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Entretien

Coronavirus en Inde (1/2): une «bombe à retardement»?

Ce dimanche 17 mai, l’Inde a prolongé son confinement de deux semaines. Le deuxième pays le plus peuplé de la planète est profondément ébranlé par la crise sanitaire. Entretien en deux parties avec Christophe Jaffrelot, spécialiste de l’Asie du Sud et directeur de recherche au CERI-Sciences Po/CNRS.

Des queues impressionnantes devant les magasins ont été constatées depuis que l'Inde commence à se déconfiner.
Des queues impressionnantes devant les magasins ont été constatées depuis que l'Inde commence à se déconfiner. SAJJAD HUSSAIN / AFP
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À l’arrêt depuis fin mars, l’Inde a prolongé encore son confinement. Les bilans quotidiens des personnes atteintes ou tuées par le coronavirus se sont alourdis ces derniers jours. Selon les experts, le pic de l’épidémie ne sera atteint qu’en juin-juillet. L’ampleur de la crise sanitaire de Covid-19 a révélé et aggravé à la fois, disent les spécialistes, les fragilités séculaires de la société indienne où les politiques néolibérales des décideurs creusent les écarts entre les riches et les pauvres. Dans sa lutte pour contenir le virus, le gouvernement fédéral indien a été accusé d’avoir imposé ses décisions de manière souvent brutale et de ne pas avoir pris des mesures d’accompagnement financier à la hauteur des bouleversements causés par la pandémie. Propos recueillis par Tirthankar Chanda/RFI.

RFI : Avec près de 90 000 personnes infectées par le coronavirus et près de trois mille morts officiellement, peut-on dire que la «  bombe à retardement globale » que vous évoquiez en mars dernier dans le titre de votre blog consacré au bilan de la crise sanitaire en Inde (1), est aujourd’hui en train d’exploser ?

Christophe Jaffrelot : Rappelons, pour commencer, que le titre de l’article auquel vous faites allusion était suivi d’un point d'interrogation, parce qu’au moment de sa parution, le 25 mars dernier sur le site de l’Institut Montaigne, on était dans l’expectative. Mais le message que ce titre cherchait à transmettre est toujours valable. Il était double en fait puisqu’il visait à expliquer pourquoi, d’une part la crise sanitaire serait longue et, d’autre part, pourquoi la crise économique et sociale serait profonde.

S’agissant de la crise sanitaire, compte tenu de la taille de la population indienne, le nombre de personnes infectées n'est pas considérable - le nombre de victimes non plus. Mais ce qui est préoccupant, c'est que la courbe ne s'infléchit pas de manière significative en dépit de plusieurs semaines de confinement. Le nombre de cas double tous les dix, douze jours et si ce doublement continue pendant plusieurs semaines, le défi que l’Inde va devoir relever risque d’être considérable - surtout si le déconfinement annoncé a lieu à travers le pays.

Le système de santé publique, dans lequel l’État n’a jamais investi plus de 1,5% de son budget ne pourra pas faire face à la demande de soins - une chose qu’on observe déjà à Mumbai, épicentre de la pandémie où les hôpitaux publics dédiés au Covid-19 sont saturés. C’est que le nombre de lits d'hôpital reste très faible : 700 000 seulement, dont 70 000 pour la réanimation. Il est évident que si la courbe continue de progresser au rythme actuel, on va avoir quelque chose comme 100 000, 120 000, voire 200 000 personnes qui vont être hospitalisées dans les prochaines semaines ou en tout cas qui devraient être hospitalisées. Le système de santé public ne sera pas en mesure de faire face. C’est la première raison pour laquelle, il y a six semaines déjà je parlais de « bombe à retardement ».

Christophe Jaffrelot est politologue et spécialiste du sous-continent indien.
Christophe Jaffrelot est politologue et spécialiste du sous-continent indien. Archive personnelle ChristopheJaffrelot

Et la seconde ?

