Asie

La Birmanie, une orpheline internationale

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Bien que l’armée birmane se comporte comme une troupe d’occupation dans son propre pays, les puissances occidentales et régionales abandonnent la population à son sort.

Manifestation contre le coup d'Etat militaire à Rangoun, le 14 juillet 2021. PHOTO : San Chaung/Sacca/REDUX-REA

Le coup d’Etat du 1er février 2021 au Myanmar (ex-Birmanie) est unique à bien des égards. D'abord, il s'est produit pour renverser non pas un ordre pleinement démocratique, mais un régime qualifié de tutélaire, ou d’hybride. En vertu de la Constitution de 2008 en effet, l’armée birmane (Tatmadaw) disposait de pouvoirs importants à travers les 25 % de sièges qui lui sont alloués au Parlement et les trois ministères – Défense, Intérieur et Zones frontalières – placés sous son contrôle direct. De plus, son budget, comme ceux des différents conglomérats d’entreprises qu'elle a constitués pour assurer la richesse de ses cadres supérieurs, échappe à…

Le coup d’Etat du 1er février 2021 au Myanmar (ex-Birmanie) est unique à bien des égards. D’abord, il s’est produit pour renverser non pas un ordre pleinement démocratique, mais un régime qualifié de tutélaire, ou d’hybride. En vertu de la Constitution de 2008 en effet, l’armée birmane (Tatmadaw) disposait de pouvoirs importants à travers les 25 % de sièges qui lui sont alloués au Parlement et les trois ministères – Défense, Intérieur et Zones frontalières – placés sous son contrôle direct. De plus, son budget, comme ceux des différents conglomérats d’entreprises qu’elle a constitués pour assurer la richesse de ses cadres supérieurs, échappe à tout contrôle civil.

La raison qui, dans un tel contexte, a poussé le général Min Aung Hlaing, commandant en chef de l’armée, à prendre le risque de perdre ces considérables avantages pour tenter de s’assurer un contrôle total sur le pays est déconcertante. La seule explication plausible est l’ambition personnelle : le coup d’Etat s’est produit pour qu’il puisse être certain de devenir chef de l’Etat avant de devoir officiellement prendre sa retraite de l’armée en septembre 2021.

Par ailleurs, et suivant en cela le modèle thaïlandais, le coup d’Etat a été ostensiblement entrepris au nom de la défense de la démocratie et sur la base d’allégations (sans fondement) de fraude électorale lors des élections législatives de novembre dernier. Cette version birmane des accusations de « Grand Mensonge », lancées par Donald Trump contre le scrutin présidentiel américain de l’automne dernier, a été pensée pour contrer une éventuelle condamnation internationale du coup d’Etat, mais elle a également fourni le prétexte pour le moment où ce dernier s’est produit.

Il a en effet été fomenté le jour où les parlementaires élus en novembre se réunissaient dans la capitale birmane, Naypyidaw, pour prêter serment et élire un président. Plus de 80 % de ces députés appartiennent à la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti d’Aung San Suu Kyi, qui comme en 2015 avait largement triomphé dans les urnes.

La population unie contre les putschistes

Cette usurpation de la volonté d’un peuple qui avait fait l’expérience d’une ouverture démocratique depuis moins de dix ans a provoqué l’indignation générale au Myanmar. Aujourd’hui, cinq mois après le coup, cette indignation ne s’est pas apaisée, et bien que des manifestations de masse ne se produisent plus comme aux premiers mois de la contestation et qu’elles soient remplacées par des manifestations flash occasionnelles, le mouvement de désobéissance civile se poursuit.

Malgré, ou plutôt à cause des près de 900 morts et des 6 000 arrestations résultant de la répression, la junte n’est pas en passe de gagner sa guerre d’occupation contre son propre peuple. Lorsqu’un pouvoir en vient à assassiner des poètes et d’autres artistes, c’est vraiment qu’il est désespéré. De fait, la junte a réussi à unir la population contre elle, ce qu’aucun pouvoir birman n’avait fait depuis l’indépendance il y a trois quarts de siècle.

L’alliance objective qui s’est nouée depuis le coup entre la douzaine de groupes armés appartenant à des minorités ethniques (à l’exception notable de l’Armée de l’Arakan), groupes qui existent de longue date, et l’opposition démocratique dont les membres sont essentiellement bamar (l’ethnie majoritaire au Myanmar), est la preuve de cette unité.

