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[INTERVIEW] La souveraineté numérique russe en 5 questions avec Kevin Limonier

par Tamian Derivry

  1. Qu’est-ce que la loi dite sur le « Runet souverain » ?

C’est une loi passée en 2019 par la Douma et qui est l’aboutissement d’un processus d’une décennie d’inflation législative pour favoriser le contrôle de l’Internet par le pouvoir. Elle a deux objectifs consécutifs. Le premier objectif, c’est de donner aux autorités les moyens légaux et techniques pour rendre possible un contrôle total des flux de données qui entrent et sortent du territoire. Le deuxième objectif, c’est de faire en sorte que l’Etat soit capable de déconnecter le pays du reste de l’Internet en cas de menace extérieure.

Cette loi frappe par sa démesure et son ambition, puisque l’Internet est un réseau fondamentalement distribué, qui n’a pas de centre, même s’il y a des organisations comme l’ICANN qui jouent un rôle central, mais il n’y a pas de gouvernement de l’Internet. Or cette loi entend centraliser et rendre plus vertical un réseau qui est à priori distribué et horizontal. Elle entérine également juridiquement le concept de frontière numérique. A l’origine, l’Internet est un réseau qui ne connaît pas de frontières politiques même si on voit apparaitre de nombreuses frontières juridiques. Ce processus de création de frontières politiques numériques a des implications énormes sur la manière dont l’Etat russe voit l’Internet mais il influence également les orientations de la recherche technologique et donc les investissements sur des solutions de contrôle intégral du réseau, qui pourraient à terme découler sur des stratégies de découplage du segment russe du reste du réseau.

2. Dans quel contexte cette loi a-t-elle été adoptée ?

Le développement de l’Internet en Russie se fait en trois phases principales. La première phase, c’est l’époque soviétique, le proto-Internet russe. Internet a existé en URSS à partir de 1988-1989 même s’il y a eu des premières connexions illégales dès le début des années 1980. Les premières connexions légales se font au moment de la perestroïka au moment où Mikhaïl Gorbatchev autorise la petite entreprise dans des secteurs stratégiques. Ce premier Internet va se mettre en place à l’échelle de l’URSS, où le russe va s’imposer comme la langue de communication sur le réseau, sauf sur certains segments comme par exemple les pays baltes qui connaissent un développement spécifique. Aujourd’hui, on a encore des vestiges de ce proto-Internet russe, notamment avec le domaine de premier niveau « .su » pour « soviet union », qui est encore utilisé par des dizaines de milliers de sites. Ça reste un vrai enjeu politique en Russie, pris en compte par la loi de 2019, qui prévoit notamment que les noms de domaine nationaux en Russie soient gérés directement par l’État ou indirectement par une association dont l’Etat serait l’actionnaire majoritaire. Cela crée encore d’énormes imbroglios politico-juridiques.

La deuxième étape, ce sont les années 1990-2000, qui est celle du « Runet underground ». C’est le moment où l’Internet russe se développe de manière anarchique, par le bas. Il n’y a pas d’investissement de grandes entreprises et de l’Etat dans la planification d’un réseau télécom au contraire de ce qui s’est passé en France sous l’égide de France Télécom. En Russie, des milliers d’opérateurs voient progressivement le jour au fur et à mesure que des villes et villages vont vouloir se connecter à Internet. Par exemple, pour connecter une petite ville de Sibérie dans les années 1990, il ne faut pas compter sur les investisseurs parce que tirer un câble et maintenir les infrastructures coûte trop cher, sur un marché russe qui peine à attirer des capitaux. Des petites entreprises se créent alors pour fournir de la connectivité « par le bas ». Aujourd’hui encore il y a plusieurs milliers de fournisseurs d’accès en Russie, dont la plupart sont à une échelle municipale. On est très loin de Free ou Bouygues en France, où 4 opérateurs raflent 90% du marché. Cet Internet russe anarchique et foisonnant constitue une sorte d’âge d’or du « Runet underground ». C’est aussi à cette époque que vont se structurer les premières plateformes d’intermédiation comme le moteur de recherche Yandex et plus tard le réseau social VKontakte, ainsi qu’un ensemble de pratiques culturelles et sociales qui vont caractériser l’Internet russophone. Cet Internet est très différent de l’Internet occidental, ne serait-ce que parce que la notion de droit d’auteur y est totalement absente, puisqu’elle n’existait pas en URSS, ce qui fait que l’Internet russe devient un paradis pour tous les pirates, toutes les contre-cultures. Cette période est caractérisée par l’absence de puissance régulatrice du système, qui reste par ailleurs mal connecté et reste donc en périphérie du cyberespace.

