous expliquez que les jihadistes offrent des solutions à des communautés locales, et que c’est l’une des raisons de leur extension. Mais est-ce que dans le même temps, la stratégie de la violence extrême qui est pratiquée par ces groupes contre les communautés ne fragilise pas leurs efforts vis-à-vis des populations ?

Bien sûr, c’est toute l’ambiguïté des groupes jihadistes et de leur « modèle ». Il est clair que l’adhésion est une adhésion par défaut d’alternatives, c’est-à-dire que quand les groupes jihadistes sont là, vous êtes avec eux ou contre eux. Il n’y a pas trop de choix en fait. Si vous êtes avec eux, vous avez « l’intelligence » pour survivre de correspondre à ce qu’ils attendent, ou vous fuyez, comme ça a été le cas de centaines de milliers de personnes qui estimaient que leurs conditions de vie ne pouvaient plus être suffisamment défendues pour pouvoir se maintenir. Si les États étaient en capacité de répondre sur des sujets aussi importants que la justice, l’économie, la place du religieux dans le quotidien des gens, etc., on aurait sans doute beaucoup plus de résistance, d’une part, et beaucoup moins de facilités à se dire : de toute manière, si on n’est pas avec eux il n’y aura personne pour venir nous défendre.

Alors il y a une part de responsabilité, vous le pointiez à l’instant, des États locaux. On comprend aussi, en vous lisant, que la communauté internationale n’a pas apporté non plus la bonne réponse à cette progression de l’islamisme radical. « Après une décennie d’erreurs, écrivez-vous, la France comme l’Europe doivent tirer les leçons de leurs échecs face aux groupes jihadistes et repenser leur stratégie. » Quelles ont été, selon vous, ces erreurs ?

Il y en a au moins deux : on a, premièrement, fait un diagnostic qui était erroné, c’est-à-dire qu’on a pensé que les jihadistes étaient d’abord un produit d’importation du Moyen-Orient, avec une conquête territoriale, et que finalement, il fallait les chasser un peu comme ailleurs. Non, les jihadistes, c’est une problématique endogène : les gens sont du terroir, ce sont des locaux, ce sont des citoyens maliens, nigériens, burkinabè, ce ne sont pas des étrangers qui arrivent comme cela. La deuxième erreur, c’est d’avoir considéré que face à ce diagnostic erroné, il fallait répondre par des politiques de défense vraiment très traditionnelles. La France arrive avec son passif. Elle est perçue d’abord comme une République laïque, ensuite comme une ancienne puissance coloniale, et elle a ses racines chrétiennes, donc tout cela faisait que pour les jihadistes, c’était littéralement du pain béni d’avoir la France venir jouer ce rôle de gendarme anti-jihadiste. C’était la dernière chose que nous avions à faire. On aurait davantage dû, ce qui aujourd’hui semble se décider, laisser les États de la région assumer la défense de leur territoire, les accompagner, les soutenir, les informer, les renseigner, faire un travail plutôt « à l’arrière », laisser vraiment les États faire le travail, mais pas du tout faire ça à leur place.

NewsletterRecevez toute l'actualité internationale directement dans votre boite mail

Suivez toute l'actualité internationale en téléchargeant l'application RFI

Voir les autres épisodes
Page non trouvée

Le contenu auquel vous tentez d'accéder n'existe pas ou n'est plus disponible.