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06.02.2017
Finance et climat : va-t-on pouvoir rattraper le bus du réchauffement climatique ?
« En matière de réchauffement climatique, nous accélérons, mais le bus accélère encore plus vite ». C’est à travers une image très concrète que Thomas Spencer qualifie la lutte contre le réchauffement climatique. Selon lui, les efforts sont réels, mais la trajectoire qui permettra de limiter la hausse des températures à 2 ° C est de plus en plus abrupte. Pour Alain Grandjean et Mireille Martini, la finance est clé dans cette lutte. Christian de Perthuis, quant à lui, insiste sur la nécessité de repenser notre système économique pour y intégrer pleinement les défis du réchauffement climatique. Regards d’experts sur les enjeux du financement de la transition énergétique.
Mireille Martini est spécialiste des financements internationaux. Successivement directeur de projets à la BERD (Londres) et à la Caisse des Dépôts et Consignations, elle a été rapporteur de la commission Canfin-Grandjean sur le financement de la transition énergétique.
Alain Grandjean est polytechnicien, économiste, fondateur et associé de Carbone 4, le premier cabinet de conseil spécialisé dans la stratégie carbone. Président du comité des experts du Débat national sur la transition énergétique (2013), membre du conseil scientifique de la Fondation Nicolas Hulot, il a coprésidé avec Pascal Canfin la Commission sur la mobilisation des financements pour le climat, dont le rapport a été remis au Président de la République en juin 2015.
Thomas Spencer est Directeur du programme Climat à l’Institut du développement durable et des relations internationales. Il est spécialiste de la politique climatique de l’Union européenne et travaille également sur les négociations internationales consacrées au changement climatique.
Christian de Perthuis professeur d’Économie à l’Université Paris-Dauphine et fondateur de la Chaire Économie du Climat. . Il a présidé le Comité pour la Fiscalit é Ecologique dont les propositions ont été à l’origine de l’introduction d’une taxe carbone en France. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont le Capital Vert (Odile Jacob), Le complot climatique (L’Harmattan) et Le climat à quel prix ? (Odile Jacob)
RELIER FINANCE ET CLIMAT : UNE ROUTE SEMÉE D’EMBÛCHES
La lutte contre le changement climatique nécessite d’importants moyens financiers, dont le déploiement peut être perçu comme une charge économique. En effet, le système économique et financier contemporain n’a pas été construit dans une perspective d’intégration des enjeux du réchauffement climatique.
Les économistes ont longtemps conçu l’environnement comme un stock de ressources épuisables (métaux, énergies fossiles…). Dans cette représentation, la croissance semble logiquement menacée par l’épuisement des ressources naturelles. Selon Christian de Perthuis, l’amplification de la question environnementale conduit l’économiste à dépasser ce mode de représentation.
« Plus que le manque de pétrole, c’est le réchauffement climatique provoqué par un usage inconsidéré des énergies fossiles qui pourrait menacer notre mode de vie. »
Christian de Perthuis
Historiquement, la rareté des terres agricoles n’a pas bloqué la croissance, mais la perte de fertilité des sols et le dérèglement du cycle de l’eau douce vont constituer des problèmes majeurs durant ce siècle.
« Ce qui doit primer sur la gestion de la rareté des ressources, c’est la prise en compte du système de régulation climatique qui est l’un des éléments essentiels du capital naturel. Il faut que les économistes représentent le capital naturel comme un ensemble de système de régulation, le climat, la biodiversité, le cycle de l’eau ou de l’azote, qui permettent la reproduction des ressources. »
Christian de Perthuis
Un changement des représentations qui doit également irriguer le secteur financier, comme l’explique Mireille Martini : « En vingt ans d’exercice dans les banques d’affaires, je n’avais jamais entendu parler du changement climatique. C’est problématique ! Le secteur financier doit s’approprier rapidement les enjeux et les opportunités de la transition, c’est une condition pour qu’elle se fasse. » Alain Grandjean poursuit : « En juin 2015, nous avons remis un rapport au Président de la République sur la mobilisation des financements pour le climat, dans le cadre de la COP 21. Lors de cette mission, nous avons constaté que les enjeux liés au changement climatique étaient encore mal compris par une grande partie du monde financier. Nous avons voulu écrire un livre afin que le monde de la finance et celui du climat comprennent mieux leurs enjeux et intérêts mutuels. »
Il est d’autant plus urgent de changer les représentations que la financiarisation de l’économie a des impacts directs et négatifs sur l’environnement. Mireille Martini montre que certains liens sont très directs : « L’un des aspects de la financiarisation, dont on peut faire remonter l’origine à la rupture des accords de Bretton Woods en 1971, est l’apparition de produits dits « dérivés » sur le cours des matières premières. Les contrats financiers ayant pour sous-jacent le pétrole représentent plus de 40 fois les volumes physiques réels. »
« La variabilité des cours est amplifiée par la financiarisation : elle nuit à la prise de décision et de risques à long terme. Or, la transition ne peut pas s’inscrire dans cette logique de court terme. »
Mireille Martini
Alain Grandjean souligne quant à lui les liens plus ténus : il explique qu’avec la globalisation financière, les recettes fiscales des États ont baissé. Or, pour faire face aux dommages climatiques, comme pour impulser des politiques de transition, les États ont besoin d’argent ! Le secteur privé ne peut pas toujours se substituer aux acteurs publics. En cas d’inondation d’une zone côtière, par exemple, l’État est en première ligne.
