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26.02.2020

La puissance des faibles : repenser les relations internationales

Pour Bertrand Badie, la vision classique des relations internationales se fonde sur un schéma éculé, qui oublie l'histoire et la diversité des cultures. Les politiques étrangères qui s'en inspirent agissent dans un monde "qui n'existe pas", et commettent des erreurs aux conséquences dramatiques sur le fragile équilibre mondial. Le Professeur émérite à Sciences Po, l'auteur de L'hégémonie contestée, et tout récemment de Rethinking International Relations, montre que d’autres logiques peuvent se montrer plus déterminantes que la puissance.

Vous écrivez que lorsque la discipline des "relations internationales" a été constituée, ses fondateurs ont laissé de côté l’histoire. Une grave erreur, selon vous ?

Bertrand Badie : L’essentiel de la théorie des relations internationales s’est constitué en Amérique du Nord, aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale, dans une ambiance épistémologique dominée par le positivisme, le béhaviouralisme et l’universalisme, trois orientations qui laissaient l’histoire de côté. Dans cette veine, la sociologie empirique, souvent quantitativiste, le droit international (Hans Morgenthau était juriste), et bien sûr la science politique furent à l’origine de cette profusion théorique profondément marquée par la victoire des États-Unis face à l’Allemagne nazie et donc par l’idée de puissance, tenue alors pour juste et efficace.

L’histoire aurait pu pourtant montrer que cette politique de puissance n’avait pas toujours dominé le jeu international et n’avait pas non plus la même signification en tous temps et en tous lieux. Mais tout ceci était occulté au profit de ce qui faisait l’actualité brûlante : non seulement 1945, mais aussi le nouvel équilibre de puissance recherché face à l’URSS et la course aux armements dans le contexte de l’âge nucléaire tout juste installé. Tout le reste était oublié : les temps d’apolarité, la pression des sociétés sur le jeu international, les moments de mise en échec de la puissance et l’extrême diversité des cultures de l’international. Cette nouvelle science politique ne parlait que d’elle-même et de son temps ! Elle était aveugle au reste qu’elle appellera très vite « périphérie », alors que c’est précisément de celle-ci qu’est en train de naître un nouveau monde…

Pourquoi êtes-vous favorable à une sociologie historique des relations internationales ?

Bertrand Badie : Parce que l’humain et le social sont par nature historiques et que les relations internationales sont d’abord humaines et sociales : elles relèvent du « fait social ordinaire », comme dirait Durkheim dont je m’inspire beaucoup. La théorie réaliste dominante a toujours plaidé pour l’exceptionnalité de l’international au nom d’une vision purement idéologique, en grande partie forgée autour de l’idée de « grande puissance » et de la mythification de l’arme nucléaire tout récemment mise au point quand naissaient ces nouveaux paradigmes. Moyennant quoi cette pseudo-science a été totalement aveugle face à des phénomènes qui se sont vite imposés : la décolonisation, la mondialisation, la dépolarisation liée à la chute du Mur, la montée des grands enjeux sociaux globaux, la pression des mouvements sociaux transnationaux. Non seulement l’Histoire, mais aussi la dynamique sociale qui structure celle-ci, sont indispensables pour comprendre les « vraies » relations internationales et ne pas se limiter à l’écume des rivalités entre l’OTAN et le Pacte de Varsovie ! Il faut que les relations internationales sachent aller aujourd’hui bien au-delà du simplisme propre à la géopolitique traditionnelle communément partagée !

Pourquoi la nostalgie – ou le conservatisme – est-elle si influente dans les relations internationales contemporaines ?

Bertrand Badie : Justement parce que cette pseudo-science veut nous convaincre que nous sommes encore dans le contexte du début de la guerre froide : elle nous fait vivre dans un monde révolu, devenu donc irréel et imaginaire. Elle nous fait croire qu’une nouvelle bataille de la Marne permettra de vaincre définitivement Dâ’esh et l’amènera directement à Rethondes, que les vieilles puissances peuvent, par leur armée ou même simplement par leur verbe et leurs injonctions, régler les problèmes de tout le monde, que sept d’entre elles peuvent tout résoudre des problèmes de la planète à travers l’invention d’un G7, que les sanctions qu’elles édictent sont nécessairement bonnes et efficaces et que le sacro-saint intérêt national est à la base du jeu mondial, dans l’ignorance des enjeux et des intérêts collectifs dont en réalité tout le monde, grands et petits, vieux ou jeunes États est dépositaire…

Or cet hyper-conservatisme est d’autant plus fort et aveuglant que dirigeants et opinions publiques du Nord sont persuadés, plus ou moins consciemment, que ce monde ancien leur était plus favorable. C’était en effet celui de leur domination, marquée par un mono-culturalisme confortable qui reléguait la périphérie dans la strate de la barbarie ou du moins du sous-développement : on en oubliait même sa propre barbarie d’antan (nazisme, fascisme, outrances coloniales…). Mieux encore, le vieux monde se régalait de sa résurrection en faisant de son nouvel ennemi stalinien l’expression du nouveau mal. Donc, ce temps de la guerre froide devenait celui de l’auto-sanctification : aujourd’hui la nostalgie qu’il suscite en Occident conduit mécaniquement à mobiliser les schémas éculés d’hier pour travestir favorablement les enjeux nouvellement apparus.

Vous écrivez que la scène internationale actuelle ressemble à un théâtre d’ombres, dans lequel la nostalgie semble jouer un des rôles principaux. Quelles en sont les conséquences ?

