Institutionnalisation

Intégrations régionales

Écrit par Olivier Dabène   

Quelles sont les principales caractéristiques des constructions institutionnelles des processus d'intégration en Amérique latine ? Sont-elles le produit d'une création initiale ou d'adaptations fonctionnelles ? Les modes opératoires caractérisant un processus d'intégration reflètent-ils les caractéristiques institutionnelles des États membres, ou tout au moins des plus influents d'entre eux ? Plus précisément, le mauvais fonctionnement des institutions, souligné par maints auteurs, reflète-t-il l'importance des « institutions informelles » au niveau interne ?

Telles sont les principales questions abordées ici.

  • Discussion théorique
  • L'hypothèse de la fédéralisation de l'Union européenne
  • La luxuriance institutionnelle: les Andes et les Caraïbes
  • Le présidentialisme intergouvernmental dans le Mercosur
  • Travaux

Discussion théorique

Commençons par discuter de la façon dont apparaissent des institutions dans un processus d'intégration.

Trois cas de figure sont envisageables, qui sont théoriquement possibles et empiriquement observables. Soit un groupe de pays se fixe un objectif politique clair, à l'image de la construction d'une fédération, ou une confédération, auquel cas s'engage une négociation concernant la forme institutionnelle désirable. C'est le scénario Etats-Unis de la fin du XVIIIème siècle, avec les fameux papiers des Fédéralistes. C'est aussi le scénario suisse.

Soit un groupe de pays s'entend sur une méthode de rapprochement, au demeurant sans s'interdire de se fixer un horizon politique à plus long terme, auquel cas il n'y a pas lieu d'engager une négociation concernant la forme institutionnelle, parce qu'elle se construira d'elle-même, de proche en proche. C'est le scénario européen des « solidarités concrètes » de la seconde moitié du XXème siècle. 

Soit un groupe de pays s'entend sur un cadre institutionnel, qui peut être importé, mais sans se fixer d'objectif politique clair, auquel cas ces institutions ont de grandes chances de demeurer inusitées. Ce sont les scénarios andin et centraméricain en Amérique latine dans les années 60.

La plupart des processus d'intégration régionale ayant plutôt suivi l'exemple européen, on ne raisonnera que sur ces deux derniers cas de figure, le premier pouvant être considéré comme exceptionnel et d'ailleurs aux limites du phénomène de l'intégration régionale et de la construction d'un État Nation.

Il faut dans les deux cas insister sur les contextes ayant présidé au démarrage des processus d'intégration, et sur la détermination de leurs objectifs initiaux.

Commençons par l'intégration strictement économique.

Lorsqu'il ne s'agit que d'organiser un niveau de concertation minimum susceptible de rendre opérationnel un dispositif de libération des échanges, aucune construction institutionnelle n'est impliquée devant permettre l'adoption de politiques communes, en dehors de procédures d'arbitrages des différends commerciaux, qui peuvent d'ailleurs être ad hoc. En d'autres termes, une zone de libre-échange ne requiert aucune construction institutionnelle autre que la mise en place d'un dispositif d'arbitrages d'éventuels conflits. 

Au fur et à mesure que les ambitions libre-échangistes s'affirment, que l'intégration devient plus « positive » (Scharpf) les institutions suivent nécessairement.

Ainsi, lorsque des États passent d'une volonté de libération à celle de facilitation des échanges, peut apparaître une réflexion sur le nécessaire développement des infrastructures et la simplification des procédures douanières. C'est encore plus vrai lorsque le groupe de pays ajoute une dimension « développementaliste », c'est-à-dire considère que l'accélération des échanges doit s'accompagner d'une complémentarité industrielle, auquel cas un effort de planification conjoint peut être engagé.

Avec le passage d'une zone de libre-échange à une union douanière, ce sont d'autres nécessités fonctionnelles qui se font jour. L'adoption d'un tarif extérieur commun suppose une harmonisation des procédures douanières et une politique commune en matière de règles d'origine. Et l'on pourrait poursuivre, en évoquant la libéralisation des investissements.

On aura compris que l'intégration économique peut engendrer toute une gradation de complexité institutionnelle, ce que Miles Kahler a bien mis en lumière (Kahler, 1995).

McCall Smith (2000) a de son côté bien montré que le degré de légalisme impliqué dans les accords d'intégration était variable. Les gouvernements sont pris entre l'obligation de respecter leurs engagements internationaux et leur volonté de conserver des marges de manœuvre politiques pour protéger certains secteurs économiques qui peuvent être affectés par le libre-échange. Il considère aussi que plus un processus d'intégration est asymétrique (comme le MERCOSUR ou l'ALENA), moins il a de chances d'adopter un régime de règlement des différends contraignant.

Francesco Duina (2006) distingue quant à lui les pays ayant une tradition de droit codifié de ceux qui recourent à la common law. Les traditions juridiques et les préférences des acteurs politiquement importants sont les deux variables qu'il utilise pour distinguer les processus d'intégration qui cherchent à codifier de ceux qui font le choix de régler les différends au fur et à mesure qu'ils se présentent. Duina a raison de considérer que le libre-échange est un construit social qui véhicule une certaine conception du monde.

Lorsque des États se fixent des ambitions politiques, la création institutionnelle peut être plus complexe.

Le fonctionnalisme a prédit, et nous a enseigné, que la fonction précède l'institution. Si l'on tâche de préciser ce que sont les fonctions qu'un processus d'intégration tâche de prendre en charge, on distinguera, par ordre croissant de complexité institutionnelle induite : la coopération, l'harmonisation, la régulation.

La simple coopération internationale consiste en la fixation d'un objectif commun, laissant à chaque État membre l'entière liberté du choix des moyens pour y parvenir. Ce qu'en Europe on qualifie de « recommandations ». Un secrétariat assurant un suivi et tâchant d'évaluer la façon dont les différends pays atteignent ou non les objectifs, semble être suffisant pour assumer cette fonction.

L'harmonisation suppose un travail autrement plus ardu qui implique une évaluation des écarts et différentiels normatifs et une assistance en matière de mise aux normes. Une agence bureaucratique se chargera de cette tâche, qui doit être indépendante afin d'être en mesure de fixer le niveau d'harmonisation en fonction de l'intérêt général.

La régulation correspond à un surcroît d'ambition, s'agissant de mettre en œuvre une politique commune. Jouant sur les effets d'échelle, une efficacité est escomptée de cette action commune. Tout effort de régulation commune suppose la mise en place d'instruments de politique publique. L'adoption d'un budget commun et d'une procédure de prise de décision (unanimité, majorité) fait franchir au processus d'intégration un seuil important en termes institutionnels.

Deux questions apparaissent en filigrane dans les développements précédents.

Celle de la supranationalité en premier lieu. Quand se pose-t-elle ?