RISQUES D’ACCIDENT : SUBIR COÛTE PLUS CHER QU’AGIR
Sous plusieurs aspects, le changement climatique peut constituer une menace pour la stabilité financière. Alain Grandjean identifie 3 types de risques :
- risques physiques : les événements climatiques, comme les inondations et les tempêtes sur les infrastructures, les chaînes de valeur, l’approvisionnement en eau peuvent avoir de fortes conséquences sur les passifs d’assurance et la valeur des actifs financiers,
- risques en responsabilité : des parties qui subiraient des pertes ou dégâts en lien direct avec les effets du changement climatique pourraient demander une compensation à ceux qu’elles tiendraient pour responsables,
- risques de transition : la décarbonisation du système énergétique pourrait conduire à dépréciation rapide des actifs liés aux énergies fossiles. Si par exemple les véhicules électriques se généralisent au détriment des véhicules essence ou diesel, mécaniquement, le prix du pétrole va baisser, ainsi que la valeur des actifs liés à la production de pétrole – on parle de « bulle carbone ».
SECURISER LA VOIE : INVERSER LA TENDANCE
Il est pourtant possible de transformer ce cercle vicieux en cercle vertueux sans compromettre l’équilibre économique mondial.
« La transition n’est pas un coût supplémentaire mais la réallocation de flux existants vers l’économie du futur. »
Alain Grandjean
Alain Grandjean explique qu’aujourd’hui, une grande partie de l’économie est orientée vers le soutien à la consommation d’énergies fossiles. Des subventions, des modèles de développement urbain font la part belle à l’automobile, par exemple, alors que ces modèles anciens sont à bout de souffle. De nouvelles industries n’attendent que des capitaux pour se développer : de l’efficacité énergétique à la voiture 2 litres au 100, en passant par le stockage de l’électricité. L’agriculture est aussi le champ d’une possible et nécessaire révolution verte. Il s’agit donc de développement, pas de décroissance, et ce développement peut et doit être découplé de la croissance des émissions de CO2.
Pour Christian de Perthuis, il s’agit de protéger le « capital naturel » – ce système de régulation naturel qui permet de reproduire les ressources – en faisant payer le coût de dégradation de la nature.
« Il faut basculer une fiscalité qui pèse sur le travail et le capital vers une fiscalité qui tarifie les pollutions en faisant payer leur coût aux pollueurs. »
Christian de Perthuis
Dans la pratique, les expériences réussies de tarification environnementale sont celles qui trouvent le bon compromis. La Suède est ainsi parvenue à porter sa taxe carbone domestique au-delà de 100 euros la tonne de CO2 grâce à un consensus entre les différentes forces politiques et sociales du pays : elle a réussi à mener une transition énergétique presque totale, en matière de chauffage notamment.
CHANGEMENT DE CONDUITE
Repenser la gouvernance du secteur financier est fondamental pour permettre la transition écologique. Thomas Spencer précise : « Les investissements dans une économie bas-carbone sont assez lourds – en particulier quand il s’agit de financer de nouvelles infrastructures – il est donc important que les investisseurs aient de la visibilité au-delà du court terme. Pour permettre aux investisseurs de réallouer les flux financiers qu’ils contrôlent, il faut donner à chacun des acteurs des outils d’anticipation. S’ils ont de la visibilité sur les politiques, les innovations, les investisseurs et les entreprises auront la confiance nécessaire pour investir dans des projets durables. En ce moment, le Financial Stability Board travaille à l’harmonisation des reportings sur les risques climatiques que les entreprises cotées en bourse doivent fournir : il existe actuellement plus de 400 standards différents ! Or, cette information est primordiale pour les investisseurs financiers. »
Thomas Spencer tient cependant à préciser : la transition écologique nécessitera des ruptures. Ainsi, la Chine, qui a massivement investi dans le charbon, a récemment mis fin à 30 projets de construction de centrales à charbon. Cette décision, nécessaire et logique d’un point de vue environnemental, a cependant provoqué des pertes d’argent. Il faut réfléchir à des trajectoires plus disruptives. Pour agir, il va falloir initier un dialogue franc entre le secteur privé, public, les investisseurs et initier des mesures fortes qui permettront de limiter le réchauffement climatique à 2 °C.
Pour aller plus loin
- Alain Grandjean, Mireille Martini, Financer la transition énergétique, Éditions de l’Atelier, 2016.
- Alain Grandjean, « Comment financer la transition énergétique ? » Revue Variances n°54, mars 2016.
- Christian De Perthuis, « L’économiste face aux enjeux environnementaux », Revue Responsabilité & Environnement n° 83, juillet 2016.
- Christian De Perthuis, Le capital vert, Odile Jacob, 2014 (édition révisée en anglais : Green Capital, Columbia University Press, 2015)