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10.03.2023

Le féminisme peut-il transformer le spectacle vivant ?

 Article rédigé par Nicolas Bluzet, étudiant de la spécialité Culture à l'Ecole d'affaires publiques. 

 >Le 9 novembre 2022 se tenait à Sciences Po une Masterclasse organisée par la spécialité Culture de l'École d’affaires publiques autour de la question du féminisme et du spectacle vivant. Julie Deliquet, metteuse en scène et directrice du Théâtre Gérard Philippe, Pauline Legros, consultante indépendante et membre du réseau APAP ainsi que David Bobée, metteur en scène, scénographe et directeur du Théâtre du Nord sont intervenus sur ce sujet, qu’une dizaine d’étudiantes et étudiants avaient préparé en amont. 

Des méthodes de travail innovantes et de nombreux projets de création 

La première partie de la Masterclasse a permis d’aborder les enjeux de création. Le travail de mise en scène de Julie Deliquet repose en partie sur une dé-hiérarchisation des rôles. Si elle ne voit pas cela comme une politique, son projet est avant tout de créer un projet collectif, pluriel, qui n’appartient à personne. David Bobée quant à lui assume pleinement qu’à l’origine, il n’aimait pas le théâtre, jusqu’à être renversé par un spectacle. Il apprend alors cet art en dehors de ses frontières conventionnelles, en se concentrant notamment sur les mouvements du corps. En termes de création, il envisage d’abord des pièces directement politiques, avant de questionner un répertoire plus classique qu’il se réapproprie. 

Soucieux d’envisager tous les aspects de la création  nous nous sommes interrogés sur le regard : celui que pose le créateur sur son sujet et celui du spectateur sur l'œuvre. Existe-t-il un regard masculin ou féminin, compris ici comme male gaze et female gaze* ?  Julie Deliquet sépare clairement son travail de comédienne et de metteuse en scène de son rôle institutionnel. Si ses convictions féministes ne sont pas toujours exposées sur le plateau, elles sont parfaitement conscientisées dans son rôle de directrice. En étant la première femme à prendre la direction du Théâtre Gérard Philippe, elle mène des combats, et veut écrire des choses pour ramener les femmes au coeur de l’institution. Les luttes sont assumées lorsqu’elles sont montrées sur scène, jamais dissimulées. Cette idée est par ailleurs essentielle pour Pauline Legros qui estime qu’un public finit par ressembler à ce qu’on lui montre. Il faut toutefois s’adapter à la scène sur laquelle on se trouve, et son travail au sein de l’APAP a pu lui prouver que le féminisme ne s’entend pas pareil en Islande qu’au Portugal. David Bobée adopte une posture intéressante dans laquelle il ne faut en aucun cas se séparer de son regard masculin, mais adopter une masculinité responsable, consciente et créative. Il ne s’agit alors pas tant de déconstruire la masculinité, mais plutôt d’être responsable d’une masculinité nouvelle, qui oblige. 

La direction de lieux de théâtre et les politiques culturelles 

Julie Deliquet et David Bobée se trouvent tous les deux à la tête de Centres Dramatiques Nationaux (CDN). Julie Deliquet inscrit sa fonction dans la recherche et le service public. Il lui importe d’aller à la rencontre des territoires, de sortir des murs du théâtre pour aller vers les gens, les habitants d’un quartier. Arriver à Saint-Denis n’avait rien d’étonnant pour elle qui crée des liens avec la jeunesse, le département étant l’un des plus jeunes de France. Ce qui importe in fine c’est de rompre l’élitisme du théâtre, ne pas en faire des forteresses hermétiques dans certains territoires, en faire des lieux de vivre ensemble. David Bobée fait aussi de son rôle une mission : celle de la fondation d’une culture commune, qui lutte contre les discriminations, qui veut que chacun se sente chez soi au théâtre.

Les deux intervenants sont également revenus sur l’importance des politiques d’égalité, de parité et de lutte contre les violences sexistes et sexuelles au sein des écoles de théâtre, dans lesquelles beaucoup de luttes se jouent selon eux. Pour Julie Deliquet, être au contact de ces promotions plus jeunes et en étant marraine de certaines promotions a pu l’aider à changer certaines perspectives de mise en scène, en sentant les combats menés par ces générations, notamment à travers Me Too théâtre. 