A partir de 2005, la Russie commence à attirer des investisseurs et inaugure de grandes dorsales fibre optique le long du Transsibérien et qui connectent l’Europe à l’Asie. Grâce à ces dorsales, la Russie passe subitement du statut d’Etat périphérique dans le cyberespace à celui d’autoroute entre deux des trois plus grands pôles économiques et démographiques de la planète, à savoir l’Europe occidentale et l’Asie de l’Est. Cela a plusieurs conséquences, notamment l’amélioration de la bande passante, le développement des services et l’accès aux plateformes occidentales. Puis à partir des années 2010, la nature du réseau va changer aux yeux du pouvoir, qui jusqu’à présent est relativement absent de la gestion du réseau. Il y a d’abord une période d’enthousiasme et d’ouverture incarnée par Dmitri Medvedev, qui va lancer plusieurs projets d’infrastructure pour attirer des géants occidentaux émergents. Rappelons qu’il y a à peine 12 ans, la Russie cherchait à faire ouvrir sur son territoire des centres de R&D de Microsoft, d’Apple etc…

Cette période d’ouverture s’arrête en 2011. La Russie connaît alors les manifestations les plus importantes depuis la chute de l’URSS contre le retour au pouvoir de Vladimir Poutine. Ces manifestations sont largement organisées sur Internet, les réseaux sociaux et notamment VKontakte, qui refuse de coopérer avec le FSB (service de renseignement russe) pour communiquer l’identité des organisateurs. C’est d’ailleurs ce refus qui oblige son fondateur Pavel Dourov à quitter la Russie et à créer Telegram, tandis que VKontakte va être remis à des intérêts plus proche du pouvoir. Les autorités russes prennent conscience qu’Internet est une menace à la stabilité du régime et à la préservation de l’ordre moral qu’ils défendent face à l’influence occidentale. On est aussi en plein printemps arabes, structurés eux aussi sur les réseaux sociaux. Le pouvoir russe comprend que ce qui se passe sur Internet doit être régulé, censuré et contrôlé. On voit apparaitre les premières fermes de troll, les premières campagnes de désinformation, qui s’amplifient pendant la révolution de Maïdan en 2014 et les ingérences électorales aux Etats-Unis en 2016, avec l’émergence d’une filière spécialisée à partir de 2012. L’autre point de bascule c’est l’affaire Snowden en 2013 qui permet au pouvoir russe de justifier une série de lois affirmant le contrôle de l’Etat sur le réseau et le développement du discours sur la souveraineté numérique. Entre autres, la Russie adopte en 2014 une loi sur la relocalisation des données des personnes physiques et morales sur le territoire russe puis les lois Yarovaya en 2016, qui obligent les opérateurs à partager leurs clés de chiffrement avec l’Etat. Cette inflation législative aboutit en 2019 avec une volonté toujours plus forte de la part du pouvoir de gérer le cyberespace comme il gère le territoire physique, avec des postes frontières et un contrôle social et idéologique de plus en plus strict.

3. L’Internet russe peut-il vraiment se couper du reste du réseau ?

Aujourd’hui, la Russie n’est pas capable d’assurer la deuxième partie de la loi sur le Runet souverain, c’est à dire le découplage du reste du réseau. Mais plus le temps passe et plus les possibilités d’un tel découplage augmentent. Les sanctions prises en réaction à la guerre en Ukraine favorisent cette politique d’isolation numérique. Je pense notamment ici à des mesures qui ont été prises par de grands acteurs du routage des données au niveau mondial, comme le London IX. Celui-ci a par exemple décidé de ne plus desservir la Russie, ce qui contribue à réduire le nombre de routes logiques qui desservent la Russie, et donc à augmenter les capacités de contrôle de l’Etat. C’est tout le dilemme des sanctions puisque c’est précisément ce que veut le pouvoir russe aujourd’hui, contrôler les chemins logiques qui entrent et sortent du territoire.

Sauf que la Russie dispose d’un des réseaux les plus complexes du monde pour des raisons historiques. Le réseau russe est complètement à l’opposé du réseau chinois, qui a été construit « by design » pour être contrôlé. A partir des premières connexions en Chine en 1994, le gouvernement chinois a décidé de mettre en place des contrôles et de la censure. En Russie à la même époque, l’Etat était absent, donc il y a eu un développement anarchique de l’Internet par le bas. De fait, il est encore très difficile de coordonner tout ce système, de contraindre les acteurs, de supprimer les chemins de traverse et de créer de véritables postes-frontières numériques. Ces derniers prennent la forme de « boîtiers de lutte contre les menaces » (TSPU) qui sont censés exécuter les commandes envoyées par le Roskomnadzor, l’Autorité de régulation des télécommunications en Russie. Ils sont branchés sur les routeurs des opérateurs russes et permettent de bloquer l’accès à certains sites d’information occidentaux ou de ralentir l’accès à Twitter par exemple. Plus le temps passe et plus l’application de la loi de 2019 pour la partie déconnexion en cas de menace avérée devient envisageable. Ce jour-là, ce sera la fin de l’Internet tel que nous le connaissons car si les russes, qui ont un des réseaux les plus difficiles à maîtriser, parviennent à développer la technologie qui permet le contrôle, ils pourront aussi vendre et exporter cette technologie à n’importe qui.

