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30.06.2021

Genre et espaces publics : un regard sur Marseille

Chaque année, les étudiantes et étudiants de l'École urbaine de Sciences Po participent à un dispositif pédagogique professionnalisant : les projets collectifs. En 2020-2021, la métropole Aix-Marseille-Provence a confié une mission d’intérêt public à six élèves du Master Stratégies territoriales et urbaines, sous la supervision de Maxime Forest. Justine Barthélemy, Étienne Butin, Eline Dogbe, Susan Even, Margot Le Bian et Eloïse Quérou ont mené une analyse genrée du quartier de la Belle de Mai, dans le troisième arrondissement de la cité phocéenne. Ce projet était encadré par l'École urbaine et le programme PRESAGE.

Quel est l’intérêt d’appréhender l’action publique territoriale au prisme des rapports sociaux de sexe ?

Margot : Tout d’abord, l’action publique a été historiquement menée par des hommes, ce qui a mené à la marginalisation des femmes dans plusieurs sphères, dont l’espace public. Relire l’aménagement urbain au prisme des rapports sociaux de sexe permet donc la compréhension des mécanismes d’exclusion des femmes, ainsi qu’à terme, le rétablissement d’une égalité d’usages entre les hommes et les femmes.

Eloïse : Et au-delà du rétablissement d’une égalité, appréhender l’action publique au prisme des rapports sociaux de sexe invite les décideurs et les décideuses politiques à remettre les expériences des usagères et des usagers au centre de l’action publique. En prenant l’exemple de l’espace public, il semble difficile de déconstruire les rapports sociaux de sexe sans prendre en compte la façon dont les habitantes et les habitants vivent la ville au quotidien dans leurs déplacements et leurs activités. Cela invite donc à associer les usagères à la conception des espaces publics. Ce faisant, le vécu de toutes et tous se retrouve au centre de l’aménagement puisqu’en aménageant des espaces accessibles pour les femmes, on les rend également agréables et accessibles pour d’autres catégories d’usagères et d’usagers, comme par exemple les personnes à mobilité réduite, les enfants, ou encore les jeunes et les personnes âgées. Ainsi, appréhender l’action publique au prisme des rapports sociaux de sexe, ce n’est pas uniquement appréhender les espaces publics existants à travers le genre, c’est également penser une nouvelle manière plus inclusive de les fabriquer.

La ville est-elle encore genrée en 2021 ?

Eline : Comme Eloïse le disait tout à l’heure, l’action publique, et par conséquent l’aménagement urbain, ont historiquement été menés par des hommes, dans une perspective genrée. En effet, les professions liées à la maîtrise d’ouvrage et à la maîtrise d'œuvre, ainsi qu’un bon nombre de fonctions décisionnelles à l’échelle des territoires étaient principalement occupées par des hommes. La littérature sur le genre et la ville explique donc que la ville a été faite par et pour les hommes, qui étaient aussi les plus présents dans l’espace public du fait de leurs occupations. Aujourd’hui encore, les femmes sont souvent responsables du care, ce qui signifie qu’elles sont en charge de l’éducation des enfants, de leur accompagnement vers leurs écoles et leurs activités, mais aussi de la gestion logistique du foyer. Cela signifie également qu’elles exercent des professions liées à ce domaine, qui peuvent être en horaires décalées comme la garde d’enfants ou l’entretien de bureaux. Les femmes circulent dans l’espace public plus qu’elles ne l’occupent, et s’y rendent pour accomplir un certain nombre de tâches quotidiennes. De plus, en termes d’activités, les espaces publics offrent davantage de possibilités pour le déploiement d’activités socialement construites comme masculines, à l’instar des city stades qui sont fréquentés à quasiment 100% par des hommes jouant au football ou au basket. Finalement, on constate une réelle différence entre les mobilités des femmes et celles des hommes, mais aussi entre leurs occupations de l’espace public, ce qui nous fait dire que la ville est encore genrée en 2021.

Margot : Malgré ce constat, il est nécessaire de souligner la multiplication des actions d’urbanisme sensible au genre menées à l’échelle de certaines villes européennes ou de certains quartiers. En effet, des collectifs comme Les MonumentalEs et Punt6 (ES), ou bien directement des villes comme Vienne et Nantes, s’attachent à proposer un urbanisme plus inclusif autour de six principes fondamentaux que nous avons identifiés lors de notre projet : visibilité, légitimité, mixité, mobilité, sécurité et participation. Ces principes représentent pour nous la clé de la définition de la ville non genrée de demain !

Pouvez-vous nous parler du projet urbain Quartier Libres ?