Enfin, Pauline Legros et Julie Deliquet sont également revenues sur les nominations de femmes à la tête des CDN, encore trop peu importantes. Aucune femme par exemple, n’a eu de second CDN, les candidates n’ont pas été retenues en dépit de leurs expériences. 

La transformation des modèles sociaux par une approche féministe

Pour Pauline Legros, accompagner la transformation d’un modèle économique vers des dynamiques plus féministes, c’est aussi réfléchir à des aspects pratiques comme prendre en compte la parentalité pour les artistes et le public, remettre de manière générale la question du privé au sein des enjeux professionnels en trouvant des solutions et en fixant des lignes budgétaires. Il est également indispensable de proposer une grille salariale transparente à poste égal. 

Mais finalement, quelle est dans notre société la plus-value du spectacle vivant, et quel pouvoir peut-on lui rêver dans les prochaines décennies ? C’est la question à laquelle ont répondu les invités pour clore cette carte blanche.

Les artistes doivent pouvoir exprimer leur art comme ils en ont envie. Il y a évidemment des questions d’accessibilité ou d’égalité sur lesquelles il est possible de s’améliorer. Le modèle bouge doucement : « quand j’ai pris la direction du TGP on a titré “le nouveau directeur est une directrice” » explique-t-elle, donnant une illustration on ne peut plus claire de certaines considérations encore bien réelles dans le spectacle vivant. Pour réussir à faire changer les choses, il faut respecter les quotas pour Julie Deliquet, car c’est à force de les respecter qu’il sera possible de les lever, « pour l’instant il faut compter » conclut-elle. David Bobée s’est aussi rendu compte de l’importance de compter alors qu’il réalisait sa première plaquette de spectacle, et qu’il se rendait compte du peu de femmes qui y étaient présentes. Le théâtre de David Bobée se veut lieu de lutte contre l’omission, des personnes non blanches ou des femmes. Néanmoins, au-delà de la parité se trouve la question des moyens de production, qu’il faut nécessairement mobiliser, et c’est aussi sur ce sujet que les étudiants de l’EAP devront travailler s’ils veulent pouvoir proposer des modèles économiques, politiques et opérationnels vertueux.

*Par female gaze (en français regard féminin) on entend la volonté de montrer les femmes par un regard objectif et féministe qui s’oppose ainsi au male gaze (donc regard masculin) qui perçoit souvent la femme comme seul objet de désir et de fantasme qu’il domine, c’est une notion qui a notamment vu le jour dans le domaine du cinéma. 

La Masterclasse s’est achevée sur le “Mot de la fin” d’Emilie Ganito et Julia Vidal, prenant la forme d’une déclaration d’amour, lettre engagée pour un théâtre féministe :

Au lever de rideau, à nouveau sur la scène

Dérouler sous vos yeux, la comédie humaine. 

Sous la plume de Molière, Bergmann, Fassbinder

Toute notre attention, ouverts sont nos coeurs

Proche du sacré, du jeu et du miracle

Place est faite à la troupe de s’offrir en spectacle : 

 

Moi, je crois en ce spectacle des artistes, des créateurices qui vient nourrir les cœurs. 

En ces chemins, manqués, de traverse, ceux nouveaux jamais explorés, même pas espérés que peut créer l’art. 

Aux ponts qui se dessinent, aux barrières qui s’effacent, aux émotions qui s’emballent. 

Je crois à la transcendance et j’en ai fait un combat. 

 

Il n’y a rien d’acquis ni d’inné là. On tombe amoureuse et amoureux accompagné. 

Je ne crois pas aux miracles mais aux rencontres. L’art, je l’ai épousé un jour, parce qu’on 

M’a tendu la main. Mais pourtant, tout me pèse encore. Car, l’accès n’est pas garanti. 

Alors, c’est les yeux maintenant qu’il faut ouvrir. 

 

Le théâtre c’est aller vers et faire venir. 

« C’est la tentative qui est belle », utopie incroyable

Une société sans culture est une société malade

Exigence artistique, dépourvue d’élitisme

Questionner d’une façon où du monde, le monde

C’est ensemble que le théâtre se construit. 

« C’est la tentative qui est belle »

On peut aimer quelque chose de très loin de nous. 

Mais le théâtre lui, doit sortir d’entre les murs. 

 

Mais oui, c’est bien cela, nous y voilà en fait ! 

Par le biais de la scène, nous nous mettons en fête. 

La lumière réjouit, mais qu’éclaire-t-elle ? 