En évoquant la création d'un mécanisme de résolution des différends commerciaux ou d'une agence bureaucratique indépendante d'harmonisation, voire de régulation, je n'ai pas mentionné leur éventuelle dimension supranationale. Si la supranationalité désigne la façon dont une institution en vient à représenter l'intérêt général d'un groupe d'États en se détachant des intérêts particuliers de chacun d'entre eux, la vraie question ne concerne pas les pouvoirs dont est investie l'institution, mais l'usage qu'elle en fait. Car toute agence de régulation, quelle que soit l'échelle à laquelle elle opère, est par définition censée servir un intérêt général. Mais rien ne garantit qu'elle y parvienne, car elle est soumise à des pressions émanant d'intérêts organisés. 

Dans le cas d'un processus d'intégration régionale, il est difficile d'imaginer quel dispositif institutionnel pourrait contraindre un « -crate » à s'émanciper de la loyauté envers son gouvernement. Sa capacité à se construire une loyauté communautaire dépendra bien plus de variables telles que son engagement militant, sa trajectoire professionnelle, ou encore sa socialisation, que de caractéristiques institutionnelles.

Et j'en viens avec cette observation à ma deuxième question.

Les nécessités fonctionnelles évoquées plus haut ne disent rien des modes opératoires des institutions créées. La question de savoir dans quelle mesure les institutions remplissent les fonctions pour lesquelles elles ont été créées est essentielle.

Car la dynamique de création institutionnelle peut répondre à d'autres logiques que celle de l'harmonisation ou de la régulation commune. Il peut notamment s'agir de banals effets d'affichage.  Face à l'incapacité des gouvernements à résoudre certains problèmes (faiblesse de la croissance, inégalité sociales, insécurité, etc.), peut apparaître une volonté partagée d'évacuer au plan communautaire ces problèmes « ingérables » au plan interne. La création institutionnelle est alors une sorte de déclaration d'intention, mais qui ne peut être réellement suivie d'effets, car la résolution potentielle des problèmes en question est génératrice de dividendes politiques. La création d'agences bureaucratiques, notait Hirschman dans les années 60, correspond souvent à une volonté de donner un signal concernant la volonté politique de traiter un problème (Hirschman, 1963). Cette façon que peuvent avoir des gouvernements de « faire semblant » de vouloir mettre en œuvre une politique commune a de fortes chances de déboucher sur la création d'agences de régulation dotée de faibles capacités d'intervention, que ce soit en termes décisionnels ou budgétaires. Elle a aussi de fortes chances de déboucher sur la consolidation de modes opératoires où les chefs d'État ou de gouvernement jouent un rôle important, car ils auront à cœur d'incarner la recherche commune de solutions à travers la mise en œuvre d'instruments de politiques communes. La diplomatie des sommets présidentiels, leur caractère itératif et cérémoniel, semblent bien correspondre à cette logique.

Cette discussion incite à préciser le questionnement initial portant sur l'éventuelle ressemblance entre les modes opératoires caractérisant un processus d'intégration et les caractéristiques institutionnelles des États membres. L'important ne semble pas tant résider dans les caractéristiques institutionnelles que dans la pratique politique, ce qui contraint à prendre en compte à la fois le cadre institutionnel et le jeu des acteurs.

L'éventuelle homologie entre les modes opératoires de l'intégration et les institutions communautaires dépend alors de la congruence entre le jeu des acteurs au plan interne et communautaire.

Ainsi, par exemple, on peut avancer que la stratégie de création institutionnelle comme effet d'affichage et la présidentialisation comme recherche de dividendes politiques correspond assez bien à un jeu politique où des parlementaires contribuent à la création d'agences de régulation tout en s'efforçant de canaliser des ressources publiques vers leurs fiefs électoraux.

Naturellement, ce type de raisonnement n'invalide pas la recherche de similitude entre institutions, comme nous l'allons voir avec le cas européen.

DiMaggio et Powell (1983) ont proposé une théorie de l'isomorphisme institutionnel qui peut être transposée aux processus d'intégration régionale. Ils distinguent trois types d'isomporphisme, coercitif ("Formal and informal pressures exerted on organizations by other organizations upon which they are dependent and by cultural expectations in the society within which organizations function"), mimétique ("When organizational technologies are poorly understood, when goals are ambiguous, or when the environment creates symbolic uncertainty, organizations may model themselves on other organizations") et normatif ("Stems primarily from professionalization"; "Professionalization as the collective struggle of members of an occupation... to establish a cognitive base and legitimation for their occupational autonomy).

Ces trois types d'isomorphisme se retrouvent dans les trajectoires de l'intégration en Amérique latine, avec l'Union européenne cherchant à exporter son modèle (coercitif), avec l'imitation des institutions européennes (mimétique) ou avec le rôle de la CEPAL et de ses técnicos (normatif), notamment en Amérique centrale (Wynia, 1972).

Toutefois, l'intégration régionale en Amérique latine relève d'un isomorphisme que l'on qualifiera de projectif ou domestically-inspired, dans la mesure où les institutions régionales ressemblent aux institutions nationales. Le présidentialisme intergouvernemental qui caractérise les accords d'intégration n'est que la projection du type de présidentialisme pratiqué en Amérique latine. La fédéralisme intergouvernemental en Europe en est une première illustration.

 

L'hypothèse de la fédéralisation de l'Union européenne (Croizat, Quermonne, 1999)

La plupart des théories de l'intégration européenne se penchent sur le processus d'intégration, c'est-à-dire tentent d'expliquer (et souvent de prédire) comment l'intégration progresse ou régresse.

Plus rares sont les tentatives pour décrire la structure produite : qu'est-ce-que l'Union européenne? : plus qu'un régime, moins qu'une fédération (Wallace), un objet politique non identifié (Delors), ce qui laisse une marge considérable.

Si l'on admet qu'il peut y avoir un rapport (sans aller jusqu'au mimétisme institutionnel) entre les institutions des États membres d'un processus d'intégration et les institutions communautaires qu'ils mettent en place, alors le caractère hybride de l'UE n'est pas étonnant : entre le fédéralisme coopératif allemand et le centralisme français, il est bien difficile de faire une synthèse (de même entre le parlementarisme dominant en Europe et le semi-présidentialisme à la française).

Aujourd'hui l'hypothèse que l'UE est une fédération, ou plutôt est en voie de fédéralisation, est de nouveau explorée. «De nouveau», parce que telle était l'ambition originale de la construction européenne, et de la théorisation des fonctionnalistes.

Si l'on suit toujours cette idée de projection au niveau communautaire d'institutions nationales, cela signifie que l'UE ressemble de plus en plus à l'Allemagne. 

Examinons l'hypothèse de Croizat et Quermonne de plus près.

  • C et Q admettent bien entendu que l'UE n'est pas une fédération, pour 3 raisons : (1) «il n'existe pas au sein de l'UE de "super-État"». Même s'il y a un Parlement et une Cour de justice, le gouvernement est partagé entre le Conseil européen, le Conseil de l'Union et la Commission; (2) «il n'existe pas de répartition des compétences entre les États membres et l'Union, conférant à celle-ci de véritable compétence exclusive dans des domaines strictement limités»; et (3) «l'Union se trouve privée de la "compétence de la compétence", le pouvoir "constituant" restant aux mains des États».