Eline : Le projet de renouvellement urbain Quartiers Libres, piloté par la Métropole Aix-Marseille-Provence, s’étend sur 140 hectares aux portes du centre-ville et couvre les quartiers Saint-Charles et de la Belle de Mai. Ce projet est issu d’une concertation inédite entre différents acteurs de terrain, à l’instar des habitantes et habitants, des associations, des collectifs mais également des acteurs et actrices institutionnelles. Ce processus de concertation a été l’occasion d’élaborer un cahier des charges du projet urbain, confié finalement à l’équipe menée par les agences d’architectes-urbanistes Güller Güller et TVK, et ce, dans l’ambition de composer des méthodes et des solutions adaptées à la population concernée et à l’amélioration de sa qualité de vie. Les thématiques traitées concernent aussi bien les espaces publics, l’habitat et les équipements, que la mobilité, le désenclavement ou encore la reconversion d'édifices que sont les casernes.

Margot : L’analyse des besoins des habitantes et habitants du quartier a poussé la maîtrise d’ouvrage à se concentrer sur la création de nouveaux équipements et d’espaces de respiration notamment par l’aménagement de “places de poche” [petits espaces publics]. En plus de répondre aux besoins de la population actuelle du quartier, le projet Quartiers Libres cherche à donner un rayonnement métropolitain au quartier. Déjà central, grâce à la présence de la gare Saint-Charles et de l’Université Aix-Marseille, le quartier doit, par ce renouvellement, gagner une envergure métropolitaine. La forêt urbaine, en tant qu’outil bioclimatique de lutte contre l’îlot de chaleur et passerelle entre le quartier Saint-Charles et le quartier Belle de Mai, est une parfaite illustration de cette ambition métropolitaine.

Pourquoi développer une approche de genre pour ces espaces publics ?

Eline : Si la Métropole Aix-Marseille-Provence a souhaité développer une approche de genre pour les espaces publics de Quartiers Libres, c’est dans l’objectif de renforcer sa capacité à intégrer de manière transversale la perspective du genre et de l’égalité femmes-hommes dans l’ensemble de ses missions et politiques publiques, et ce, à travers sa Mission égalité femmes-hommes. Aussi la Mission avait-elle pour ambition de se doter d’outils méthodologiques innovants sur la thématique du genre, associés à un terrain donné pour asseoir la praticité et la technicité : les espaces publics de Quartiers Libres.

Eloïse : Cette approche de genre, qui plus est sur un projet de renouvellement urbain, était aussi l’occasion pour la Métropole d’inviter des acteurs et les actrices diverses à échanger et construire autour de l’égalité femmes-hommes, qu’ils et elles ne côtoient pas nécessairement dans leurs missions quotidiennes. Il s’agit donc également d’une opportunité de promouvoir le genre auprès des agentes et agents de la Métropole. Le territoire Quartiers Libres est d’autant plus intéressant qu’il présente des enjeux spécifiques du fait de sa proximité avec la gare ferroviaire, de son enclavement et de sa très forte mobilité résidentielle. Les tendances en matière d’inégalités de genre dans la ville sont donc renforcées par la difficile mobilité piétonne et en transports en commun, ainsi que par le manque d’espaces publics et d’espaces verts de proximité. Le projet de renouvellement urbain, qui vise à pallier ces problématiques de mobilité et d’espaces publics par la mise en place d’équipements importants, représente donc l’opportunité d’un nouveau départ en matière d’aménagement urbain, et donc également la possibilité de rendre cet aménagement plus égalitaire en termes de genre.

Vous avez mené des ateliers de co-design à la Belle de Mai. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Eline : La démarche de co-design consiste à repenser l’espace public avec et pour les citoyennes et les citoyens à l’aide d’outils fondés sur la réflexion et l’intelligence collective des usagères et usagers et des concepteurs et conceptrices de l’espace public. Cette approche peut-être complémentaire à celle de la concertation et a le bénéfice d’intégrer une multitude de parties prenantes en les plaçant sur un pied d’égalité. À l’occasion des ateliers menés à la Belle de Mai, nous avons pu déployer trois outils de co-design : personas, cartographies d’usages et récits fictifs. Chacun à leur manière, ils nous ont permis de prendre en compte la diversité des profils d’usagères et usagers. Les personas sont des sortes de cartes d’identité d’usagers hypothétiques d’un espace public incarnant des besoins et des souhaits exprimés pendant le processus de conception. Les cartographies d’usages sont des visualisations des expériences d’un individu lors de l’utilisation d’un espace public : elles nous ont notamment permis de répertorier les besoins et obstacles rencontrés dans des lieux donnés, de représenter spatialement et temporellement la plupart des usages ou encore de faire émerger des solutions grâce au savoir d’usage. Notre troisième outil enfin, les récits fictifs, sont des fictions écrites ou orales dans lesquelles les conteurs et les conteuses se mettent en position de personnages et imaginent comment l’espace serait aménagé de manière idéale. Ils permettent de faire émerger des idées innovantes au cœur d’un fil narratif utopique. Ces trois outils de co-design nous ont ainsi permis de visualiser un panorama assez précis des usages des habitant.es du périmètre de Quartiers Libres, tout en montant en généralité afin de proposer des préconisations adaptables et duplicables à d’autres territoires similaires, qu’il s’agisse de places publiques, de parvis d’écoles ou encore d’espaces de respiration à la végétation dense.

