Accueil>Les arts : une ressource féconde pour enseigner les relations internationales

17.10.2017

Les arts : une ressource féconde pour enseigner les relations internationales

Portrait de Frédéric Ramel  (crédits : Thomas Arrivé)

Entretien avec Frédéric RAMEL, Professeur des universités en science politique, Directeur du Département de science politique.

De quand date l’intérêt pour les arts dans l’enseignement des relations internationales ?

C’est à la fin des années 1990 que souffle un intérêt pédagogique pour les arts. Les productions cinématographiques sont alors les supports privilégiés, essentiellement utilisés pour introduire les théories des Relations Internationales (RI). Le 11 septembre a également joué un rôle d’amplificateur en générant toute une série de films et de séries qui traitent à la fois de l’événement mais aussi des politiques adoptées dans le cadre d’une « guerre à la terreur ». Depuis, l’International Studies Association – une des principales sociétés savantes de la discipline – organise régulièrement des panels sur cet aspect dans ses congrès annuels. Elle a même créée l’année dernière une nouvelle section intitulée Science, Technology, Art and International Relations dont l’une des préoccupations consiste à clarifier les usages pédagogiques des supports audiovisuels. Il faut souligner que cet intérêt renvoie de façon plus profonde à un esprit d’ouverture qui anime l’enseignement des relations internationales. Par exemple, c’est d’abord dans ces classes que les exercices de jeux de rôle et de simulations ont fait l’objet d’application.

A quoi servent ces supports dans les enseignements à Sciences Po ?

Quelle que soit la tradition à laquelle ils sont rattachés (Sociologie des Relations Internationales ou Sociologie Politique de l’International), les enseignants à Sciences po prennent leur distance par rapport aux théories essentiellement américaines. Autrement dit, les films ne servent pas à se familiariser avec des écoles de pensée (réalisme, libéralisme, constructivisme) mais plutôt à aborder un enjeu spécifique. Ainsi, ils peuvent aider l’étudiant(e) à mieux saisir les mutations du fait guerrier contemporain, notamment celles qui affectent les modes de combat. Regarder la scène du débarquement dans Il faut sauver le soldat Ryan puis celle qui décrit le départ des troupes onusiennes du Rwanda dans Sometimes in April permet immédiatement de repérer une désétatisation du fait guerrier. Les combattants ne sont plus les mêmes. Mais ces films n’ont pas seulement une fonction illustrative. Ils permettent d’accéder à l’information par d’autres moyens. Au sein du Master Relations Internationales de l’Ecole Doctorale, le film documentaire Eau argentée qui traite de la guerre en Syrie a été projeté en présence de l’un des réalisateurs. Il a été suivi d’un débat. Cette séance a offert un autre éclairage du conflit en dehors du cours magistral ou des recherches produites par les étudiants. C’est toujours apprécié car cela génère un décentrement paradoxal: décentrement par rapport aux outils traditionnels du cours et paradoxal car une fiction enchâssée dans l’actualité brûlante rapproche plus qu’elle n’éloigne l’observateur de la compréhension des faits internationaux.

Jusqu’à présent, vous avez parlé essentiellement des films. Quels sont les autres supports visuels exploités dans le cadre pédagogique ? Comment les traiter ?

Les images sous toutes leurs formes peuvent être utilisées, qu’elles relèvent de l’histoire de l’art, de la culture populaire ou bien même du marketing et de la publicité. Ici, je rejoins totalement la position de Laurence Bertrand Dorléac dans un des précédents entretiens. Du point de vue méthodologique, les étudiants doivent se familiariser avec les outils qui permettent de les décoder : l’importance du contexte, la mise en relief des chaînes de production, les modalités de circulation. A ces éléments de base, s’ajoutent les instruments d’interprétation spécifiques des images comme le cadrage ou encore l’icône. A cet égard, savoir repérer les icônes sur la scène mondiale permet d’enrichir la formation des étudiants. Ils pourront les repérer et mieux saisir leur usage parfois contradictoire. L’icône ne renvoie pas ici à la diplomatie des célébrités autour des figures du show-bizz qui servent une cause, qui assurent la promotion d’une organisation intergouvernementale. Cet aspect bien sûr n’est pas à négliger à l’heure où la logique du branding et le renforcement de la réputation façonnent en grande partie la stratégie des acteurs internationaux. Mais par icône, on entendra plutôt des figures qui deviennent des référents.