Il précise qu'il ne faut d'ailleurs pas juger du caractère fédératif de l'UE avec le modèle des États-Unis en tête car celui-ci, avec sa répartition rigide des compétences établie au profit du Congrès, est obsolète. Les fédérations apparues au XXème siècle prévoient plutôt «une coopération entre gouvernements fédéral et fédérés» avec «une grande flexibilité à des structures qui reposent sur la séparation et l'autonomie» et évidemment un gouvernement central.

Or l'UE fonctionne bien à la négociation et au compromis, mais sans gouvernement central.

Mais d'un autre côté, C et Q soulignent que l'UE a dépassé le stade de la Confédération d'États, parce qu'il y a des institutions communes inexistantes dans les confédérations et qu'il y a des politiques communes qui pour certaines d'entre elles dépassent en intensité d'intégration les politiques fédérales de certains pays comme le Canada (Leslie). De toute façon l'UE n'a jamais aspiré à devenir une Confédération et ce modèle, qui apparaît pour des raisons militaires ou diplomatique, est toujours instable.

  • L'hypothèse de C et Q est : on observe en Europe la consolidation d'un fédéralisme intergouvernemental, aussi bien dans les États membres que dans l'Union.

En dehors des 2 fédérations (Allemagne et Autriche), il y a bien un processus de désagrégation qui a conduit la Belgique à adopter des institutions fédérales et les autres États à se décentraliser (France, Royaume Uni, Espagne, Italie notamment). Parallèlement, il y a une agrégation dans l'Union. C'est une fédéralisation d'un type particulier (fédéralisme intergouvernmental), car il y a «imbrication des deux niveaux de gouvernement».

  • Ils examinent d'abord le «modèle fédéral de gestion conjointe et de responsabilité partagée».

Le modèle de base du fédéralisme : «gestion séparée et unilatérale des affaires publiques. En général, l'enseignement, les institutions sociales relevaient exclusivement des décisions des gouvernements fédérés, tandis que les échanges commerciaux, la monnaie, les douanes figuraient parmi les compétences exclusives des autorités fédérales». (69)

Commentaire : «Cette gestion séparée pouvait être une source de conflits dans les zones incertaines de la répartition des compétences, mais elle était surtout une entrave dans la recherche de solutions répondant  à des aspirations et à des défis communs tels que la lutte contre la récession économique des années 1930, la participation à la seconde guerre mondiale, puis à la réalisation des promesses de l'État-providence ou, de nos jours, la protection de l'environnement et la libéralisation des échanges».

«Pour répondre avec efficacité à des contraintes communes qui dépassaient les possibilités d'intervention d'un seul ordre de gouvernement, fédéral ou fédéré, des rencontres et des mécanismes de négociation, souvent informels, se sont mis en place pour réaliser dans les fédérations, à côté et au-dessus d'une gestion séparée, une gestion conjointe des affaires publiques entraînant l'exercice de responsabilités partagées dans un certain nombre de matières. D'une manière empirique, à côté des matières exclusives, partagées ou parallèles subsistant dans les textes, apparaissent donc aujourd'hui des matières concurrentes ou mixtes, qualifées en Allemagne de tâches communes, relevant de la coopération intergouvernementale. Cette évolution nous permet d'ajouter un élément nouveau dans la définition du fédéralisme contemporain qui fait une large place à la négociation : un mode de gouvernement qui repose non seulement sur l'autonomie des communautés fédérées et leur participation aux institutions et décisions fédérales, mais surtout sur une coopération entre gouvernements, pour atteindre des buts communs par des ententes, des programmes et des financements conjoints».

Quels sont les différents processus de coopération?

C et Q en distinguent 2 types : coopération horizontale et verticale.

. La coopération horizontale entre entités fédérées est ancienne : «pour échanger des informations, coordonner leurs interventions dans les matières relevant de leur autonomie, par exemple celles relatives au calendrier scolaire ou à l'aménagement des voies de communication et, aussi, pour présenter un front commun face au gouvernement fédéral». Exemples : en Suisse, conférences de chefs de départements administratifs; en Allemagne, conférences des ministres-présidents, conférences des ministres, comités de fonctionnaire...; en Belgique, rencontres inter-fédérées; en Autriche, il existe un organe de coordination des Länder.

. La coopération verticale fédérale/fédérées est plus intéressante parce que d'une certaine manière elle remet en question le dualisme. C et Q soulignent 4 facteurs qui favorisent cette coopération verticale, notamment en Allemagne et au Canada : (1) «l'importance, en particulier dans les fédérations européennes, du domaine de législation concurrente ou parallèle invite les autorités politiques des deux niveaux de gouvernement à échanger des informations, et à se concerter au préalable pour éviter les possibilités de conflits juridiques ultérieurs»; (2) «l'application du principe de l'administration déléguée, en Allemagne et en Suisse, joue un rôle décisif. En vertu de la constitution, les communautés fédérées, les Länder, les cantons, exécutent sur leur territoire la plus grande partie de la législation fédérale.... Cette division des fonctions peut être propice à une exécution non uniforme sur l'ensemble du territoire, voire comporter un risque de détournement de la législation fédérale au niveau de son application.... Pour éviter cette diversité d'exécution, les autorités fédérales peuvent recourir à des mesures de contrainte... Le plus souvent, elles préfèrent associer les exécutants à l'élaboration de la loi fédérale»; (3) «les relations internationales sont aussi un sujet de coopération, en particulier dans le cadre de l'Union européenne, en Allemagne, en Autriche, en Espagne»; (4) «ce sont surtout les conceptions modernes de politiques publiques, d'inspiration keynésienne, qui sont à l'origine du développement du fédéralisme coopératif, ainsi que la réalisation des grands équilibres économiques et financiers permettant d'assurer le financement des investissements publics.... Ainsi des subventions fédérales sont offertes aux communautés fédérées pour atteindre des objectifs particuliers (construction de routes, développement d'aides sociales, d'un type d'enseignement...) assorties de conditions d'utilisation, dont une contribution financière de ces communautés, et de l'application de standards nationaux. Par cette technique, un mécanisme de coopération se met en place. En effet, l'offre fédérale ne peut se réaliser que si elle répond aux demandes et aux soutiens des communautés fédérés et des populations qu'elles représentent. Pour atteindre son objectif, elle ne peut être un acte unilatéral, une injonction, mais le résultat d'une concertation, voire d'une négociation préalable, en un mot de l'application d'une programmation conjointe.

  • Concernant les modalités de la coopération, elles sont assez différentes d'un pays à l'autre.

En Suisse, il existe une «redondance institutionnelle» qui fait que le fédéralisme coopératif implique une «concertation préalable des cantons, des travaux en commission d'experts, l'élaboration de projets par les ministères, puis examen et vote parlementaire, enfin la possibilité d'un recours au référendum législatif» (demande de 50000 citoyens ou 8 cantons). «La fédéralisme coopératif en Suisse est une composante importante dans la recherche de la concordance, voire du consensus helvétique qui concerne tous les acteurs publics et privés de la communauté nationale».