La seconde raison, c’est l’économie. La crise sanitaire de Covid-19 a suscité en Inde une crise économique et socialed'une ampleur considérable, qui est plus inquiétante encore que la crise sanitaire car elle touche davantage de monde et sera sans doute plus durable. Le confinement, qui a été décidé d'une manière très brutale, a jeté sur les routes des millions detravailleurs migrants qui continuent de chercher à rentrer dans leurs villages d’origine, de façon très désordonnée, souvent à pied ou à vélo - parcourant ainsi, dans des conditions inhumaines, des centaines de kilomètres.

Il est vrai que toutes les économies planétaires ont été affectées par le confinement, mais l'économie indienne le sera sans doute plus durement encore, parce qu’il n'y a pas de filet de sécurité sociale ou de protection sociale pour le secteur informel qui représente 80% de l’économie. Sans travail ni assurance chômage ou maladie, ces migrants dès qu’ils perdent leur emploi - journalier dans bien des cas - perdent aussi leur logement, faute de pouvoir payer le loyer. Ils ne peuvent pas rester en ville, mais en rentrant chez eux, non seulement ils propagent le virus dans les zones rurales, mais ils privent aussi leurs familles des revenus qu’ils leurs envoyaient tous les mois.

Cette crise sociale refait tomber dans la pauvreté des millions d’Indiens qui souffrent à nouveau de la faim en dépit des efforts des ONG et des États ou de l’État fédéral dont l’administration apparaît toutefois largement dépassée. Les images qui nous parviennent via les réseaux sociaux rappellent celles des années 1960-70, d’où était né le stéréotype misérabiliste d’une Inde sujette aux famines. L’Inde avait réussi à remplacer ce stéréotype par un autre - celui d’un pays émergent -, en masquant les inégalités que son mode de « croissance sans développement  » ne cessait de creuser : la situation des travailleurs migrants déchire subitement le voile. En outre, le reflux migratoire auquel on assiste, des villes vers les campagnes, désorganise la vie économique du pays d’une manière telle que le retour à la normale sera sans doute plus compliqué qu'ailleurs. C'est en cela que la bombe à retardement n'est pas que sanitaire, elle est aussi économique et sociale.

Quel jugement portez-vous sur la gestion de la pandémie ?

Tous les gouvernements ont fait preuve d’improvisation dans cette crise. Mais en Inde, où le gouvernement a réagi tardivement, plusieurs décisions se sont révélées particulièrement contre-productives. D'abord, la manière dont le confinement a été décidé. Le 24 mars, à 20 heures, le Premier ministre a annoncé à la télévision la mise en œuvre d’un confinement appelé à entrer en vigueur… quatre heures plus tard sans que les chefs des gouvernements des États n’aient été consultés, ni même avertis au préalable semble-t-il.

Pris au dépourvu, les gens ont pris d’assaut les supermarchés et plus grave encore, les migrants se sont massés dans les gares ferroviaires et routières pour rentrer chez eux, rendant caduque l’idée de « distance sociale » qui justifiait le confinement. Il aurait fallu que le pouvoir central travaille de concert avec les États pour, au minimum, prendre en charge les migrants et mettre en place des systèmes de quarantaine dignes de ce nom. C'est l'autre grande erreur du régime. Les migrants ont été regroupés dans des gymnases ou dans des stades, quand ils ne se sont pas retrouvés sous les « fly over » des bretelles d'autoroute. Résultat : la distanciation sociale n’a guère été respectée et c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles la courbe s’infléchit si lentement. À ce problème de gestion du confinement, s’ajoute l’absence d’accompagnements financiers viables, ce qui aurait permis aux migrants de rester sur place et survivre tant bien que mal. L’aide d’urgence était trop faible. Elle a été augmentée à la mi-mai, mais trop tard : les migrants avaient pris la route. L’exode vers les villages se poursuit en ce moment même, donnant lieu parfois à des manifestations violemment réprimées par la police lorsque l’État cherche à empêcher ces malheureux de rentrer chez eux. La couverture médiatique en est très faible, mais dans de nombreuses villes, notamment au Gujarat, les confrontations avec les forces de l’ordre ont été particulièrement violentes.