Les images servent également à repérer les transformations à l’oeuvre dans les pratiques diplomatiques. Par exemple, dans l’un des séminaires que j’anime, je laisse les étudiants réagir à deux représentations très différentes tant du point de vue du contexte historique que du point de vue du type de support : Les Ambassadeurs d’Holbein (1533) et quelques planches de la BD Quai d’Orsay. Les deux représentations permettent de repérer les fonctions diplomatiques : représenter, négocier, informer. Toutefois, les modalités que revêtent ces fonctions subissent des transformations. L’acte d’informer dans le tableau d’Holbein repose sur la nécessité de regarder de façon oblique, « à côté ». En effet, ce n’est qu’en se plaçant de biais qu’une forme étrange apparaît au sol, un crane humain selon le procédé d’anamorphose (une image à la fois cachée et distordue). Le message diplomatique suppose secret et discrétion. Si Quai d’Orsay présente des affinités avec une telle posture, notamment à travers la figure du directeur de cabinet sobre en mouvement et cherchant à préserver la confidentialité, la BD insiste sur la dimension discursive ainsi que la diplomatie publique.

Paradoxalement, les sciences sociales ont trop longtemps négligé l’étude des images. Or, comme le révèle le célèbre tableau de Rembrandt La Leçon d’anatomie du Dr. Tulp,  montrer et démontrer ont une simple différence de degré et non de nature. Dans un cours de RI, le message va au-delà. Ce champ d’analyse a souvent été considéré à tort comme celui du calcul froid et de la rationalité des acteurs étatiques monopolisant la scène. En observant production, narration et circulation des images, les étudiants sont éveillés à un autre aspect trop souvent négligé : celui des émotions et des affects qui participe pleinement de la réalité internationale. Il ne s’agit en aucun cas de substituer un regard à un autre mais de montrer que « l’arène internationale » n’est pas imperméable au sensible. Elle peut d’autant moins l’être à l’heure où le sort des étrangers distants n’est plus inconnu grâce à la vélocité des outils de communication digitale.

Comment les arts peuvent-ils servir à l’expérimentation pédagogique ?

Paradoxalement, l’article de Roland Bleiker qui a généré un tournant esthétique dans les RI (‘The Aesthetic Turn in International Political Theory’, Millennium. Journal of International Studies 30, 2001) n’intègre pas la dimension pédagogique. Toutefois, il en appelle à de nouvelles perspectives. Placer l’étudiant au cœur de cette nouvelle perspective constitue l’objectif principal des innovations pédagogiques. Faire de l’étudiant un créateur de formes artistiques l’amenant à réfléchir sur les relations internationales : tel est l’un des buts poursuivis dans le séminaire que j’anime à Paris School of International Affaires (PSIA) intitulé « Arts et RI ». Outre l’écriture en solo d’un papier selon les principes de la recherche en RI, l’évaluation repose sur une « action artistique » au sein de l’établissement. Cette action est réalisée en groupe (entre 5 et 6). Parallèlement à l’acquisition de compétences dans le domaine organisationnel (monter un projet, savoir respecter un rétroplanning, assurer la coordination au sein du groupe…), les étudiants doivent rendre compte de leur propre apprentissage dans un document récapitulatif comparable à des leçons apprises. Cet exercice est semé d’embuches car des contraintes administratives pèsent bien souvent sur l’organisation de ce type d’événements lorsqu’il n’est pas intégré dans un programme plus large sous la responsabilité du Bureau des Arts. Néanmoins, ces expériences montrent bien que l’apprentissage ne résulte pas seulement de la transmission mais d’une réflexivité que les étudiants peuvent eux-mêmes éprouver. Elles peuvent être menées de différentes manières :

  • en collaboration avec un artiste, les étudiants fabriquent une œuvre nouvelle qui les fait réfléchir sur une dimension des RI comme le sens de la coopération internationale (« Meeting Point » avec l’artiste Malgache Joël Andrianomearisoa, 2014),
  • en s’inspirant d’une œuvre d’un artiste, les étudiants reproduisent une installation source de dialogue avec les participants sur le sens qu’ils confèrent à l’identité nationale et au cosmopolitisme (« Identity Constellation » sur le modèle de « Identity Tapestry » de Mary March, 2015),
  • en inventant eux-mêmes une installation sur un thème qui relève des RI à l’instar des représentations de la « guerre à la terreur » (« The Black Box of US vision of Islamic extremism », 2015).

On est ici dans une formule d’enseignement qui est plutôt pragmatique fondée sur la connexion entre expérience et apprentissage, ainsi que sur le développement de raisonnements plutôt que la mémorisation de faits. Mais on est aussi en présence d’une conception de la recherche car on a tendance à oublier que le chercheur est aussi en une partie un créateur.

Suivez-nous sur Twitter