En Allemagne aussi il existe des dispositifs institutionnels, mais « c'est d'une manière informelle ou spontanée que le gouvernement de Bonn a pris l'initiative du développement d'une coopération en marge des règles constitutionnelles, en offrant des subventions assorties de programmes d'utilisation pour faciliter la reconstruction du pays, soutenir les régions et les industries en difficulté, aider l'agriculture, puis au cours des années 1960, pour développer les transports urbains, le système hospitalier, moderniser l'agriculture, lutter contre les disparités régionales, promouvoir une péréquation financière entre les Länder... On estime à environ 400 le nombre de conférences, de commissions, qui réunissent ministres et fonctionnaires des deux niveaux de gouvernement, avec un rythme annuel de 1000 réunions pour réaliser et mettre en œuvre un fédéralisme coopératif». Depuis la réforme constitutionnelle de 1969, la notion de «tâches communes» a été institutionnalisée à cet effet. La notion «reconnaît au Bund le droit de participer au développement des universités, à l'amélioration de la structure économique régionale, de la structure agricole, de la protection des côtes, ainsi que la possibilité d'accorder des aides financières pour des investissements des Länder et des communes destinés à prévenir "une perturbation de l'équilibre global de l'économie, compenser les inégalités de développement à l'intérieur de la Fédération, promouvoir la croissance". Ces tâches sont mises en œuvre par des comités de planification, aux attributions différentes, composés du ministre fédéral compétent selon les matières, du ministre fédéral des finances et d'un ministre pour chaque Land».

En somme, ce qui caractérise ce fédéralisme, c'est «la recherche d'accords consensuels, de décisions conjointes quasi unanimes qui engagent les deux niveaux de gouvernement. En effet, tout retrait, même partiel, d'un gouvernement rend difficile ensuite l'exécution des décisions. Ainsi, en Allemagne, les décisions fédérales sont dépendantes d'un accord unanime dont l'application, au niveau de la fédération, est soumise au contrôle du Bundesrat puisque les tâches communes doivent être mises en œuvre par une "loi fédérale avec l'accord du Bundesrat"».

C et Q en concluent que le fédéralisme moderne (mais pas aux États-Unis où le Congrès reste puissant) c'est ce que les Canadiens appellent un fédéralisme exécutif ou fédéralisme intergouvernemental, «où ce sont les autorités exécutives (ministres, fonctionnaires) des deux ordres de gouvernement qui en constituent les acteurs principaux», où il y a «un déplacement des pouvoirs de décision des deux niveaux de gouvernement, fédéral et fédéré, au bénéfice de mécanismes intergouvernementaux. La répartition des compétences par matières, qu'elles soient exclusives, partagées ou parallèles, est amputée, en quelque sorte, des domaines qui font l'objet de la coopération et qui deviennent, en fait, mixtes ou conjoints».

«Dans ce fonctionnement, la négociation l'emporte sur l'injonction, la coopération va de pair avec la séparation, l'autonomie avec l'interdépendance financière, économique, politique».

C et Q en tirent deux conclusions : (1) «l'importance de la gestion concertée fluctue avec le temps, et les conceptions des politiques modernes. Elle était plus importante à l'époque de l'État-providence qu'à celle du néo-libéralisme, l'un valorisant la centralité et l'égalité, l'autre la régulation par la périphérie et la différenciation»; (2) «ensuite, l'équilibre fédéral n'est jamais définitif. Il se présente comme un compromis perpétuellement réengagé afin de poursuivre d'une manière pacifique et consensuelle, le processus de fédéralisation... le processus fédéral peut être analysé comme la recherche d'un équilibre jamais définitif entre intégration fédérale et différenciation fédérée, obtenu par des décisions conjointes».

  • Conséquences en termes de principes démocratiques et d'efficacité des politiques publiques.

Concernant la qualité de la démocratie, C et Q soulignent 3 problèmes : (1) il est clair que l'évolution du fédéralisme décrite plus haut se fait au bénéfice des exécutifs des deux niveaux de gouvernement. «Les discussions se déroulent dans des instances où la publicité des débats est sommaire, voire absente, pour faciliter la recherche patiente d'un compromis exprimant le consensus le plus large possible. Dans ces conditions, les parlementaires et les électeurs ne peuvent mesurer avec précision la part prise par chaque négociateur et leur responsabilité respective dans les décisions finales»; (2) «le développement rapide du nombre de fonctionnaires, d'experts, fédéraux et fédérés, spécialisés dans "l'intergouvernemental" favorise le développement de solidarités verticales génératrices de réseaux» (lobby...); (3) «ces pratiques accentuent le déclin des parlements».

Concernant l'efficacité des PP, il y a le fameux "joint decision trap" (Scharpf) : «la recherche d'un accord quasi unanime serait générateur de politiques sub-optimales au bénéfice de situations acquises, du statu quo existant, en particulier en matière de lutte contre les déséquilibres territoriaux, de péréquation financière, d'aménagement du territoire, par exemple. Dans le type de négociation diplomatique en vigueur dans les instances intergouvernementales, les acteurs sont surtout sensibles aux demandes de leur électorat et aux intérêts dominants de leur communauté politique. Ainsi, les gouvernements riches ne s'engagent dans un programme que si les transferts financiers ne risquent pas d'accroître leur position de "contributeurs nets" et s'il ne réduit pas leur autonomie en matière d'expertise et de gestion administrative».

  • L'Europe pratique-t-elle un fédéralisme intergouvernemental?

C et Q estiment que la fédéralisation s'opère à deux niveaux simultanément : (1) «les structures gouvernementales, avec la lente émergence d'un ordre de gouvernement européen autonome... résultat d'un "approfondissement" progressif à partir du droit contenu dans les traités et du droit dérivé; (2) «une conception intergouvernementale des politiques communes, reposant sur la négociation et le consensus entre chefs des exécutifs nationaux et dont la mise en œuvre renforce l'intégration communautaire, l'imbrication toujours plus étroite des politiques européennes et nationales, ainsi que des administrations publiques».

C et Q analysent la fédéralisation à plusieurs niveaux : répartition des compétences, portée du droit européen, développement de politiques communes, citoyenneté.

Concernant la répartition des compétences, ils soulignent qu'«aucun acte fondateur ne fixe de façon claire une répartition des compétences exclusives entre l'Union et les États qui la composent.  Ce n'est que par déduction que certains auteurs ont estimé qu'en certains domaines l'Union se voit attribuer par les traités, précisés par la jurisprudence de la Cour de justice, des compétences exclusives limitées. Généralement, sont considérés comme tels la politique agricole commune, ainsi que la politique de la pêche, la politique commerciale extérieure, la politique de la concurrence à un niveau élevé de compétition, les principes fondamentaux de la politique de transports et la régulation du marché intérieur, auxquels s'ajoute depuis le 1er janvier 1999, pour 11 États membres, la politique monétaire».