4. Qu’est-ce qui a changé concrètement depuis le début de la guerre en Ukraine ?

Ce qui a changé concrètement, c’est une véritable fuite en avant autoritaire, puisque toutes les dernières digues qui restaient ont sauté. En particulier, la totalité des médias non alignés ont dû fermer ou ont été contraints à l’exil. Une grande partie des médias occidentaux ont été bloqués. Pour moi, c’est le principal impact, il y a aujourd’hui un contrôle inégalé de l’espace informationnel russophone par la censure, la saturation des espaces de discussion par la voix du pouvoir, etc.

Il y a eu d’autres changements dont on ne mesure pas encore l’impact. Il y a par exemple un gros point d’interrogation sur l’avenir du secteur des télécoms, quand on sait que depuis 2 semaines et l’annonce de la mobilisation partielle, 700 000 Russes ont fui le pays. Depuis le début de la guerre c’est probablement plus d’un million de personnes et parmi eux, beaucoup de professionnels du secteur des hautes technologies et des télécoms. On ne connait pas encore les conséquences de cet exode sur le secteur. Mais s’il n’y a plus personne pour le maintenir, le réseau est en danger. La plupart des grands fournisseurs mondiaux de matériel informatique ont cessé de livrer la Russie. Il n’est plus possible de se fournir auprès des grands constructeurs occidentaux pour installer des antennes 4G ou des routeurs. Des entreprises chinoises, comme ZTE par exemple, remplacent ces entreprises occidentales. Mais que se passera-t-il s’il n’y a personne pour exploiter ce matériel ? Le réseau Internet n’est pas quelque chose qui fonctionne par magie, il faut des ingénieurs et des techniciens en grand nombre pour maintenir le réseau. Tout le matériel chinois du monde n’y changera rien. Aujourd’hui, est-ce que la Russie a toujours la capacité d’effectuer ces opérations de maintenance, et d’assurer sa cybersécurité ? C’est une vraie question et tout reste possible.  

5. Comment s’est développé le concept de souveraineté numérique en Russie ?

Le terme n’a pas du tout le même sens qu’en France où il est à rapprocher du concept d’autonomie stratégique. Avant de parler de souveraineté numérique, il faut rappeler qu’il existe en Russie une conception très particulière de la souveraineté. Le concept a été transformé et instrumentalisé depuis les années 1990 au moment où la Russie était incapable de protéger son ami serbe, où elle a vécu comme une humiliation l’indépendance du Kosovo et les interventions occidentales au titre du droit international humanitaire. Ces interventions sont perçues comme une violation manifeste de ce que le pouvoir russe considère comme la norme ultime de l’ordre international, la souveraineté des Etats. C’est du moins ce qu’affirme la diplomatie russe depuis les années 1990 et c’est de là que viennent certains concepts comme celui longtemps mis en avant par Poutine de « double standard », qui consiste à dire qu’il y a les droits de l’homme pour les occidentaux et les droits de l’homme pour les autres. Il s’agit bien évidemment d’un récit fondamentalement opportuniste, puisque l’on pourrait rétorquer à Poutine d’autres doubles standards, sur l’Ossétie du Sud par exemple.

Au cœur de cette question de la souveraineté russe, il y a l’idée que l’ordre international ne doit pas être régi par les valeurs morales occidentales. Si on transpose ça dans le contexte de la souveraineté numérique, ça veut dire que l’Internet ne doit pas être le vecteur des normes morales culturelles qui sont considérées par le pouvoir russe et l’église orthodoxe comme des menaces à l’intégrité morale russe, l’héritage chrétien, les valeurs traditionnelles etc. Il y a aussi l’idée qu’Internet ne peut pas demeurer un réseau distribué, ce qu’il est pourtant par nature.


Kevin Limonier est maître de conférences à Université Paris-8 et à Institut Français de Géopolitique. Il est directeur adjoint du centre de recherche GEODE.

Academic blog : https://villesfermees.hypotheses.org/