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09.03.2022

(Re)définir la classe : conversation avec Bruno Latour et Nikolaj Schultz

Nikolaj Schultz, Frédérique Aït-Touati, Bruno Latour et Mathias Vicherat (crédits : @Sciences Po)

Le 10 février 2022, Bruno Latour, sociologue, anthropologue, philosophe des sciences, professeur émérite à Sciences Po et Nikolaj Schultz, doctorant à l’Université de Copenhague, avec lequel il a récemment publié Mémo sur la nouvelle classe écologique, étaient à Sciences Po pour discuter autour d’écologie, d’art, du marxisme et des classes sociales, dans le cadre de l’événement "Pourquoi parler de classes géo-sociales ?", organisé par l'École d’affaires publiques. Ils se sont penchés sur l’émergence d’une  nouvelle classe sociale basée sur des préoccupations environnementales et qui poserait la question de l'évolution de notre paysage politique vers un avenir plus durable.

Cet événement, modéré par Frédérique Aït-Touati, historienne des sciences, chercheuse au CNRS et directrice scientifique du Master en Arts Politiques - SPEAP à l’Ecole d’Affaires publiques, a été conçu pour mêler les questions d'art, de politique et de sciences sociales afin de répondre à une nouvelle ère qui se dessine - une ère dans laquelle la crise environnementale est au centre du discours politique.

Comme souligné par le directeur de Sciences Po, Mathias Vicherat, dans son introduction, “il ne s'agit pas que de critères socio-économiques". En inversant la phrase de Richelieu “la politique c’est l’art de rendre possible ce qui est nécessaire” par la suivante : “l’art c’est la politique de rendre possible ce qui est nécessaire”, il a souligné le lien entre l'art et la politique - un élément essentiel du Master en Arts Politiques - SPEAP, conçu par Bruno Latour lui-même.

Un nouveau régime environnemental

Dans son discours, Bruno Latour a noté que, bien que l'environnement soit un sujet courant, il n'est toujours pas entré dans le domaine politique en tant que tel. L'intention de son mémorandum, écrit en collaboration avec Nikolaj Schultz, est donc de conceptualiser l'écologie comme une force d'organisation politique afin d'établir une nouvelle classe géo-sociale capable d'opérer un changement social concret. 

En effet, dans le chapitre d'ouverture de leur ouvrage, ils posent la question suivante : « À quelles conditions l’écologie, au lieu d’être un ensemble de mouvements parmi d’autres, pourrait-elle organiser la politique autour d’elle ? Peut-elle aspirer à définir l’horizon politique comme l’ont fait, à d’autres périodes, le libéralisme, puis les socialismes, le néolibéralisme et enfin, plus récemment, les partis illibéraux ou néofascistes dont l’ascendant ne cesse de croître ? »

Mettre en place un mouvement social avec une influence telle que celle du libéralisme et du néolibéralisme n'est pas une tâche facile. Pourtant, les intentions du mémo sont claires, telles qu’articulées dans le sous-titre du livre ("Comment faire émerger une classe écologique consciente et fière d’elle-même") - à savoir, communiquer leurs idées aux membres des partis écologistes et à leurs  électeurs et électrices. Le succès de ce nouveau régime environnemental dépend, selon Latour, du rôle de l'autorité dans notre société. Selon lui, cette autorité devrait opérer "au niveau planétaire" et "au niveau géopolitique le plus officiel" afin de garantir que les sociétés atteignent l'objectif de rester sous la limite des 2 degrés stipulée par la COP21. 

(Re)définir la classe

Afin de développer leurs idées et d'encourager le développement de cette nouvelle classe fondée sur les préoccupations environnementales, il faut, comme l'a noté Nikolaj Schultz, accepter que l'écologie politique "entraîne des divisions" et qu'elle doit donc "fournir une cartographie convaincante" aux membres potentiels de cette nouvelle classe sociale. En effet, la discussion de Schultz s'est appuyée sur l'histoire des définitions de classe, en commençant par Marx et en passant par les changements dans les conceptions de classe depuis la révolution industrielle. "La classe n'est pas une seule chose", mais plutôt "un champ de bataille qui n'a jamais été complètement stabilisé", a-t-il précisé.

Dans ce "champ de bataille" des définitions de classe, la lutte de Schultz et Latour réside dans l'établissement de liens idéologiques communs au-delà des conceptions traditionnelles de classe. Les raisons de cette situation, comme le précise Nikolaj Schultz, résident en grande partie dans le fait que nos moyens de production contemporains ont radicalement changé depuis l'époque de Marx, entraînant des changements dans l'infrastructure matérielle dans laquelle nous opérons. La pandémie a joué un rôle important dans l'accélération du "reformatage de l'infrastructure matérielle écologique de la société", car elle a entraîné l'arrêt de nos systèmes de production, fait-il remarquer. Elle nous a donc donné l'occasion de "reconsidérer la façon dont les sociétés survivent".

C'est donc à partir de ces cendres que les nouvelles graines d'une classe sociale environnementale ont été plantées et elle commence déjà à apparaître. Comme le note Nikolaj Schultz, le "paysage des classes subit une recomposition" qui rend les intérêts de classe et les hiérarchies de classe traditionnelles plus "territorialisés" et plus étroitement liés à nos moyens d'existence terrestres (sol, terre, air, énergie, etc.).

L'établissement d'un nouvel « imaginaire politique »

Dans leur conception, parce que cette nouvelle classe est organisée en dehors des concepts  traditionnels de la production, elle ne peut plus être définie selon les lignes marxistes. Au contraire, elle "lutte contre l'horizon de la production", revient à des formes de subsistance plus modestes comme la permaculture et crée de nouveaux réseaux sociaux qui sont, selon Schultz, "liés à la terre". La prochaine étape, dans sa conception, est donc de trouver un récit commun dans lequel les gens peuvent s'identifier et trouver des points communs.

Bien qu'il soit difficile d'établir cette nouvelle classe sociale en tant que mouvement politique cohérent, "l'imagination politique", comme l'appelle Schultz, des groupes précédemment divisés contribuera à l'unité. Comme l'a fait remarquer Bruno Latour en réponse à une question étudiante qui qualifiait les personnes issues de différents groupes sociaux de "drôles de compagnons de lit", la diversité des origines de ceux qui rejoignent le mouvement social jouent en faveur du mouvement "car il s'agit d'une question de "reclassement". “Un "drôle de compagnon de lit" peut devenir un ami", s’amuse-t-il.

Selon Bruno Latour, il y a eu un changement dans la vision politique ces dernières années - d'un développement "infini" à une reconnaissance des "limites planétaires" selon lesquelles nous sommes "confinés". Pour lui, non seulement la vision politique du monde a changé, mais notre place dans celui-ci a également changé. Puis de conclure : “Nous les écologistes, vous les écologistes, nous n’avons pas le temps, mais il faut quand même le prendre”.

L'équipe éditoriale de Sciences Po

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