Pionnières. Si le Conseil d’administration de l’École libre des sciences politiques avait rejeté en 1904 trois demandes d’inscription féminines par crainte d’attirer les « femmes légères dont le but serait d’ébaucher des liaisons avec les fils de famille qui composent la majorité de nos auditoires, et les curieuses qui viendraient à l’École comme on va à une partie de plaisir [2] », la féminisation de l’enseignement supérieur amorcée dès les années 1870 (elles constituent 10 % des effectifs étudiants français en 1914) et leur mobilisation durant la Grande Guerre ont raison des réticences qui les maintenaient à la porte de la rue Saint-Guillaume. Admises à la rentrée 1919, après enquête de moralité et entretien de motivation avec le directeur, elles constituent moins de 10 % des effectifs durant les années 1920, pour atteindre péniblement 13 % dans la seconde moitié des années 1930. Miriam Jaffé fait partie de ces toutes premières qui intègrent l’ELSP à la rentrée 1919, sans que son dossier étudiant ne nous renseigne sur les raisons qui ont présidé à sa venue, ni sur les conditions de son admission.

 

Étrangères. Sur les six femmes admises à l’ELSP en 1919, cinq sont étrangères. Cette internationalisation remarquable caractérise le groupe des étudiantes durant les années 1920 et 1930 où les étrangères forment entre 30 % et 20 % des effectifs féminins. La nationalité des six pionnières (française, canadienne, danoise, polono-palestinienne, deux serbes) témoigne de la féminisation précoce de l’enseignement supérieur dans les pays scandinaves et anglo-saxons, comme de l’extraversion des élites étudiantes d’Europe centrale et orientale soumises à l’influence française (Petite Entente). Née à Grodno en 1896, Miriam Jaffé et sa famille ont quitté cette ville lituanienne intégrée à l’empire russe en 1815 et remise à la Pologne en 1919 (actuellement biélorusse) pour émigrer en Palestine en 1909 – fuyant sans doute les persécutions et la double exclusion qui touchait alors les étudiants juifs et les étudiantes, soumis à des numerus clausus. Aussi est-ce en « juive de Palestine » que Miriam Jaffé est recensée sur les registres de l’ELSP.

 

Premier prix. Sa scolarité à l’École libre des sciences politiques est à la fois fulgurante – puisqu’elle y obtient son diplôme en un an, là où une scolarité normale en nécessitait deux – et brillante, puisqu’elle décroche la mention « très bien » et le premier prix de sa section. Âgée de 23 ans au moment de son admission, elle s’inscrit en section économique et sociale, ouverte en 1893 pour préparer aux carrières privées dans les entreprises industrielles et commerciales (gestion du personnel, encadrement, comptabilité, stratégie), ainsi qu’aux carrières publiques et associatives (travail social, inspection du Travail). Elle y suit les cours fondamentaux d’Économie politique professé par le conseiller d’État et économiste Clément Colson, de Finances publiques délivré par le polytechnicien et inspecteur des finances Louis Courtin, d’Affaires de banque par le banquier et patron du Crédit mobilier de France Raphaël-Georges Lévy, et choisit avec soin ses cours facultatifs, privilégiant les enseignements liés aux question sociales (Économie sociale du juriste Auguste Souchon, également spécialiste des questions agricoles, Législation du travail du représentant patronal Jacques Girard, Le socialisme en Europe du philosophe historien Élie Halévy, Questions agricoles de l’ingénieur agricole Daniel Zolla). Comme tous les élèves de l’École libre, elle suit également deux cours de langue obligatoires et se distingue en allemand, qu’elle « sait comme une langue maternelle », tandis qu’elle « parle assez bien » le français, ce que confirment les deux copies conservées dans son dossier étudiant. Scolarité brillante s’il en est, elle n’obtient jamais de note inférieure à 15/20, récolte les éloges de ses professeurs et sort première de la section Économique et sociale en juillet 1920. 

En 1951, un courrier adressé par l’administration de Sciences Po au ministère du Travail israélien pour témoigner de la valeur du diplôme de l’ancienne ELSP, laisse penser que, comme l’y préparait sa formation française, c’est dans le secteur du travail social que la désormais Madame Weinshall fait carrière – trace ténue mais précieuse de son devenir professionnel trente ans après sa sortie de l’École.

 

[1] Rapport du directeur Émile Boutmy devant l’Assemblée générale de l’École libre des sciences politiques, 23/02/1921.

[2] PV du Conseil d’administration de l’École libre des sciences politiques, 29 novembre 1904.