«En pratique, la coopération entre les États, institutionnalisée par la méthode communautaire, s'est articulée sur la base de compétences concurrentes -ou partagées- aux contours flous et incertains, dont la délimitation s'est établie au coup par coup, en fonction des objectifs à atteindre et du calendrier. Et c'est cette flexibilité qui a permis au phénomène du spill over d'étendre progressivement le champ d'action communautaire»

Le traité de Maastricht a introduit pour réguler ce problème de compétences concurrentes le principe de subsidiarité. Ce principe «vise à opérer un équilibre entre l'action publique de la Communauté et celle des États, sans pour autant figer leurs rapports». 

Problème : «il n'existe pas d'autorité habilitée à vérifier dans quelle mesure il est respecté -si ce n'est par la voie d'autolimitation et de surveillance multilatérale- il en résulte que d'éventuels litiges ne pourront être tranchés que par la Cour de Justice. Ce qui risque de conférer indirectement à celle-ci un pouvoir d'évaluation des politiques communes auquel elle n'est pas préparée».

. C et Q estiment que le droit communautaire est un droit «quasi-fédéral».

Comme les droits fédéraux, le droit communautaire repose sur 3 principes : applicabilité directe et immédiate, primauté par rapport au droit national, principe d'interprétation uniforme grâce à la Cour de justice de Luxembourg.

«Toutefois, cette reconnaissance ne s'étend pas explicitement à la supériorité du droit communautaire sur le droit constitutionnel».

Par ailleurs, depuis la relance des années 80, il y a une «augmentation considérable de la production d'actes communautaires», à tel point qu'aujourd'hui, «le droit originaire ne compte pas moins de 700 articles inclus dans plus d'une dizaine de traités, sans mentionner les protocoles et autres "arrangements" annexes. Quant au droit dérivé, il recelait en 1992, 22445 règlements en vigueur et 1675 directives.... à cela s'ajoutent les actes innomés qui renvoient à un ensemble diversifié de productions des institutions communautaires, telles que les communications de la Commission  (678 en vigueur en 1992), les recommandations du Conseil et de la Commission (185), et les avis de certains comités (en attendant peut-être les actes de la Banque centrale), sans compter les accords et protocoles (1198 en vigueur en 1992)».

«Il apparaît ainsi que l'œuvre législative de la Communauté européenne n'a rien à envier à celle d'un État fédéral, sauf sans doute dans les matières régaliennes relevant de la coopération des États membres, en vertu des deuxième et troisième piliers institués par le traité de Maastricht».

. De même, les auteurs estiment que les politiques communes sont des «politiques publiques quasi-fédérales».

Pour plusieurs raisons : (1) les politiques régulatrices se sont développées, mais «les instances bruxelloises ont très tôt partagé avec les États membres la responsabilité de la conception et plus encore de la mise en œuvre de ces politiques régulatrices. Et ce qui était déjà vrai dans le cadre de la stratégie de l'harmonisation des normes européennes à l'initiative des gouvernements, est apparu encore plus évident au fur et à mesure que l'influence de la jurisprudence Cassis de Dijon a contribué à développer la reconnaissance mutuelle par les États de leurs réglementations et de leurs législations»; (2) «l'absence de services extérieurs des administrations communautaires sur le territoire des États membres a provoqué un véritable dédoublement fonctionnel qui a confié aux administrations nationales la charge d'assurer l'"implementation" des politiques communes. Ce qui a eu pour effet de créer entre les directions générales de la Commission et ces administrations une "communauté administrative en réseau"»; (3) «cette coopération s'et également renforcée au rythme du développement des quelques politiques redistributives qui ont d'abord accompagné la politique agricole commune par le biais du FEOGA-orientation, avant de générer à travers les fonds structurels la politique régionale et la politique de cohésion économique et sociale»; (4) enfin, «l'amorce d'une politique macro-économique inaugurée par le traité de Maastricht pour accompagner la politique monétaire commun entraîne un mode de coordination des politiques nationales, en matière budgétaire, fiscale et sociale...».

C et Q en concluent à une modification de la méthode communautaire : «certes, elle continue à associer étroitement la Commission européenne, le Conseil et le Parlement; et l'extension du pouvoir de codécision au profit de celui-ci tend à lui conférer un rôle accru. Mais dans les matières nouvelles où la Communauté est appelée à jouer seulement un rôle de coordination ou est chargée d'apporter aux politiques nationales une simple contribution, son assouplissement génère une méthode allégée qui se rapproche des conférences fédérales-provinciales canadiennes ou des comités de planification des tâches communes que l'on rencontre en Allemagne».

«A travers cette flexibilité, la part de l'intergouvernementalité, qui a toujours été présente dans la méthode communautaire du fait des attributions du Conseil, ne cesse de croître. Elle se manifeste non seulement à la suite de la démultiplication des formations du Conseil, qui associe un nombre toujours plus grand de ministres à la concertation européenne, mais aussi de l'importance accrue exercée en amont par le COREPER et les multiples comités d'experts qui renforcent la pratique de la comitologie. Il en résulte une imbrication de plus en plus intense des administrations nationales et communautaires».

Toutefois, les auteurs soulignent que la «fédéralisation de l'UE se manifeste à travers un processus dialectique qui alterne la progression du principe majoritaire avec la résistance des États soucieux de se réserver des mesures de sauvegarde».

Illustration : les difficiles progrès du vote à la majorité qualifiée.

  • Parlementarisation et citoyenneté

Trois éléments alimentent la thèse de la parlementarisation du système communautaire : (1) «le renforcement considérable des pouvoirs du parlement européen, tant en ce qui concerne ses compétences normatives que l'exercice de son contrôle politique»; (2) «la politisation croissante de la Commission européenne, du fait, à la fois, des procédures d'investiture établies par les traités de Maastricht et d'Amsterdam et des auditions inaugurées par les commissions parlementaires à l'adresse des futurs commissaires»; (3) «l'amorce de la constitution d'un réseau interparlementaire, unissant le parlement européen aux parlements nationaux».

Certes c'est un parlementarisme incomplet (pas de vrai gouvernement en face du parlement,  censure que pour la Commission et non pour le Conseil...), «toujours est-il que, même incomplète ou inadapté, la tendance à la parlementarisation du système communautaire est un fait d'expérience. Et elle constitue un homologie de plus qui rapproche la culture politique de l'UE de celle qui a cours au sein de la majorité des pays membres de l'Union».

De même, les auteurs notent que «la citoyenneté européenne constitue une homologie supplémentaire par rapport aux fédérations existantes. Car la relation directe entre le ressortissant d'un État membre et la fédération constitue l'un des caractères généralement attribués à l'État fédéral. De ce point de vue, si la citoyenneté européenne n'existe encore qu'à l'état virtuel, elle n'en constitue pas moins déjà un symbole permettant de conclure que l'UE a franchi une étape qui la situe au-delà de la confédération d'États».

