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Francine M. Deutsch

Francine M. Deutsch est psychosociologue, elle enseigne aux États-Unis au Mount Holyoke College et fait partie du Conseil scientifique du Programme PRESAGE. Dans ses travaux, elle s’intéresse aux questions de justice, notamment à la répartition des tâches domestiques et parentales entre femmes et hommes. Quels sont ses sujets de recherche ? Comment conçoit-elle les études de genre ? Elle répond.

QU'EST-CE QUE LA PSYCHOLOGIE SOCIALE ?

La psychologie sociale a pour but de comprendre comment l’environnement social affecte les comportements des gens. Les psychosociologues enquêtent sur des groupes plus petits que les sociologues, ils étudient généralement des individus et leurs changements d’attitudes. Mais même si je suis psychosociologue, mes recherches ne s’inscrivent pas entièrement dans cette discipline. Elles s’approchent plutôt de la sociologie.

POURQUOI A-T-ON BESOIN DE LA PSYCHOLOGIE SOCIALE POUR ANALYSER LES QUESTIONS DE GENRE ?

Je suis persuadée que l’on a besoin de la psychologie sociale dans les études de genre. Les psychosociologues étudient par exemple la façon dont les gens intériorisent des opinions sur le genre, et comment ces opinions influencent leurs comportements. Les psychosociologues, étudient les mêmes variables que les sociologues ; mais la psychologie sociale sera traditionnellement plus intéressé par les comportements des gens que par les institutions auxquelles ils appartiennent. C’est une approche légèrement différente. Mais, comme je l’ai dit, j’emploie les deux dans mes travaux.

DANS UNDOING GENDER (2007), VOUS PROPOSEZ D’EMPLOYER LE TERME "DÉFAIRE LE GENRE" POUR PARLER DES INTERACTIONS SOCIALES QUI RÉSISTENT AUX STÉRÉOTYPES. LES DISCOURS ONT-ILS CHANGÉ ?

Il y a quelques années, je suis allée consulter la littérature scientifique pour voir combien de personnes avaient cité cet article. Et il y en avait beaucoup ! Le problème c’est que les gens ont toujours tendance à dire que “le genre persiste”, ce qui bien sûr est vrai, mais je pense que l’accent n’est pas suffisamment mis sur la façon dont nous pourrions résister aux normes de sexe.

Il existe quand même un certain nombre de très bons articles qui utilisent cette idée de “défaire le genre”. Il y en a un que j’aime tout particulièrement : c’est une étude menée par des chercheurs d’Harvard sur des hommes travaillant sur des plateformes pétrolières. Une entreprise pétrolière faisait face à un sérieux problème d’accidents du travail, elle a donc instauré des règles pour essayer de les limiter. Et en fait le problème résidait partiellement dans la façon dont les hommes exprimaient leur masculinité : en prenant des risques, en faisant des choses pour démontrer leur virilité. Donc en essayant d’atténuer ces comportements, l’entreprise a en fait défait le genre. Et en conséquence, les hommes ont changé leurs comportements et renoncé à une certaine conception de la masculinité. C’est très intéressant !

Donc, oui, je pense qu’un grand nombre de personnes s’est demandé comment défaire le genre, même si je dois dire que le discours dominant dans la littérature porte encore sur la persistance du genre.

VOUS TRAVAILLEZ AUSSI SUR LES COUPLES PARTAGEANT LES TÂCHES DOMESTIQUES ET PARENTALES DE FAÇON ÉGALE. QUI SONT-ILS ?

Mon livre, Halving it all. How Equally Shared Parenting Works a été publié en 1999, il y a 20 ans. Je suis sur le point de publier un autre livre: Creating Equality at Home dans lequel nous avons étudié 25 couples dans 22 pays à travers le monde.

Il est très difficile de répondre à la question "qui sont-ils ?" car nous ne disposons pas de données macroéconomiques sur ce sujet. Je ne peux même pas vous dire quelle proportion de la population américaine partage les tâches domestiques et parentales de façon égale car personne ne collecte ce type de donnée. Personne ne s’est jamais penché spécifiquement sur cette question à ce que je sache. Mais si vous me demandez "qui sont-ils ?" dans le sens "quels sont les éléments qui permettent à ces couples de partager également ?", alors je peux vous répondre que les situations de partage égal des tâches semblent résulter de divers facteurs...et tous impliquent de défaire le genre.

Tout d’abord, les hommes partageant également les tâches domestiques et parentales entretiennent une relation peu conventionnelle avec leur vie professionnelle: leur travail n’est pas central dans leur personnalité. Les femmes partageant également les tâches, quant-à elles, sont disposées à abandonner leurs idées reçues sur la maternité. Et lorsque leurs carrières professionnelles sont égales, cela ne veut pas forcément dire qu’ils ont pour ambition de "faire carrière" ; cela peut vouloir dire qu’ils font tous les deux des compromis et choisissent de se consacrer à leur famille.

Nous avons aussi observé un élément commun à tous les pays : les parents partageant également les tâches domestiques et parentales sont tous non conformistes, car le partage égal n’est la norme dominante dans aucun pays. En tant que chercheuse, vous devez poser la question de ce qui fait qu’une personne est capable de résister aux normes sociales. Et c’est là qu’intervient la psychologie sociale ! Dans la littérature scientifique, on trouve des choses sur ce qu’une personne doit avoir pour résister. Par exemple, les non conformistes doivent avoir confiance en eux, ils trouvent parfois un sous-groupe auquel s’identifier. Généralement, les personnes partageant également les tâches ne croient pas à ce que l’on appelle "l’essentialisme" : elles ne croient pas que les hommes et les femmes sont fondamentalement différents, cela aussi les aide à résister à la norme.

Ensuite, nous avons regardé leurs familles d’origine. C’était très intéressant. Si vous avez grandi dans une famille non traditionnelle, êtes vous davantage susceptible d’être traditionnel ? Certaines données montrent cela. Mais lorsque vous vous intéressez aux personnes partageant également les tâches domestiques et familiales, parfois elles avaient des parents très traditionnels, et ne voulaient pas reproduire cela, surtout les femmes ! Mais même les hommes : ils ne voulaient pas exercer leur paternité comme leurs pères. Un autre facteur à considérer est que parmi les hommes ayant grandi dans des familles très traditionnelles, certains avaient des mères qui attendaient d’eux la réalisation de tâches que l’on considère "féminines" : ils ont appris à cuisiner, ont pris soin d’enfants et étaient très proches de leurs mères. Donc voici différentes voies, en fonction des familles d’origine.

Et la dernière chose que j’ajouterais, c’est que ces couples partageant également les tâches domestiques et parentales mettent très fortement l’accent sur la famille. Pas seulement les femmes, mais aussi les maris. Ils sont prêts à faire des sacrifices afin de passer plus de temps avec leur famille, comme l’antimatérialisme: même si leurs salaires baissent, ils choisissent de se consacrer à leur famille.

QU’EST-CE QUI EST LE PLUS IMPORTANT D’APRÈS VOUS DANS LES ÉTUDES DE GENRE ?

Je pense qu’il est essentiel que les études de genre ne se contentent pas de documenter toutes les formes d'oppression. Il est important que la recherche se penche aussi sur comment on peut changer les choses. Si on s’évertue à documenter la façon dont les femmes sont mal traitées, ça donne finalement le sentiment qu’aucun changement n’est possible. Et je pense que les choses peuvent changer. On devrait se concentrer, en tant que féministes, sur la façon dont les choses peuvent s’améliorer. C’est là l’essentiel de mon message.

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