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11.10.2023

Le sens du travail, enjeu majeur de santé publique

Depuis une dizaine d’années, et plus encore depuis la crise Covid, les interrogations sur le sens du travail montent dans la société. Quelles sont les conséquences de la perte de sens sur la santé des travailleuses et des travailleurs ? Quelles en sont les causes ? Des actions peuvent-elles être entreprises pour redonner du sens au travail ? Voici la synthèse d’une analyse réalisée, à ce sujet, par Coralie Perez et Thomas Coutrot.

Sens du travail : de quoi parle-t-on ?

Pour appréhender la question du sens du travail, il est indispensable de prendre ses distances avec la conception doloriste du travail. Il n’est pas qu’une peine méritant d’être rémunérée. C’est aussi une activité où l’homme engage intelligence et subjectivité, et par laquelle il peut construire sa santé. Dans l’approche de Marx mais aussi des sciences du travail, le travail est une activité par laquelle les humains transforment le monde naturel et social et se transforment eux-mêmes. Il tire son sens de ces enjeux de transformation, permettant de se sentir utile, de se reconnaître dans ce que l’on fait en respectant les règles du métier et l’éthique commune, et de développer habiletés et expérience.

Une analyse statistique réalisée à partir des enquêtes Conditions de travail (2013-2016) de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du travail) démontre que le sens du travail dépend peu du niveau de diplôme et pas du tout du salaire. Assistante maternelle ou ouvrier qualifié du BTP comptent ainsi parmi les métiers les plus riches en sens. Les déterminants du sens sont ailleurs : travailler en contact avec le public, dans une PME indépendante, dans le secteur public ou associatif, a plus de sens que dans un grand groupe ou chez un sous-traitant.

Le sens du travail apparaît par ailleurs aujourd’hui menacé dans de nombreuses professions. C’est le cas dans les métiers du « care » où le travail est intensifié, réduit à des gestes purement techniques, ce qui ne convient pas à ces métiers relationnels. Certains cadres déplorent, quant à eux, une perte d’utilité sociale de leur travail, lorsqu’il est consacré à des tâches jugées inutiles (remplir des fichiers excel de reporting d’activité…). Plus récemment, certains travailleurs (ingénieurs, agriculteurs, ouvriers…) ont pu aussi s’inquiéter des conséquences négatives de leurs actions sur l’environnement.

La pandémie, qui a mis au premier plan du débat public la question de l’utilité sociale des métiers, a certainement renforcé ce questionnement sur le sens. Le nombre inédit de départs volontaires en 2022 peut s’interpréter de cette manière. Un questionnement qui était toutefois déjà en germe : l’étude de Coralie Perez et Thomas Coutrot – dont les résultats ont été exposés dans leur ouvrage « Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire » (Le Seuil, 2022)- met en avant que le facteur le plus explicatif de la démission entre 2013 et 2016 est le manque de sens ressenti au travail en 2013.

« Pour appréhender la question du sens du travail, il est indispensable de prendre ses distances avec la conception doloriste du travail. »

Coralie Perez et Thomas Coutrot

Perte de sens : un fort impact sur la santé

La perte de sens du travail a un corollaire : la dégradation de la santé des salariés. On constate une forte hausse de l’absentéisme pour maladie (de 8 à 11 jours par an, soit une hausse de 40 %) parmi les personnes affectées par une perte de sens entre 2013 et 2016. Cette dégradation touche en particulier la santé mentale : le risque d’entrer en dépression est multiplié par deux en cas de perte de sens (passant de 7 % d’entrées en dépression à 13 %). Ce phénomène concerne toutes les catégories sociales.

Le management par les chiffres

Les causes, elles, sont à chercher dans les grandes évolutions managériales des 40 dernières années, en particulier le management par les chiffres. Celui-ci a commencé à se généraliser dans les années 1990, moment où les investisseurs financiers imposent l’exigence d’une rentabilité élevée et constante dans le temps (ou d’une baisse des coûts dans le secteur public) et réclament la transparence sur les sources de la performance. Ce management implique une recherche inlassable d’optimisation qui se traduit par des changements organisationnels permanents. Il passe aussi par la mise en place de procédures rigides appuyées sur les outils numériques et des obligations de rendre en permanence des comptes sur l’activité.

Le lien entre ce type de management et la perte de sens du travail (et donc la santé des travailleurs) est confirmé par les enquêtes Conditions de travail de la Dares. Les salariés exposés à de multiples changements dans leur travail ou à des objectifs chiffrés ont davantage le sentiment que leur travail a peu de sens (figure 2).

Figure 2 : Les changements permanents et les objectifs chiffrés réduisent le sens du travail

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L’amputation du travail vivant

Mais changements ou objectifs ne sont pas délétères par nature : tout dépend de la manière dont ils ont été conçus. Pour le comprendre, il faut opérer une distinction entre travail « prescrit » et travail « réel » ou « vivant ». Travailler implique de se confronter aux imprévus (une patiente qui réclame plus d’attention par exemple), d’inventer des solutions pour y faire face. Et c’est justement en étant vivant que le travail fait sens, permettant de déployer intelligence et sensibilité pour pouvoir se reconnaître dans ce qu’on fait.

