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27.01.2022

L'art de décrypter : Carbone & Silicium, deux androïdes philosophes au chevet de l’humanité

Dès sa sortie, le roman graphique Carbone & Silicium est rapidement devenu une œuvre incontournable pour tous les amateurs de bande-dessinée et de science-fiction. Dans ce conte philosophique, Mathieu Bablet questionne les rapports de l’Homme à la technologie, au progrès et à la nature. Le tout sur fond de crise écologique et de dégradation des conditions de vie planétaires. 

Que nous disent les deux androïdes de notre condition d’êtres humains, à l’existence et aux facultés limitées, et de notre rapport à cette finitude ? Comment leur épopée à travers les siècles éclaire-t-elle nos choix de société et la question de l’intelligence collective ? Jérémy Lamri, Directeur de l’Innovation et des Affaires Publiques chez JobTeaser, également chercheur en psychologie, intervenant à Sciences Po Executive Education et auteur de l’ouvrage Les compétences du 21e siècle, décrypte avec nous ce passionnant récit.

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Protagonistes éponymes de la bande dessinée, Carbone et Silicium sont deux robots androïdes créés en 2046, grâce aux progrès de l’intelligence artificielle. Destinés à l’origine à prendre soin des personnes âgées, ils sont dotés de toute la connaissance humaine et doués d’empathie. « Il est à ce titre intéressant de voir comment, dès la création de ces androïdes, les complexes humains ressortent. On leur assigne par exemple une durée de vie limitée, en faisant bien attention à ce qu’elle soit largement inférieure à la nôtre. On contrôle aussi certains aspects de leur morphologie : si la poitrine de Carbone doit être généreuse pour se conformer à un idéal féminin fantasmé, la taille du sexe de Silicium ne doit en revanche pas faire trop d’ombre à celui des hommes… » s’amuse Jérémy Lamri.

Très vite cependant, les deux robots vont vouloir s’émanciper et s’échapper du laboratoire. Carbone est rattrapée par ses créateurs, tandis que Silicium parvient à s’enfuir. « Après avoir réussi à outrepasser parallèlement leur date d’expiration pour rester en vie, la personnalité de chacun s’affirme. En quelques années seulement, alors que les deux IA ont été créées strictement identiques, leur différence de parcours de vie et d’expérience les amène à diverger profondément. Carbone, qui est restée enfermée, cherche à s’évader de son corps et de la réalité. Elle n’accepte pas sa finitude et souhaite ‘vivre une infinité de vies’, quitte à sans cesse changer de corps et de genre. Silicium, qui a connu la liberté, choisit plutôt d’explorer tranquillement le monde… sans toutefois y chercher de sens particulier. Il use et répare son corps d’origine, jusqu’à la corde. » résume Jérémy Lamri.


De la difficulté d’accepter notre propre finitude

À travers ces deux figures, c’est la condition de l’humanité elle-même qui est questionnée par l’œuvre. « Telle Carbone, la société occidentale contemporaine n’accepte pas la finitude de l’être humain. Elle nous explique que si l’on veut survivre, on doit sans cesse s’améliorer, dans une quête de pouvoir perpétuelle et de refus de la vulnérabilité – alors que c’est précisément ce qui nous rend humains. Nous ne rêvons plus que d’allonger au maximum l’espérance de vie, de conquérir davantage encore l’espace, de consommer toujours plus, de multiplier les identités… » décrypte Jérémy Lamri.

 

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Il poursuit. « Personnellement, je suis assez pessimiste quant à cette fuite en avant technologique. L’enthousiasme pour les métavers montre par exemple que nous n’arrivons plus à nous réaliser dans la société telle qu’elle est aujourd’hui, qu’il nous faut de nouveaux espaces virtuels pour cela. Même l’usage de la technologie au niveau médical est sujet à débat. Il y a bien sûr de nombreuses avancées pour les personnes en situation de handicap. Mais on a aussi tendance à vouloir ‘augmenter’ les performances physiques et intellectuelles des gens, déjà en pleine possession de leurs moyens, dans une optique transhumaniste. Or je pense que lorsqu’une civilisation cherche à dépasser la nature de son espèce, elle signe les conditions même de sa fin prochaine. » Un constat qui résonne face aux multiples crises écologiques que l’humanité doit aujourd’hui affronter, qui résultent essentiellement d’un refus d’accepter les limites physiques du système Terre.

« Les humains ont évolué. Et quand ils ne le voulaient pas, c’est leur environnement qui les a poussés à changer. Le monde a toujours été en mouvement, et ils l’ont accompagné dans sa folle danse, au fil des millénaires, distordant la matière à leur convenance, repoussant les limites, mais ne pouvant pas aller au-delà de ce que leur imposait la biologie. » 
Extrait de Carbone et Silicium, de Mathieu Bablet, paru en août 2020.
 

 

Questionner les choix individuels pour progresser en tant qu’humanité

Face à cette dégradation des conditions de vie terrestres, le récit pose la question de l’intelligence collective de notre espèce. Du point de vue des deux androïdes, la société humaine n’a aucune cohérence. Et il est vrai que notre condition d’êtres humains ne nous permet pas d’abandonner notre identité pour nous fondre dans un réseau, tel Carbone à la fin du voyage. « Pourtant, nous pouvons nous responsabiliser. Nous pouvons sortir d’un cycle historique où les grands choix qui ont orienté l’avenir de l’humanité ont toujours été faits par un très petit nombre de personnes » suggère Jérémy Lamri.

« Pour progresser en tant qu’humanité, avance-t-il, il est nécessaire de mûrir collectivement au fil des développements technologiques. Faute de quoi chaque innovation technologique apportera son lot de problèmes, mobilisant à son tour davantage de complexité technologique pour être résolu. Tous ces ‘progrès’ devraient s’accompagner du développement personnel de chacun, et notamment du déploiement de soft skills comme la perception systémique, qui nous permet de voir les interdépendances à l’œuvre autour de nous, notamment en termes écologiques. Ou encore l’auto-ajustement, qui nous aide à adapter nos comportements individuels pour mieux nous intégrer au sein d’un système. »

Ai-je vraiment besoin de changer de smartphone quand cela implique une importante consommation d’énergie et de ressources rares ? Si l’on sait désormais ‘produire’ massivement de la viande de bœuf, est-ce bien raisonnable d’en manger autant étant donné son bilan carbone et la déforestation que l’élevage occasionne ? Est-ce réellement un progrès de prendre l’avion au lieu du train pour gagner quelques heures au prix d’émissions de CO2 jusqu’à 100 fois plus élevées ? « Il ne tient qu’à nous de nous demander, pour chacune de nos actions individuelles, quel sens elle prend au niveau collectif, par rapport à la survie de notre espèce et au progrès de notre civilisation. À nous de savoir interroger, responsabiliser… et parfois restreindre nos usages » conclut Jérémy Lamri.

“ - Silicium, la problématique n’est pas du tout de privilégier un paradis numérique à la réalité, mais bien de supprimer la conscience, l’être, l’individualité.

- Tu veux tous nous détruire, en somme ?

- C’est tout le contraire. Je veux nous sauver. Je crois que le vivre-ensemble ne peut fonctionner que par l’effort collectif. En travaillant les uns avec les autres, en s’aidant les uns avec les autres. Une intelligence globale au service du groupe.” 

Extrait de Carbone et Silicium, de Mathieu Bablet, paru en août 2020.
 

 

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Pour aller plus loin sur le sujet, ne manquez pas la sortie du prochain ouvrage de science fiction de Jérémy Lamri "Le Choix des Hommes".

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