Pour l'heure la citoyenneté européenne c'est : la liberté de circulation et de séjour, l'exercice du droit de vote et éligibilité aux municipales et au parlement européen, la protection diplomatique, le droit de pétition devant le parlement.

• En conclusion, C&Q estiment que s'ils ont repéré des similitudes entre le fédéralisme coopératif et exécutif et le fonctionnement de l'UE, cette dernière est tout de même un modèle en soi car elle se distingue des fédérations sur 4 points : (1) «la coopération intergouvernementale au sein de la Commission n'est ni spontanée ni informelle. Elle est le fait d'une institutionnalisation établie par les traités qui génère une réglementation précise, méticuleuse, voire byzantine»; (2) «les décisions, règlements et directives qui en résultent n'ont pas une valeur contractuelle.... mais ils forment un ordre juridique distinct.qui représente un caractère paradoxalement plus contraignant que les accords conclus par Ottawa et les provinces, et qui va parfois au-delà de ce que connaissent même certains États fédéraux» (3) «le rôle des autorités exécutives nationales et communautaires ne découle pas, comme en Allemagne et au Canada, de la dynamique d'un parlementarisme majoritaire, mais d'un processus quasi-diplomatique»; (4) «les instances supranationales, telles que la Commission, le parlement européen et la cour de justice, loin d'être des autorités négligeables, ne forment pas vraiment un ordre de gouvernement fédéral et ne parviennent à exercer leur médiation entre les États que si elles reçoivent l'impulsion ou bénéficient du vigoureux soutien de gouvernements nationaux influents, comme ce fut à plusieurs reprises le cas du couple franco-allemand».

 

La luxuriance institutionnelle : les Andes et les Caraïbes

L'expérience andine s'ouvre avec la réunion du 16 août 1966 entre les présidents du Chili (Frei), de la Colombie (Lleras Restrepo), et du Venezuela (Leoni), et des représentants d'Equateur et du Pérou. Le traité signé en 1969 prévoit une structure organique modeste, avec une Commission (composée des représentants des gouvernements) chargée du pilotage politique du processus, une Junte (composée de trois personnes nommées par la Commission) disposant de pouvoirs supranationaux afin de représenter l'intérêt général, et deux organes consultatifs (Comité consultatif et Comité économique et social). La structure institutionnelle s'est peu à peu enrichie, sans que leur fonctionnement soit garanti. De fait, l'intérêt général n'a que très rarement émergé (Askisson, 2003).

En 1996, le Groupe andin s'est transformé en Communauté andine (CAN), avec des institutions ressemblant à celles de l'Union européenne.

La Communauté des Caraïbes a suivi la même trajectoire d'institutionnalisation croissante.

 

Le Présidentialisme intergouvernemental dans le Mercosur.

Sans doute la confiance dans les rapports humains, la certitude que les acteurs «font» l'histoire -les dirigeants latino-américains n'ont-ils pas «fait» les transitions?-,  jointes à la volonté d'éviter à tout prix les dérives bureaucratiques, sur lesquelles ont autrefois débouché certains processus d'intégration comme le Pacte andin (PA) ou le Marché commun centraméricain (MCCA), ainsi que l'exemple de la coûteuse Commission européenne, expliquent-ils pourquoi les « pères fondateurs » du Mercosur ont d'emblée refusé de donner une quelconque dimension supranationale aux institutions créées. 

L'expérience de l'Association latino-américaine d'intégration (ALADI) a aussi fourni aux concepteurs du Mercosur un exemple de méthodologie qui a servi de repoussoir. L'ALADI a beau posséder un siège à Montevideo, où des diplomates sont détachés pour représenter l'intérêt général de l'intégration régionale, cette association n'a à aucun moment pu rendre opérationnel son potentiel supranational.

Il faut enfin ajouter l'abyssale asymétrie entre les États membres. Il semble a priori difficilement concevable que le Brésil accepte le principe d'un transfert d'autorité. 

Tous ces facteurs ont contribué à l'adoption d'une méthodologie gradualiste et finalement fonctionnaliste de l'intégration, où l'institutionnalisation suivrait éventuellement les progrès du scope and level de l'intégration.

Le traité d'Asuncion (1991) portant sur la création du Mercosur, prévoyait dans son chapitre 2 une modeste «structure organique» composée d'un conseil du marché commun (CMC) et d'un groupe du marché commun (GMC) où toutes les décisions sont prises à l'unanimité. Le CMC est l'organe suprême ayant à sa charge la conduite politique du processus d'intégration. Il est composé des ministres des relations extérieurs et de l'économie et se réunit autant de fois qu'il le désire et au moins une fois par an avec la participation des présidents de la république. Le GMC est l'organe exécutif doté de capacités d'initiatives, coordonné par les ministres des affaires étrangères, disposant d'un secrétariat administratif et pouvant créer des sous-groupes de travail venant s'ajouter aux dix prévus par l'annexe 5 du traité d'Asunción (1 Questions commerciales; 2 Questions douanières; 3 Normes techniques; 4 Politique fiscale et monétaire en rapport avec le commerce; 5 Transport terrestre; 6 Transport maritime; 7 Politique industrielle et technologique; 8 Politique agricole; 9 Politique de l'énergie; 10 Coordination de politiques macro-économiques). Il est composé de 4 représentants par pays émanant des Ministères des affaires étrangères, de l'économie et des Banques centrales.

Chaque sous-groupe a travaillé en commissions ou groupes ad-hoc pour présenter au GMC des «recommandations». Le GMC pouvait alors prendre des «résolutions», seul le CMC étant habilité à prendre des «décisions».

Passé sa période de transition, le Mercosur adopte en décembre 1994 le Protocole d'Ouro Preto -«Protocole additionnel au traité d'Asunción sur la structure institutionnelle du MERCOSUR»- qui lui donne son armature institutionnelle définitive.

Les deux organes provisoires prévus par le traité d'Asunción, CMC et GMC, sont maintenus et quatre autres sont ajoutés : la Commission du commerce (CCM), la Commission parlementaire conjointe (CPC), le Forum consultatif économico-social (FCES) et le Secrétariat administratif du MERCOSUR (SAM).

Le CMC, le GMC et la CCM sont les trois organes de nature intergouvernementale disposant de capacités de décisions.

Le CMC, organe supérieur, conserve la conduite politique du processus d'intégration, en vue de la réalisation d'un marché commun. Le GMC, organe exécutif, fait des propositions au CMC et prend des mesures pour mettre en application les décisions du Conseil. La CCM assiste le GMC en veillant au bon fonctionnement de l'union douanière.

La CPC est l'organe représentatif des parlements et a pour fonction d'accélérer l'entrée en vigueur des normes émanant des différents organes du MERCOSUR et de contribuer à l'harmonisation des législations. Le FCES doit permettre aux secteurs économiques et sociaux de faire de propositions au GMC sur les orientations prises par le MERCOSUR. Enfin, le SAM est simplement un organe d'appui qui se bornera à publier un Bulletin officiel du MERCOSUR et archiver les documents officiels.

