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25.07.2018

De la fiction à la simulation : de nouvelles méthodes pour favoriser l’esprit critique et la prise de décision

Souvent perçue comme simplement divertissante, la fiction peut s’avérer une véritable ressource pédagogique. Des ateliers artistiques aux exercices de simulation, plusieurs enseignements de Sciences Po mobilisent ainsi l’imagination des étudiants pour favoriser leurs capacités à argumenter et prendre des décisions en situation d’incertitude. Cet article s’appuiera sur la recherche en sciences cognitives pour expliquer comment l’imagination et la fiction peuvent être des leviers de développement de l’esprit critique, ainsi que sur la maquette pédagogique de Sciences Po pour montrer des exemples d’application.

Imaginer avant de décider

Simuler des scénarios fictifs peut aider à la prise de décision dans diverses situations – qu’il s’agisse d’une simple commande au restaurant ou de la mise en place d’une politique publique. Qui n’a jamais en effet imaginé les différentes alternatives possibles et les conséquences qui pouvaient en découler, avant de faire un choix ? (Sloman & Fernbach, 2018, p.62-67). En fait, ces simulations mentales correspondent à une manière de penser dite contrefactuelle çad le fait d’imaginer des déroulements alternatifs à des événements passés ou futurs (Byrne, 2016).

C’est ainsi que pour le chercheur en psychologie cognitive Olivier Houdé « pour prendre des décisions, notre cerveau ne fait pas seulement appel aux expériences passées, plaisantes ou déplaisantes […]. Il doit aussi être capable d’imaginer des scénarios virtuels, hypothétiques (contrefactuels) et d’anticiper des regrets par rapport à eux » (Houdé, 2014, p. 124-129). Selon lui, l’anticipation du regret est en effet une émotion cognitive contrefactuelle pouvant favoriser l’esprit critique par un “guidage émotionnel du raisonnement”. Autrement dit, en imaginant les différents résultats d’une décision potentielle, le cerveau leur attribue une valence émotionnelle (positive ou négative) et décide ainsi en fonction.

Fiction, prise de recul et esprit critique

Promouvoir la lecture et l’écriture de fictions littéraires peut également être un bon moyen pour développer l’esprit critique des étudiants. Par la mise en scène de différents personnages et situations de la vie quotidienne, la lecture d’une histoire fictive peut en effet être perçue comme une “simulation de la société” (Oatley, 2016) ; ce qui représente une opportunité, pour le lecteur, de se décentrer et d’adopter d’autres perspectives sur le monde.

Dans la même logique, le laboratoire de prise de décision sociale de l’Université de Cambridge mène un projet de recherche, autour du développement d’un jeu anti fake news, dans lequel il est demandé aux participants de se mettre dans la peau d’un producteur et diffuseur de fake news pour mieux comprendre les mécanismes sous-jacents au phénomène de la désinformation (Roozenbeek & Van Der Linden, 2018).

La règle est simple : sélectionner les contenus les plus émotionnels (images à sensation ou titres complotistes) afin d’accroître son nombre de followers sur Twitter tout en gardant une réputation crédible. Le projet s’appuie ainsi sur le principe de l’inoculation çad théorie de psychologie sociale selon laquelle, à l’instar de la vaccination, le fait d’être préalablement exposé à une version plus faible d’une fausse information permet de développer ultérieurement une résistance aux autres fausses informations. Le jeu repose également sur une méthode de pédagogie active dans la mesure où les participants ne sont pas simplement exposés à de fausses informations, mais doivent au contraire réfléchir activement à leur production pour mieux s’en prémunir.

Des ateliers artistiques aux exercices de simulation: des pédagogies actives et innovantes à Sciences Po

Orienté vers l’innovation et les pédagogies actives depuis sa création, Sciences Po ne cesse de poursuivre la réflexion sur le renouvellement de ses enseignements grâce à une approche “evidence-based” çad fondée sur des preuves scientifiques. Si des ateliers artistiques sont proposés, depuis 2011, dans la formation du Collège Universitaire, afin de donner l’opportunité aux étudiants d’explorer de nouvelles formes d’expression d’un questionnement sur la société, d’autres types d’enseignement s’inscrivent ainsi dans des protocoles de recherche et font la part belle à l’inventivité des étudiants. Le programme FORCCAST (Formation par la Cartographie des Controverses à l’Analyse des Sciences et des Techniques) développe, par exemple, des exercices de simulation çad des jeux de rôle “par immersion dans un environnement fictif”, dont l’objectif est de “former les participants à l’art du débat et de la négociation en situation de controverse, dans des cas dans lesquels il existe des incertitudes générées par des développements scientifiques et techniques”.

L’application du programme FORCCAST à l’école Télécom Paristech a de son côté introduit “la possibilité de passer par la fiction pour rendre compte [d’une] controverse”. Lors de la dernière restitution, un groupe d’étudiants a ainsi réalisé une performance musicale sur le sujet suivant : “Vers une prévention automatisée du suicide ? Intelligence artificielle et santé mentale”. Selon le témoignage de l’un des étudiants, “le rapp [était] le meilleur moyen d’exprimer ce [qu’il] ressentait à l’intérieur”. Un tel détour fictionnel semble ainsi permettre un meilleur reflet des différentes logiques sociales à l’oeuvre lors d’une controverse socio-technique, tout en rendant compte de sa dimension affective et subjective (Fournoult & Beaudoin, 2017).

Manon BERRICHE, Étudiante à l’École d’Affaires Publiques de Sciences Po (spécialité “Digital, New Technology & Public Policy”) et au Centre de Recherches Interdisciplinaires (CRI). Manon est actuellement en stage de recherche au sein du Laboratoire de Pédagogie Active de Sciences Po.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

Byrne R. M. (2016), Counterfactual thought, Annual review of psychology, 67, 135-157.

Fournout O. & Beaudouin V. (2017), L’art pour la pédagogie : mise en théâtre de la controverse sur le mariage pour tous, Actes du IXe colloque Questions de Pédagogie dans l’Enseignement Supérieur, Grenoble, 13-16 Juin 2017.

Houdé O. (2015),  Apprendre à résister, Paris, France, Le Pommier.

Oatley K. (2016), Fiction: Simulation of social worlds, Trends in Cognitive Sciences, 20(8), 618-628.

Roozenbeek J. & Van der Linden S. (2018), The fake news game: actively inoculating against the risk of misinformation, Journal of Risk Research, 1-11.

Sloman S. & Fernbach P. (2017), The knowledge illusion: Why we never think alone, New York, NY, Riverhead Books.

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