Grâce à la formation militaire que dispensent certains des groupes armés ethniques, des attaques à l’explosif ont lieu de manière occasionnelle dans les principaux centres urbains du pays. Si les militaires eux-mêmes, isolés et bien installés avec leurs familles dans des garnisons, ne sont pas immédiatement menacés par de telles actions, il n’en va pas de même pour d’autres cibles. Ainsi, les membres de l’USDP (Parti de la solidarité de l’union et du développement), le bras politique de l’armée, les informateurs et les collaborateurs présumés de la junte sont plus faciles à atteindre, tout comme les officiels, considérés comme proches des généraux au pouvoir. Certaines zones du pays sont même sous le contrôle des groupes de l’opposition démocratique, dotés de milices locales.

Une guerre civile de longue durée reste possible

Le Myanmar vit aujourd’hui à la fois l’euphorie d’une situation révolutionnaire et la tragédie d’une guerre civile. Les revendications de la masse de la population, qui éprouve de la détestation pour les militaires probablement les plus incompétents d’Asie sur le plan politique et économique, ne portent plus depuis plusieurs mois sur un rétablissement du statu quo ante. L’objectif dorénavant est la mise en place d’un système de gouvernement fédéral, protégeant les minorités et offrant des droits civiques à tous, y compris aux Rohingyas, une minorité musulmane précédemment vilipendée parce que considérée comme non birmane et victime de massacres commis par les forces armées en 2017.

Plus gênant pour la junte repliée dans ses bunkers de la capitale, il y a dans l’air un évident souffle de révolution sociale. Les jeunes militants de la génération Z en première ligne des protestations demandent que l’ancienne génération de dirigeants, y compris ceux de la LND d’Aung San Suu Kyi, cède la place.

Le Myanmar ressemble aujourd’hui à l’Europe durant l’occupation nazie. A ceci près que l’armée d’occupation est la propre armée nationale qui, depuis sa création, a toujours fonctionné comme un Etat autonome au sein de l’Etat

Les femmes ont aussi montré leur rejet de l’ordre patriarcal à travers « la révolution du Sarong », ces jupes colorées qu’elles ont étendues pour effaroucher les militaires superstitieux qui craignent de passer sous ces vêtements par peur de perdre leur virilité. Il en va de même pour la communauté LGBT vocale du Myanmar. L’armée, en tant que représentation ultime d’une société ultra-machiste, n’a pas d’amis dans le pays.

Pourtant, une guerre civile de longue durée reste possible. Encore que le terme même de « guerre civile » soit inapproprié. Le Myanmar ressemble aujourd’hui plutôt à l’Europe durant l’occupation nazie. A ceci près que l’armée d’occupation est la propre armée nationale qui, depuis sa création, a toujours fonctionné comme un Etat autonome au sein de l’Etat.

L’inaction des Occidentaux

Même si l’on examine la situation birmane au paradigme habituel des coups d’Etat militaires remplaçant un gouvernement démocratiquement élu, la réaction de la communauté internationale, et surtout de « l’Occident », à celui du 1er février est décevante. Et si l’on change de perspective pour concevoir le Myanmar comme un pays occupé, la réaction de la communauté internationale est tout simplement irresponsable. Pour utiliser une métaphore, le Myanmar est aujourd’hui un orphelin international. Cela ne veut pas dire, pour poursuivre l’analogie, qu’il n’a pas de famille. Mais cette « famille », peut être divisée en trois : les tantes bienveillantes qui ne s’engagent pas, les oncles égoïstes et les cousins incapables.

Le premier groupe, composé de tantes bienveillantes qui ne s’engagent pas est une caricature des Etats-Unis, de l’Union européenne et du Royaume-Uni, ainsi que d’autres pays, en particulier les trois membres du Quad (Dialogue quadrilatéral de sécurité) aux côtés des Etats-Unis : l’Australie, l’Inde et le Japon. Certes, ces pays ont rapidement condamné le coup d’Etat et décidé des sanctions ciblées contre les généraux et leurs proches. Ces mesures ont ensuite été renforcées pour inclure des conglomérats d’entreprises liés à l’armée. Mais ces dernières années, les dirigeants de ces pays avaient annoncé un pivot de leur diplomatie vers la région Indo-Pacifique dans le but déclaré de promouvoir la démocratie et de lutter contre l’autocratie. En ne traçant pas de ligne rouge au Myanmar, ils ont révélé la vacuité de ces belles déclarations. Existe-t-il dans le monde aujourd’hui une situation post-coup d’Etat qui soit moins claire sur le plan moral que celle du Myanmar ?