Si la modestie de la structure institutionnelle était surprenante dans le traité d'Asunción, elle continue de l'être dans le protocole d'Ouro Preto. 

D'emblée, deux problèmes sérieux se posent à cet égard : l'application des normes juridiques et la résolution des litiges.

Ni le traité d'Asunción, ni le protocole d'Ouro Preto ne disposent de l'équivalent de l'article 189 du traité de Rome distinguant clairement une décision «obligatoire dans tous ses éléments pour les destinataires qu'elle désigne», une directive qui «lie tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances nationales la compétence quant à la forme et aux moyens», un règlement qui «a une portée générale», «est obligatoire dans tous ses éléments» et «est directement applicable dans tout État membre», des recommandations et avis qui ne lient pas les États membres. 

Certes, il est bien précisé dans le protocole d'Ouro Preto que le CMC prend des «décisions», le GMC des «résolutions» et la CCM des «directives» qui, toutes, «sont obligatoires pour les États membres». Mais il est aussi spécifié dans l'article 42 que les normes émanant de ces organes du MERCOSUR «quand cela est nécessaire, devront être intégrées aux systèmes juridiques nationaux grâce aux procédures prévues par les législations de chaque pays». C'est naturellement le cas des protocoles qui doivent être ratifiés par les différents pays. Pour le reste, l'article 38 du protocole d'Ouro Preto stipule que «les États membres s'engagent à adopter toutes les mesures nécessaires pour assurer, dans leur territoire respectif, l'exécution des normes émanant des organes du MERCOSUR prévus par l'article 2 de ce protocole» (CMC, GMC, CCM). Enfin, l'article 40 du protocole prévoit un dispositif d'entrée en vigueur simultanée des normes émanant des organes du MERCOSUR. Celui-ci comprend trois étapes : «une fois la norme approuvée, les États membres adoptent les mesures nécessaires à leur intégration dans l'ordre juridique national», puis «quand tous les États membres ont informé de l'incorporation des normes à leur ordre juridique le Secrétariat administratif du MERCOSUR en informe chaque État membre», et «les normes entrent en vigueur simultanément dans les États membres 30 jours après la communication du Secrétariat».

En somme, les États sont soumis à une obligation de résultats et on ne peut guère parler d'applicabilité directe. Les normes juridiques doivent bien faire l'objet d'une réception dans les droits nationaux, ce qui ralentit considérablement le processus.

Par ailleurs, comme il n'existe pas de cour de justice chargée d'interpréter les textes, aucune jurisprudence ne peut apparaître qui, à l'instar de ce qu'a réalisé la Cour de justice des communautés européennes, pourrait progressivement imposer la primauté du droit communautaire.

Le protocole d'Ouro Preto a en ce sens surpris, puisqu'il a conservé le protocole de Brasilia de résolution des controverses adopté en décembre 1991, et entré en vigueur le 24 avril 1993. Celui-ci ne prévoit pas de dispositif permanent, encore moins une véritable cour de justice. Le protocole d'Ouro Preto n'a fait qu'ajouter que les directives de la CCM, au même titre que les décisions du CMC et les résolutions du GMC, serviront de base aux arbitrages rendus par le tribunal ad-hoc qui peut être formé en cas de litige. 

Cette absence de dispositif permanent durant les dix premières années de fonctionnement du Mercosur a contribué à la politisation de la résolution des différends. Dans la pratique en effet, les litiges sérieux ont été réglés au plus haut niveau, lors de négociations politiques.

Comment a évolué cette structure organique ? (Pena, Rozembert, 2005)

Le Conseil du marché commun (CMC) a eu tendance à déléguer de nombreuses compétences au Groupe du marché commun (GMC) et n'a pas joué le rôle d'entrepreneur de l'intégration que l'on aurait pu attendre. Il s'est souvent contenté d'arbitrer des litiges qui remontaient jusqu'à lui, et n'a pas su imposer une vision ou incarner un projet à moyen ou long terme.

Le GMC, de son côté, s'est considérablement étoffé, avec la création en son sein de forums de discussion : 14 sous-groupes de travail (Communications, aspects institutionnels, règlements techniques, questions financières, transports, environnement, industrie, agriculture, énergie et mine, questions liées au travail, santé, investissement, commerce électronique, et suivi de la conjoncture économique et sociale), 8 Réunions spécialisées (Science et technologie, tourisme, promotion commerciale, infrastructure de l'intégration, coopératives, autorités cinématographiques et audiovisuelles, agriculture familiale, défenseurs publics, et communication sociale), 2 Groupes (Services et contrats publics), 7 Groupes ad hoc (Concessions, secteur sucrier, relations extérieures, commerce de cigarettes, intégration frontalière, intégration sanitaire et phytosanitaire et biotechnologie agricole) et 2 Comités (Coopération technique et automobile).

Le GMC est aussi assisté par deux Réunions techniques (Incorporation des normes du Mercosur, Questions budgétaires), et il existe enfin une Commission socio-laborale et un Centre de promotion de l'Etat de droit.

Comme le notent Pena et Rozemberg, cette multiplication des organes auxiliaires impliquant des fonctionnaires de nombreux ministères « a permis de diffuser largement dans l'administration publique la problématique de l'intégration. Ce qui différencie le Mercosur de la tendance latino-américaine des années 60 et 70, où la création de 'ministères de l'intégration' répondait, souvent, à une volonté d'isoler les projets d'intégration ».

Ils observent toutefois une difficulté de coordination et, surtout une surcharge de travail dans le GMC qui entraîne des retards et des malentendus, le GMC étant amené à émettre des recommandations dans des domaines qui ne relèvent pas de la compétence traditionnelle des ministères des affaires étrangères.

Cette difficulté de coordination est aggravée par le fait que de nombreux organes auxiliaires créés par le GMC sont composés de fonctionnaires de rang supérieurs à ceux du GMC. Du coup, ces organes auxiliaires ont acquis une certaine autonomie d'action qui en fait des entrepreneurs de l'intégration.

Globalement, cette incapacité à mettre en cohérence le fonctionnement des organes auxiliaires a entraîné une efficacité décroissante du GMC.

La CCM, qui veille à la politique commerciale, a connu une évolution similaire, avec la création en son sein de 10 comités techniques (amenés progressivement à 6 : Droits de douane et problèmes de nomenclature, questions douanières, normes et disciplines commerciales, politiques publiques de distorsion à la compétitivité, défense de la concurrence, défense du consommateur, défense commerciale et sauvegarde). Cette Commission a par ailleurs été absorbée par la résolution des conflits commerciaux entre Etats membres.

En ce qui concerne le Secrétariat du Mercosur, j'ai soutenu (en m'avançant peut-être un peu) qu'il était entrain de devenir un entrepreneur d'intégration, à l'occasion de la transformation en 2003 du modeste Secrétariat administratif en Secrétariat technique doté d'un secteur d'assistance technique. (Dabène 2005)

La tâche de ce nouveau Secrétariat consiste depuis lors à « contribuer à la formation d'un espace de réflexion commun sur le développement et la consolidation du processus d'intégration ».