Pour que changements organisationnels et objectifs soient jugés pertinents par les salariés, il faut qu’ils aient pu faire valoir leur connaissance du travail réel. Faute de quoi la prescription se fondera sur une vision abstraite et entravera le déploiement de leur travail vivant. C’est ce qui explique que l’impact des changements organisationnels ou des objectifs chiffrés dépende si fortement de la manière dont les salariés ont été ou non associés aux décisions ou ont bénéficié ou non d’autonomie dans leur mise en œuvre.

Les salariés qui ont connu un changement important dans leur travail mais n’en ont pas été informés ou n’ont pas été impliqués dans sa conception sont donc beaucoup plus nombreux à trouver peu de sens à leur travail, à la différence de ceux ayant été consultés et écoutés - situation plus favorable mais plus rare. La même logique prévaut pour les objectifs chiffrés : le travail a beaucoup moins de sens lorsqu’ils sont imposés. Tout se passe alors comme si le « travail mort » (objectifs, procédures…) prenait le dessus sur le « travail vivant », l’ingéniosité, l’engagement subjectif des travailleurs.

C’est l’irréductible liberté nichée au cœur du travail qui fait de ce dernier un enjeu politique majeur. Une lutte émerge autour de la question du sens du travail, portant une remise en cause des rapports de domination.

Comment redonner du sens au travail ?

Redonner du sens au travail implique d’accroître le pouvoir d’agir des salariés sur les conditions, l’organisation et la finalité de leur travail. La démocratisation de la gouvernance des entreprises apparaît donc indispensable. Les initiatives prises en ce sens par le passé n’ont toutefois pas toujours eu les effets escomptés. Le droit d’expression directe des salariés sur leur travail accordé par les lois Auroux (1982) s’est étiolé, les groupes d’expression se transformant souvent en cercles de qualité sous l’égide de l’encadrement. De même, les Comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, créés par ces lois et spécialisés en santé au travail, ont été supprimés en 2017. Les instances de représentation du personnel ont été fusionnées dans un Comité social et économique (CSE). Un rapport de France Stratégie (2021) a souligné que les questions de santé-sécurité sont peu et mal traitées par des CSE souvent éloignés du terrain.

Il faut aujourd’hui s’engager dans une direction opposée et développer un véritable « dialogue professionnel » sur le travail. Il implique que les salariés aient les moyens d’élaborer leur propre conception de la qualité de leur travail pour la confronter à celle du management. C’est à travers une politique publique du travail, par la loi, que devrait être institué ce contre-pouvoir.  Il s’agirait d’accorder une demi-journée par mois à tous les salariés pour se réunir et délibérer sur l’organisation, les impacts et finalités de leur travail. Les animateurs de ces débats devront être légitimes aux yeux des salariés et autonomes par rapport au management. Une nouvelle instance élue de proximité, les délégués à la délibération sur le travail, pourrait être mise en place. Elle animerait ces réunions, formaliserait et porterait les propositions à l’employeur -ce dernier devant répondre formellement auxdites propositions. Les salariés auraient ainsi un droit politique nouveau, celui de proposer des transformations du travail pour lui redonner du sens. Leurs représentants disposeraient quant à eux d’un droit de veto suspensif sur les décisions pouvant affecter la santé des personnes ou l’environnement.

Retrouvez l'intégralité de l'article sur le site du LIEPP ici.

Coralie Perez est économiste, ingénieure de recherche à l’Université de Paris 1, membre  du Centre d'économie de la Sorbonne (CES). Ses recherches portent sur la formation continue des salariés, les effets des changements technologiques et organisationnels sur les conditions de travail et d’emploi, les modes de gestion de la main d’œuvre et les relations professionnelles. En 2022, elle a publié l’ouvrage co-écrit avec Thomas Coutrot Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire, paru au Seuil (collection « La république des idées »).

Thomas Coutrot est statisticien, chercheur associé à l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires). Entre 2003 et 2022, il a dirigé le département Conditions de Travail et Santé à la Dares. Ses recherches se sont principalement concentrées sur le travail. Il a notamment publié Libérer le travail, Pourquoi la gauche s’en moque et pourquoi ça doit changer ? au Seuil en 2018, et Critique de l’organisation du travail à La Découverte, coll. « Repères » en 2002. Il a publié avec Coralie Perez son dernier ouvrage Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire paru au Seuil (collection « La république des idées »).

L'ensemble des contributions sur le sujet du Travail rassemblé dans un seul et même ouvrage : Que sait on du travail. Ed Les Presses de Sciences Po : à retrouver ici. 

 

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