Bertrand Badie : On ne gagne jamais à regarder dans la mauvaise direction ! Pourtant, la plupart des politiques étrangères aujourd’hui s’inspirent de la vieille grammaire des relations internationales, ce qui conduit à un nombre appréciable d’effets négatifs. D’abord, cette conduite surannée est perçue comme arrogante au Sud qui vit mal cette vieille attitude mandataire. Voilà qui entretient ce vieux paramètre de l’humiliation qui a fait tant de dégâts depuis plus d’un siècle, entretenant ressentiment et violence : quand on décrète, à Washington ou à Paris, que « l’Iran ne doit pas disposer de l’arme nucléaire », chacun se demande à Téhéran, Ispahan ou Mashhad, au nom de quoi tel prince peut souverainement décider pour les autres et refuser à un tiers ce qu’il s’attribue à lui-même et qui a même conduit l’un d’entre eux à en faire un usage meurtrier ! Mais il y a plus : agir dans un monde irréel conduit à commettre d’énormes erreurs d’appréciation et à aggraver les conflits, jusqu’à les perdre. Regardez le Vietnam, les guerres de décolonisation ou ces nombreuses interventions militaires extérieures menées par les vieilles puissances et qui, toutes sans exceptions, ont aggravé les choses au lieu de résoudre les problèmes.

Est-il possible de décentraliser la puissance dans l’étude des relations internationales ? Doit-on considérer une politique de la faiblesse comme un substitut de la politique de la puissance, ou s’agit-il simplement d’une autre perspective sur la puissance ?

Bertrand Badie : Je pense en effet que la théorie classique, et tout particulièrement le réalisme sous ses différentes formes, a construit l’idée de puissance comme une simple évidence sans aucun effort critique. Elle est passée à côté de l’important travail d’innovation théorique pourtant amorcé par la science politique dès les années 1960, envisageant le pouvoir non plus seulement à travers ses ressources, mais surtout à travers ses capacités : puisque les États-Unis couvraient 40% des dépenses militaires du monde, ils ne pouvaient être qu’une « hyper-puissance », comme le prétendait un homme politique français. C’était s’interdire de comprendre pourquoi de telles ressources pouvaient (et même très vite devaient) conduire à l’échec ; de même confondait-on allégrement la « résistance de l’État » comme réflexe d’une banale volonté de persister dans l’être avec l’évaluation de ses réelles capacités déjà fortement entamées ! Le seul correctif a été la mise en œuvre, juste après l’échec américain au Vietnam, du concept de soft power qui devait compléter celui, jugé insuffisant, de hard power : là encore, la démarche substitutive s’est révélée fausse car, très vite, cette forme nouvelle de puissance s’est révélée certes très mobilisatrice, mais incapable de rallier ceux qui y étaient sensibles à la politique étrangère américaine ! La réalité est plus prosaïque : une démarche socio-historique démontre facilement que d’autres logiques peuvent se montrer plus déterminantes que la puissance : ce que j’appelle « weakness politics » suggère que, dans bien des conjonctures, les effets de faiblesse suscitent d’importants processus d’accomplissement politique et décident, plus que la puissance, du cours de l’événement et de la construction de l’agenda international.

Comment une sociologie durkheimienne peut-elle nous aider à analyser et à comprendre les relations internationales modernes ?

Bertrand Badie : D’abord, comme je l’ai indiqué, en ouvrant le champ de vision de l’international au-delà des seules interactions étatiques, en incluant toutes les dynamiques sociales utiles aujourd’hui à une connaissance complète de la scène internationale rebaptisée « espace mondial » : en bref, l’international redevient sainement « un fait social ordinaire ». Ensuite, en bénéficiant, sur cette base renouvelée, de tous les instruments très féconds de la sociologie durkheimienne : les concepts de pathologie sociale, d’anomie ou d’intégration sont heuristiques et même explicatifs en relations internationales. Habitués à parler, en ce domaine, le langage de Weber, on n’avait jusqu’ici envisagé la seule face de domination sans jamais aborder celle du tissu social, pourtant de plus en plus déterminant dans le jeu mondial, comme on le voit bien de nos jours !

Comment définiriez-vous, ou qualifieriez-vous l’étude des relations internationales au sein de la science politique française ? Ou, pour le dire différemment, la science politique française s’intéresse-t-elle aux relations internationales ?

Bertrand Badie : La tradition scientifique française en matière de relations internationales est étrange et quelque peu déviante...Ce qui peut du reste en faire paradoxalement sa force dans le contexte de crise actuelle des théories ! Historiquement, la science politique française s’est peu intéressée à l’international, préférant les sujets strictement nationaux et abandonnant l’international aux historiens (l’école française d’histoire des RI a toujours été forte et très réputée dans le monde) ou aux juristes, eux aussi nombreux et reconnus dans le domaine de l’international… Etrangement, dans ce pays, membre permanent du Conseil de sécurité, l’idée même d’un secteur propre aux relations internationales est combattue : contrairement à ce qu’on observe chez nos voisins européens ou aux Etats-Unis, il n’y a pas en France de « département de relations internationales » dans les universités ; dans les centres de recherches, on préfère se compter par « aires culturelles » plutôt que de se définir comme « internationaliste ». Certaines épistémologies faussement savantes vont jusqu’à imposer une doxa mettant en cause l’existence même de ce secteur de la connaissance, tandis qu’on n’a jamais réussi à créer en France l’équivalent de la BISA (British International Studies Association). Je vois au moins un avantage à ce désastre : nous n’avons pas collé, en France, à la science dominante des relations internationales et nous avons pu, à partir de l’histoire, de la sociologie ou de l’anthropologie, construire de nouveaux paradigmes qui commencent à être pris en compte, même aux Etats-Unis, là où il faut faire face à la faillite de l’ancienne science !

Propos recueillis par Miriam Périer (Centre de recherches internationales)

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Légende de l'image de couverture : @Thomas Arrivé/Sciences Po