Une telle attitude est compréhensible de la part du premier ministre Narendra Modi en Inde dont le programme est ethno-nationaliste et autocratique. Elle l’est beaucoup moins venant du président Joe Biden, d’autant plus que son prédécesseur a fourni la rhétorique mensongère qui a été utilisée par l’armée birmane pour justifier son coup d’Etat du 1er février. En Europe, les représentants politiques préfèrent faire des déclarations sur les Ouïghours et sur Hong Kong, plutôt que de venir en aide au peuple birman qui réclame massivement leur soutien. C’est un peuple, en outre, qui s’est doté d’un quasi-gouvernement en exil, le gouvernement d’union nationale. Et pourtant, l’Occident a choisi de déléguer la résolution de la crise du Myanmar aux cousins ineptes de l’Asean (Association des nations de l’Asie du Sud-Est) dont il sera question plus loin.

Les jeux troubles de Pékin et Moscou

La deuxième partie de la famille est constituée des oncles intéressés, à savoir la Chine et la Russie. Le fait que Pékin ait encouragé le coup d’Etat est tout à fait discutable. En revanche, il est indéniable depuis le 1er février, la Chine a été des plus accommodantes vis-à-vis de la junte en lui fournissant une reconnaissance.

La République populaire a chez son voisin birman des intérêts légitimes en matière de sécurité, et de sécurité énergétique en particulier. Le paradoxe est que ces intérêts seraient bien mieux protégés sous une administration civile soutenue par le peuple du Myanmar que par une junte qui est en non seulement incompétente mais sinophobe en réalité. Pékin s’était d’ailleurs très bien accommodée du gouvernement dirigé par Aung San Suu Kyi.

Comparé à celui de la Chine, le comportement russe au Myanmar est plus perfide : Moscou veut simplement assurer la vente de ses armements et promouvoir le programme autocratique de Poutine dans le monde.

La société civile, parmi les seuls soutiens actifs

Enfin, le troisième groupe est celui des cousins incapables, les voisins du Myanmar au sein de l’Asean à qui, hélas, la communauté internationale a confié la responsabilité de résoudre la crise. Cette sous-traitance repose sur le concept vague de « centralité de l’Asean » dans la région, un concept affirmé de manière rituelle par l’organisation.

Mais, pour les grandes puissances, une chose est d’utiliser ce concept par politesse diplomatique vis-à-vis de l’Asean, croire réellement qu’il peut produire des résultats en est une autre… Car il a fallu près de trois mois à l’Association après le coup d’Etat pour convoquer un sommet sur le Myanmar. Sommet auquel le chef de la junte, et lui seul, a été invité pour le Myanmar. Et cinq mois après le coup, l’envoyé spécial promis par l’Asean n’a toujours pas été nommé. Tout ce que l’organisation a accompli jusqu’à présent est de fournir une légitimité de facto à la junte et de lui permettre de gagner du temps.

En réalité depuis cinquante ans, l’Asean réussit à maintenir la paix entre ses membres. En revanche elle ne dispose ni des « carottes » ni des « bâtons » nécessaires pour provoquer un changement significatif au sein de l’un d’eux. Son principe primordial de non-ingérence l’emportera toujours sur un autre, qui n’arrive qu’en septième position dans sa Charte, à savoir la promotion de la démocratie et des droits de l’homme.

De plus, il ne s’agit pas seulement d’un problème de principe. Il y a clairement au sein de l’Association un manque de volonté politique pour promouvoir un retour à la démocratie au Myanmar : la majorité de ses membres de l’organisation sont eux-mêmes des régimes autoritaires ou semi-autoritaires.

Lorsque la famille élargie d’un orphelin est défaillante, il existe heureusement une alternative, se tourner vers les amis. Dans les parlements occidentaux – le Sénat français, le Congrès américain et le Parlement australien par exemple – des démarches sont en cours pour obtenir une action plus affirmée de la part des gouvernements de leur pays respectifs. Et les organisations de la société civile en Asie du Sud-Est considèrent de plus en plus le combat pour la démocratie au Myanmar comme le leur. En Occident, des groupes de pression, des universitaires et d’autres personnes soutenues à certains endroits par une diaspora birmane active font, eux aussi, pression pour que cet orphelin ne soit pas oublié.

David Camroux est chercheur honoraire au CERI et enseignant à Sciences Po.

Cet article est publié en partenariat avec le CERI (Centre de recherches internationales de Sciences Po)

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