L’Inde n’a pas fait non plus le choix de dépistage systématique comme d’autres pays de l’Asie du Sud-Est l’ont fait…

Le nombre de tests de dépistage reste très limité en effet, malgré des efforts récents. On est encore en dessous de 1,5 pour 1 000 (contre 6,5 pour 1 000 en Afrique du Sud par exemple). Or, le dépistage est la meilleure façon d’identifier les « hot spots » et de les isoler, notamment dans les bidonvilles. Nombre de victimes sont aujourd’hui issues de ces bidonvilles où vivent 25% à 30% des urbains dans les grandes villes. Ces familles pauvres n'ont pas les moyens de se faire dépister, car le dépistage demeure pour l’essentiel payant, et de toute façon il faudrait envoyer les soignants faire les tests sur place plutôt que d’attendre des habitants des bidonvilles qu’ils se rendent aux centres de dépistage.

Dans la lutte contre la pandémie, les 29 États indiens ne sont pas tous apparemment logés à la même enseigne. La presse indienne a souligné la maîtrise rapide du virus par l’État du Kérala. Pourquoi l’État du Kérala se débrouille-t-il mieux que les autres ?

Le Kérala a mis en place très tôt des systèmes de dépistage qui ont permis de repérer les personnes ramenant le virus de l’étranger et de les isoler. C’est dans cet État du Sud de l’Inde d’ailleurs qu’on avait repéré, le 30 janvier dernier, le premier cas de patient atteint du Covid-19. Cette politique de dépistage a été décisive et a permis au Kérala d’infléchir très rapidement la courbe de propagation du virus. Mais une telle politique renvoie à tout un écosystème, et même à une histoire et à une culture politique. Le Kérala a développé un État-providence reposant sur des services publics plus efficaces que dans d’autres États : il a investi dans la santé et dans l’éducation. Au Kérala, il y a plus de lits d’hôpitaux publics par habitant et plus de médecins que dans bien des États. En outre, le Kérala a mis en oeuvre une politique de décentralisation qui a permis une plus grande réactivité lors de cette crise du Covid-19.

Des tests de dépistage du Covid-19 à Ernakulam, dans le Kerala (sud), le 6 avril 2020.
Des tests de dépistage du Covid-19 à Ernakulam, dans le Kerala (sud), le 6 avril 2020. REUTERS/Stringer

Il faut rappeler qu’en Inde, la santé relève des compétences partagées entre l’État fédéral et le gouvernement régional...

En effet, si la gestion des épidémies fait partie des compétences partagées entre l’État fédéral et les régions, la santé publique relève de la responsabilité des autorités régionales. Par conséquent, le système de santé publique est très différencié au plan géographique. Et la situation du Kérala contraste donc fortement avec celle, par exemple, d’un État comme le Gujarat, un État riche mais profondément inégalitaire. Alors que les gouvernements successifs au Kérala ont utilisé leurs ressources pour bâtir quelque chose qui ressemble à un État-providence, au Gujarat, les investissements dans le secteur de la santé proviennent essentiellement de groupes privés.

Aussi, les pauvres n'ont-ils pas accès à l'hôpital, ni au dépistage. C’est l’une des raisons pour lesquelles le Gujarat se retrouve, à la stupéfaction des observateurs, à être le deuxième État (derrière le Maharashtra) ayant le plus de cas d’infections par le coronavirus en valeur absolue, alors qu'il est bien moins peuplé que bien d'autres États de l'Inde. En fait, cette crise agit comme un révélateur, au sens où elle donne à voir comme une loupe les résultats des stratégies économiques et sociales suivies par les différents États.

(1)  « L’Inde à l’heure du coronavirus : une bombe à retardement globale ? », par Christophe Jaffrelot. Blog du 24 mars 2020, sur le site de l’Institut Montaigne.

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