Est-ce toujours les mêmes qu’on retrouve sur l’autel ? 

C’est vrai, où sont les femmes ? Pas les mères, ni les dames, 

Juste les femmes, qui vivent, rient et boivent

Pas les femmes trompées, suicidées, meurtries. 

Pas celles inspirées, poussées à la folie. 

Pas les femmes épouses, amantes, sœurs ou même fille de. 

Non. Où sont les femmes ? Celles qui créent, dirigent, conçoivent. 

 

Où sont celles qui permettent de croire, en l’élan. 

C’est mon poing que l’on voit levé, sous ce tissu éclatant. 

Il est le drapeau de ce monde où l’on tombera amoureux sans cesse

Bercé.e.s, par les mots des poétesses.

 

Un monde où l’émerveillement sera religion et les entrailles brûleront. 

Théâtre auto-critique, transparent, qui prend soin 

Doit-on voir mes jambes, pour qu’on m’écoute enfin ?!

 

Ce théâtre des grandes comme des petites mains. Non. 

Il n’y a pas de petites mains. Des doigts, des paumes, 

Des ongles. C’est tout. Il n’y a que des mains. Voilà tout. 

 

Comédiennes, autrices, régisseuses, directrices, 

Montrons-nous, soyons fières, ouvrons les vannes dix par dix ! 

Il y a pluralité de causes et de luttes. Elles avancent ensemble, coexistent. 

 

Engagés par le corps, la voix, les mots, les yeux 

Nous avons fait le choix, d’un combat en tout lieux. 

 

Je crois à l’importance des modèles et figures. 

Je suis fière des femmes et des hommes, pas les durs 

 

On nous appelle “enfants, révoltés, jamais contents” 

C’est pourtant dans la révolte que se cache le plus beau. 

 

Je la vois se dessiner, dans cette salle, sur les visages. Les utopies se tissent et créent des voiles.

Elles se gonflent, poussées par notre souffle vers des mondes plus inclusifs, diversifiés, féministes, antiracistes. 

 

C’est du commun qu’il faut créer

Parité apparente, lutte pour la fiction 

Spectateur acteur, ici et maintenant

Agir en conscience, responsabilité, créativité 

Incarner une autre, masculinité. 

 

ll y a de la place. Il ne faut pas juste la prendre. Il faut la créer. 

Dessiner l’opportunité de voir de nouvelles voix s’élever. 

 

Le nouveau directeur est une directrice !

Ma jeunesse exacerbée, faites place à mon épopée. 

Chercher à faire du théâtre ensemble

Co-bâtir des choses éphémères

C’est notre voyage, notre vertige. Le nôtre.

À un endroit politique, j’ai été renversé

Allié, je suis et je dis : Liberté, égalité, sororité

Le théâtre est un verbe qui se conjugue au pluriel. 

Au nous. 

 

Si la flamme vitale, qui agite et s’insurge. 

Nous traverse un beau jour et nous marque au fer rouge

Et pour nos vies, une formidable allumette. 

Formidable allumette, tu brûles quand on t’approche 

Tu es incandescence, insaisissable instant. 

 

Le vertige bouleversant, sans qui je ne respire pas 

La Mémoire et l’Histoire, de celles qui n’sont plus là. 

 

A 17 ans, lire son premier Ernaux. Ouvrir la porte à Duras, Sagan, Beauvoir, Colette. 

Pauline Peyrade, Leonore Confino, Agathe Charnet, Mariette Navarro. 

 

A 18 ans, faire sa première marche féministe. Sentir contre soi, autour de soi les autres cœurs militants. Vivre le moment, le sang battant dans les tempes. Épouser la sororité. 

Se sentir puissantes. 

 

A 20 ans, découvrir le théâtre. Le noir de la salle, l’absence de mur, le contact direct, l’éphémère. 

Les émotions elles, restent permanentes, imprimées dans la peau. Apaisement, emballement. 

 

J’ai compris dès cet instant que je vouerais ma vie à l’art. 

Pour la première fois me voilà vivante. 

Ne plus jamais changer de cap, mais rester vigilante. 

 

A 22 ans : faire une déclaration d’amour au théâtre devant Julie, David et Pauline. 

 

Théâtre féministe ? Oui ! Encore et encore. 

Je le dis, le répète, le proclame haut et fort. 

 

Théâtre tu es apparu , et n’est jamais reparti. 

Femmes, nous sommes toutes ensemble, maintenant c’est écrit. 

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