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06.04.2022
In Situ : La rhétorique est-elle un instrument de manipulation ou de réflexion ?
Quelle est aujourd’hui la place du débat dans notre démocratie ? La confrontation publique est-elle une opportunité ou une prise de risque pour les candidats ? À quelques jours du scrutin présidentiel, Éric-Jean Garcia - professeur de Leadership, co-directeur de l’Executive Master General Counsel - et Stephen Bensimon - professeur affilié à Sciences Po Executive Education, directeur de l’Ifomene ICP - ont accepté d’en débattre.
La parole de plus en plus souvent donnée dans les débats aux citoyens est-elle une réponse à ces évolutions ?
Stephen Bensimon - En effet ! Candidats et médias ont compris que l’intelligence collective est une idée forte qui fait son chemin. Pour autant, il ne faut pas être dupe. Mettre une personnalité politique face à un panel prétendument représentatif de la société lui permet surtout de se poser en clé de voûte de la société dans toutes ses composantes. C’est une manipulation bien pensée.
Éric-Jean Garcia - Il existe aussi en France une défiance caractérisée envers les élites. Quand les élites en charge de la vie publique n'ont plus la confiance du peuple, il leur faut trouver des relais de légitimité. La démocratie participative est un ersatz au secours de cette défiance grandissante dont on peut voir certains signaux à travers le vote blanc et l’abstentionnisme qui ne résultent donc pas d’une simple contestatation ou indifférence.
Les discours, les débats politiques reposent principalement sur la rhétorique, c’est-à-dire l’art de convaincre. N’y-a-t-il pas là un risque de manipulation des électeurs ? Cette approche rhétorique n’est-elle pas un succédané du véritable échange d’idées
Stephen Bensimon - La manipulation, c’est l’art très honorable de manier idées et arguments avec habileté et efficacité. Tout dépend de l’intention, de l’usage que l’on fait des techniques oratoires : bienveillance ou malveillance ? Tact ou virulence ? Par lui-même, l’instrument est puissant mais neutre. Il y a donc deux approches du débat. L’une, « sym-bolique », vise à rassembler, converger ; l’autre, « dia-bolique », à séparer, diverger.
Éric-Jean Garcia - Tenter de conquérir le pouvoir par des procédés rhétoriques, c'est l'histoire de l'humanité. En période d’élection, la rhétorique est omniprésente car il faut convaincre. Et pour convaincre, il faut vaincre les résistances et courtiser le consentement des leaders d’opinion autant que celui des électeurs. Les débats politiques deviennent alors un véritable spectacle de stand-up et certainement pas une série d’échanges constructifs.
Le conflit serait donc, selon vous, nuisible au débat ?
Éric-Jean Garcia - Le conflit est consubstantiel à la vie sociale organisée. Mais tous les conflits ne sont pas constructifs. Certains sont carrément destructeurs pour les protagonistes, mais plus grave encore pour l’image de la fonction et la confiance envers nos institutions. D’autres en revanche s’avèrent nécessaires lorsqu’ils débouchent sur une solution commune. Voilà qui fait écho aux observations de Carl Jung qui compare la rencontre de 2 personnalités à 2 substances chimiques qui entrent en contact: s’il se produit une réaction, les 2 seront transformées !
Stephen Bensimon - Le conflit est sain Nous sommes libres et différents, donc exposés aux désaccords. Le conflit ? La rencontre de deux libertés qui se confrontent et s’affrontent. Sans conflit, sans opposition, une société est bâillonnée, muselée. Il faut donc savoir accepter la turbulence irrationnelle et mal maîtrisée, la confusion du débat. Surtout quand le débat est public, porte sur l'intérêt général et doit prendre en considération tous les courants d’opinion.
Quelles sont les compétences essentielles à mobiliser lors d’un débat ? Peuvent-elles s’appliquer à un dirigeant ?
Éric-Jean Garcia - La première, c’est la capacité de réaction face aux attaques et aux assertions péremptoires conjointement à la faculté de prendre de la hauteur afin d’être en mesure de réviser ses positions pendant l’action. Autrement dit, c’est être capable d’interagir tout en comprenant ce qui est en train de se passer. Cette capacité réflexive, essentielle dans les débats politiques, est aussi très utile dans de nombreuses situations de vie, professionnelles ou personnelles. La seconde compétence est la logique de destinataires. Une vraie difficulté dans les débats politiques mais concerne tous ceux qui doivent prendre la parole en public. Plus votre auditoire est important, diversifié et pluriel, plus votre parole se restreint et plus vous risquez de tomber d’être l’auteur de discours profonds au sens creux du terme.
Stephen Bensimon - Le beau parleur, c’est le contraire d’un bon orateur : il brille mais il n’éclaire rien ni personne. Facile de s’enflammer, de lancer des anathèmes, de manier les superlatifs, la main sur le cœur. Les citoyens d’aujourd’hui décryptent la supercherie : « c’est d’la com » ! Le bon orateur parle clair et simple, alterne idées et exemples, pense aux attentes de ses auditeurs et se met sur leur longueur d’onde. Il a suffisamment confiance dans ses idées pour ne pas faire de surenchère. Depuis toujours, chaque citoyen le sait bien : celui qui parle le plus fort n’en a pas plus raison ; quand c’est flou il y a un loup et si on en rajoute, c’est qu’il en manque ! L’art du débat vise à gérer les confrontations pour permettre à la société, à l’entreprise de progresser, devenir plus créative, stimuler esprit d'initiative et coopération.
Les débats publics, bien qu’essentiels à l’assise d’un leadership, semblent avoir perdu de leur intérêt auprès des candidats à la présidence. Comment expliquez-vous ce phénomène ?
Éric-Jean Garcia - Les candidats ont intérêt à naviguer intelligemment en fonction de leur position dans les sondages, de leur temps de parole et du temps qui les sépare de la date du premier tour. C’est un truisme de dire que participer à un débat public n’est jamais sans risque. Mais en politique, il y a souvent plus à perdre qu’à gagner. Une réplique peut faire vaciller l’adversaire mais on peut aussi très vite déraper, s’emporter, bafouiller, donner l’impression de l’impréparation. De surcroît, sous l’effet d’Internet et des réseaux sociaux notre société ne cesse de se transformer et de se fragmenter. La propagande de masse est devenue contre productive tout simplement parce que l’essentiel de la masse à disparue.
Stephen Bensimon - Oui ; il y a une désaffection pour les débats « classiques » des « grands » médias traditionnels hier dominants. Mais on n’a jamais tant débattu, sur des médias toujours plus nombreux et divers. Il y a débat et débat : des débats directs, violents qui visent non à persuader l’interlocuteur, mais à rassurer ses propres troupes sur sa combativité. Et puis des débats indirects, sous forme de déclarations ou rencontres, dont les candidats maîtrisent l'organisation, le contenu et surtout la diffusion. Leur but ? mettre toute la société en débat permanent.
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