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17.10.2017

L'école du regard

Laurence Bertrand Dorléac (crédits : Sciences Po)

Entretien avec Laurence BERTRAND DORLEAC, Professeure à Sciences Po, Centre d'histoire.

Quoi de neuf à Sciences Po en matière d’enseignement des images ?

Beaucoup de choses, à commencer par la création du premier poste permanent d’histoire de l’art, en 2009. Sciences Po s’est beaucoup diversifié et la nouvelle réforme qui sera mise en oeuvre accorde une place plus importante aux « humanités politiques ». Dans cet esprit, l’histoire de l’art fait partie de ce que tout étudiant et toute étudiante doit connaître pour aborder le monde d’aujourd’hui, qui est fait de beaucoup d’images et d’un besoin de sensibilité qui reste une spécialité des humains.

Le monde d’aujourd’hui est envahi d’images de toutes sortes, oui, mais est-ce si nouveau que cela ?

Non, on s’est acheminé graduellement vers un monde où l’image est prépondérante, avec un impact, sinon plus important, plus durable que le texte. Les études scientifiques prouvent que l’on est traversé, touché plus vite et plus directement par les images que par les textes. Si vous accrochez au mur une image et à côté, un texte le plus intéressant soit-il, l’image gagne la partie.

C’est une histoire assez ancienne. L’historien hollandais Huizinga écrit déjà en 1919 que : “Si l’on avait demandé en 1840 à un homme cultivé de définir en quelques mots la civilisation française du XVe siècle, sa réponse eût été probablement inspirée en grande partie par des impressions tirées de l’Histoire des ducs de Bourgogne de Barante et de Notre-Dame de Paris de Victor Hugo (…) La même expérience donnerait aujourd’hui un résultat tout différent. Les personnes interrogées citeraient (…) avant tout les œuvres d’art. (…) ».

Notre perception des temps reculés, notre organe historique deviennent de plus en plus visuels. Mais notre organe sensible au présent aussi. C’est de cette situation nouvelle que je veux parler en cours avec des nouveaux moyens.

Quels sont ces nouveaux moyens ?

L’école du regard passe par une attention aux images, à leur décryptage. Cela s’apprend par la proximité des œuvres. C’est la raison pour laquelle je fais mon cours de formation commune en master au Musée d’Orsay, là où sont montrées les œuvres que j’étudie dans les étages présentées au-dessus de l’auditorium où je parle, ce qui ne m’empêche pas de projeter beaucoup d’autres images, bien sûr.

Je choisis des œuvres d’art assez complexes, où la dimension polysémique existe. L’autre principe, c’est que je ne me cantonne pas à une histoire de l’art internaliste, comme on aime encore la pratiquer en trop de lieux. Je la mets en relation avec tous les outils disponibles en sciences humaines et sociales. Il ne s’agit pas (seulement) de se délecter, mais de comprendre le processus qui mène de l’imagination d’une œuvre d’artiste, à sa réception sur le moment et sur le temps long. Pour cela, il faut convoquer toutes sortes d’outils : politiques, sociaux, anthropologiques, économiques, techniques, juridiques, sociaux, psychologiques, littéraires, philosophiques, poétiques, etc.. Avant de passer par tout cela, l’image reste orpheline d’une interprétation satisfaisante.

Y-a-t-il des médias d’images à privilégier ?

Non, chaque médium a ses particularités. On ne parlait plus du tout de la caricature, et tout à coup, elle a fait irruption sur la scène internationale. La première fois avec les dessins publiés dans le quotidien danois Jyllands-Posten, repris ensuite par certains organes dont Charlie Hebdo, qui en a produit de nouveaux. Puis, l’attentat de janvier 2015 contre Charlie Hebdo a relancé la question du droit à l’image, à n’importe quelle image. Sur ce cas précis, on peut montrer qu’il ne faut délaisser aucun médium mais aussi qu’une éducation du regard est nécessaire pour distinguer une œuvre, par définition symbolique, qui n’est pas la réalité. Dessiner n’est pas tuer. L’art fait catharsis et il a servi depuis la tragédie grecque à exprimer les choses pour ne pas avoir à les faire, d’une certaine façon. Encore faut-il comprendre comment cela fonctionne. Au présent et au passé. Les deux s’éclairent mutuellement.

C’est original de penser dans les deux sens, on dit toujours que le passé explique le présent mais pas le contraire.

Saisir la charge des caricatures du prophète Mahomet et leur réception contrastée permet de mieux comprendre la querelle des images chrétiennes des temps anciens. Par les événements récents, nous savons à nouveau ce que veut dire la « querelle des images », par le refus de certains croyants des caricatures du prophète qu’ils reconnaissent. Mais cette querelle a été précédée par d’autres refus, par des croyants chrétiens, en particulier, des représentations du Christ jugées inacceptables. Puis, rappelons-nous l’épisode mythique très ancien de l’adoration du Veau d’or. Dans la Bible est inscrit : « Tu ne te feras pas d’idole ni de représentation quelconque de ce qui se trouve en haut dans le ciel, ici-bas sur la terre, ou dans les eaux plus bas que la terre. » Raconter cette histoire permet de donner des outils nouveaux à l’usage des contemporains.

Avez-vous l’impression que les étudiants regardent mieux les images qui les entourent à la fin de vos cours ?

Je me garderais bien de fanfaronner mais j’essaie de les impliquer dans ce processus de connaissance des œuvres visuelles, à partir d’exemples qu’ils ont aussi à choisir eux-mêmes. Par exemple, dans les travaux que nous demandons et qui doivent être préparés hors cours (de 2e année) sur les représentations de la guerre. Chaque semaine, un ou plusieurs étudiant(e)s présente(nt) l’image qui les a le plus frappés, ce qui les oblige à chercher, à regarder dans les livres mais aussi dans la rue, dans la presse ou sur les réseaux sociaux. Dans la jungle des images, je leur demande de vérifier qu’une image au moins nous attend, nous retient, nous émeut, nous questionne. Puis, je fais intervenir des producteurs de visuel, des artistes qui vont sur le front de guerre, en particulier, qui sont à même d’expliquer le processus de fabrication d’une image, conscient mais aussi inconscient, pour une part au moins.

Car il faut toujours se souvenir que nous ne sommes pas des êtres rationnellement purs et que même les scientifiques les plus absolutistes n’échappent ni à une forme d’idéologie, ni à leur inconscient, cette puissante machine qui ne travaille pas seulement la nuit… Les artistes, eux, intègrent davantage la réalité foisonnante de ce continent-là, ils travaillent avec et c’est peut-être pour cela que leurs images sont aussi percutantes.

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