Margot : Dans l’optique de proposer une méthodologie de codesign, nous avons choisi d’inviter à la fois des personnes habitant le quartier et des agentes et agents de la Métropole pour nos ateliers. La confrontation de l’expertise d’usage des habitantes et habitants à la vision plus technique ou institutionnelle des agents a été très enrichissante pour la définition des préconisations que nous avons proposées à la Métropole. Expertise d’usage et expertise professionnelle se sont en effet nourries l’une de l’autre, apportant à chacune complément, rectification, vécu, épaisseur ou mise à jour de la faisabilité de tel ou tel aménagement. En plus de l’émergence de cette intelligence collective, nous avons constaté que nos ateliers avaient permis la mise en relation de certaines personnes qui ne se connaissaient pas et souhaiteraient désormais réaliser des projets communs, professionnels ou personnels. Pour l’anecdote, lors d’un de nos premiers ateliers, une femme âgée exprimait avec émotion sa solitude et sa volonté que tous les enfants du quartiers l’appellent “mémé”. Une petite fille qui accompagnait sa maman s’est alors empressée de l’enlacer en lui promettant que désormais elle serait sa “mémé”.

Quelles suites seront données à vos travaux ?

Margot : À la fin du projet, nous avons proposé à la Métropole une boîte à outils ayant pour but de répondre à la demande de préconisations sur le terrain de Quartiers Libres ainsi qu’à la demande de réplicabilité de notre méthodologie. Cette boîte à outils est donc constituée de trois cahiers, introduits par un préambule. Le premier cahier constitue le volet méthodologique de notre boîte à outils. Il pose les bases et fournit les codes pour adopter notre approche participative dans l’aménagement d’espaces publics sensibles au genre, à partir du co-design. Le deuxième cahier expose notre diagnostic territorial des quartiers Saint-Charles et Belle de Mai, et la définition de nos six principes pour un urbanisme sensible au genre. De ces deux premiers volets découlent nos préconisations concernant le projet Quartiers Libres et plus particulièrement sur les espaces suivants : parvis d’écoles, places et forêt urbaine. Le troisième cahier est une cartographie d’acteurs permettant de mettre en évidence la densité du réseau d’acteurs qui peuvent intervenir de près ou de loin sur un projet de renouvellement urbain et avoir un rôle à jouer dans l’intégration de l’égalité femmes-hommes. Ces cahiers ont une portée opérationnelle, qui, nous l’espérons, leur permettra d’être mobilisés afin d’intégrer la question du genre lors de la conception de futurs espaces publics.

Eloïse : En ce qui concerne le projet d’aménagement Quartiers Libres, l’une des préconisations majeures issues de notre travail est d’encourager la réappropriation de l’espace public par les femmes, et ce à travers l’urbanisme transitoire. En effet, les grands projets d’aménagement comportent souvent une forte incertitude liée à la disponibilité du foncier ou au budget engagé. Par conséquent, leur temporalité est longue, et non compatible avec celle des habitantes qui souhaitent bénéficier des améliorations de l’espace public au plus vite. En réponse à ce constat, de nombreuses villes proposent donc des aménagements temporaires pour satisfaire les besoins des usagères en attendant les aménagements définitifs. Nous proposons donc d’en faire de même, en intégrant les collectifs de femmes et les habitantes dans la définition et l’évaluation de cet urbanisme transitoire : selon nous, cela permettrait de visibiliser les femmes dans l’espace public sur une courte durée, puis de pérenniser leur présence une fois les habitudes changées. Une seconde préconisation concerne la mixité fonctionnelle adaptée aux conditions économiques du quartier pourrait également être une piste pour un espace public plus inclusif : cela concerne tant les activités (associations, services d’assistance administrative, activités sportives), que les commerces ou les aménagements (différents types de mobilier urbain, jeux pour enfants…).

Eline : Pour la suite, il s’agira avant tout de valoriser nos travaux, que ce soit à l’occasion de journées-restitutions, de la communication de nos rendus, ou encore de web-conférences organisées par la Mission égalité de la Métropole. Quoi qu’il en soit, nous espérons que cette année de projet, notre démarche et nos résultats en intéresseront et en toucheront beaucoup !

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