L'organisation en 2003 d'un concours de recrutement de 4 assistants techniques, deux économistes et deux juristes, a bouleversé bien des habitudes. Sélectionnés parmi plus de 400 candidats, les 4 nouveaux assistants disposent d'une légitimité que leur confère leur très haute compétence, et qui les pose en position de surplomb par rapport aux diplomates de piètre niveau qui ont en main les différentes négociations depuis une quinzaine d'années. 

Avec ce secteur d'assistance technique, en embryon de défense de l'intérêt commun apparaît pour la première fois.

La première année de fonctionnement du SAT a immanquablement été le témoin de nombreux accrochages, notamment avec les secteurs les plus conservateurs de la diplomatie, très attachés au caractère strictement intergouvernemental du Mercosur. Les « ennemis » du SAT sont par exemple parvenus à subordonner le soutien technique apporté aux différents organes consultatifs du Mercosur à l'accord préalable unanime des organes permanents, ce qui risque de contraindre le SAT à exercer ses fonctions de manière plus informelle.

Mais les Assistants techniques sont parvenus à faire prévaloir leurs points de vue intégrationnistes et à donner à voir la perspective régionale de l'intégration, ce qui leur a permis d'être entendu par les hautes sphères du pouvoir.

Ainsi, dans le respect de la décision CMC 30/02, le SAT a élaboré en 2004 son premier rapport semestriel, et a donné à cet exercice le ton critique et prospectif qu'appelaient de leurs vœux les membres du CMC. (Secretaría del Mercosur, 2004) En le rendant public, et en inspirant l'organisation d'un séminaire de réflexion préparatoire au sommet d'Ouro Preto de décembre 2004,  le SAT est allé plus loin encore, en s'affirmant comme nouvel entrepreneur politique du Mercosur.

Les débats auxquels ont donné lieu ce séminaire, qui a bénéficié de la participation de personnalités politiques de poids, comme le conseiller diplomatique du président Lula, Marco Aurelio Garcia, ont apporté un soutien sans équivoque aux thèses intégrationnistes du SAT.

Car l'enjeu résidait bien dans la préparation du sommet du Mercosur d'Ouro Preto, du 17 décembre 2004. Après s'être abstenu de célébrer le dixième anniversaire de la signature du traité d'Asunción en 2001, un « deuxième » dixième anniversaire serait célébré par les présidents Lula, Kirchner et Tabaré Vasquez, tous très attachés aux progrès de l'intégration.

Je n'insisterai pas ici sur les autres organes créés par le POUP, le Forum économique et social (FCES) et la Commission parlementaire conjointe (CPC). Leur fonctionnement soulève le problème de la démocratisation du Mercosur que j'aborderai plus loin. 

J'indique en revanche les autres institutions créées en marge du POUP :

  • Le Forum de consultation et concertation politique (FCCP), organe auxiliaire du CMC, qui coordonne de nombreuses réunions spécialisées
  • Les réunions de ministres, qui sont arrivées au nombre de 13 (Economie et présidentes des Banques centrales, agriculture, santé, travail, mines et énergie, tourisme, environnement, justice, éducation, culture, intérieur et développement social).
  • Commission de représentants permanents du Mercosur (CRPM). Créée en 2003, elle a à sa tête un Président (Duhalde) qui a notamment la capacité de représenter le Mercosur à l'extérieur.
  • Un Tribunal de révision permanent
  • Un Tribunal administratif du travail

Des analystes comme  Celina Pena et Ricardo Rosemberg soulignent avec raison que cette structure organique possède des caractéristiques de flexibilité et gradualisme. D'autres ne s'étonnent pas de sa relative impuissance à mettre en œuvre des politiques communes, car les Etats membres ne sont guère capables de faire mieux.

La multiplication des organismes s'est accompagnée d'une concentration des pouvoirs en leur sein. Chaque organe se comporte à la fois comme instance de délibération et de décision, ce qui peut générer de l'inefficacité et de l'autisme, surtout en période de crise.

Par ailleurs, le Mercosur se heurte à un problème de mise en œuvre de ses normes. On évalue à 45% la proportion de normes en vigueur.

 

Dans quelle mesure peut-on dire que ces caractéristiques politico-institutionnelles reflètent celles des États-membres ?

On peut raisonner à plusieurs niveaux.

- Au plan des institutions, il serait absurde de rechercher une homologie parfaite. L'économie générale des institutions est toutefois comparable, dans la mesure où il y a une tendance à l'appropriation croissante de domaines d'action publique par le biais de la création d'agences de régulation. D'une certaine façon, cela reflète une tendance repérable dans les années 90 au Brésil comme dans beaucoup d'autres pays, à la réforme de l'État, allant dans le sens d'une « privatisation ». 

L'idéologie managériale qui inspire un peu partout ces réformes, confère à l'administration publique un rôle de pilotage et renvoie la mise en œuvre des politiques publiques à des partenaires publics ou privés qui doivent rendre des comptes (voir la réforme de Bresser Pereira au Brésil en 1995). La multiplication des groupes dans le Mercosur repose sur une logique analogue, à une nuance près toutefois car ces groupes n'accueillent en général que peu de représentants de la société civile.

La gouvernance régionale dans le cadre du Mercosur n'est en ce sens pas si éloigné de la gouvernance d'un pays comme le Brésil d'après la réforme de l'État.

On peut aussi rappeler, sur une période plus longue, la caractérisation de Hischman sur les agences bureaucratiques dans le policy making.

- Mais on peut raisonner sur un autre plan, en s'intéressant non pas au mode, mais au style de gouvernance, pour se référer au comportement des acteurs politiques.

Comme souligné plus haut, dans le Mercosur les présidents vont chercher sur la scène communautaire des dividendes politiques, un peu comme les parlementaires canalisent des ressources publiques vers leur fief électoral. Le « jeu politique » est analogue.

Un jeu de faux semblants où les politiques renoncent à gouverner pour se cantonner aux apparences, où les politiques tâchent d'incarner des décisions lorsqu'elles sont prises ?

On retrouverait le même cas de figure dans les Andes ou en Amérique centrale, où le présidentialisme intergouvernemental apparaît comme refus d'investir des institutions d'une quelconque utilité et un substitut à la mise en commun de souveraineté.

 

Travaux

Incidencia de las Secretarias del MERCOSUR y de la CAN en los respectivos procesos de integracion regional. Un analisis comparado, Mario Filadoro, Tesis de Mastria en relaciones y negociaciones internacionales, FLACSO, Buenos Aires, Diciembre 2008.

Aude Blénet, Kevin Parthenay, Lionel Poussery, Samuel Poyard, L'intégration régionale au concret: dynamique et évolution des budgets de l'intégration, Master de Sciences Po, 2009.

 

Mise à jour le Dimanche, 22 Novembre 2009

 

Retour en haut de page