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26.01.2021
L'aménagement du territoire à Bâle-ville, le poids du privé dans la gouvernance et les effets sur le paysage urbain
CONTEXTE
Le canton de Bâle, dynamique et attractif, est un puissant centre économique au rayonnement européen et mondial. Composé d’environ 200 000 habitants, il constitue le cœur de la zone économique des trois frontières entre la France, l’Allemagne et la Suisse, comprenant elle-même environ 1,3 millions d’habitants et 650 000 travailleurs. Pôle bancaire et financier, la ville a donné son nom aux récents accords prudentiels des banques centrales Bâle I à III. Elle est également une ville productive, au sens de production industrielle toujours présente dans certains de ses quartiers, malgré les délocalisations de ses industries les plus polluantes en Asie ou en Amérique du Sud. Appelée également la Biovalley, le canton concentre quelques-uns des fleurons mondiaux de l’industrie des sciences de la vie.
La puissance économique du canton le place en tête des cantons suisses avec un PIB de 160 000 € par habitant et un budget annuel conséquent de 3,8 Mds€, soit 19 000€ par habitant, ratio quatre fois supérieur à celui de Paris. Cependant le canton reste fortement dépendant d’un puissant secteur économique privé, dont le secteur pharmaceutique qui participe à ce budget à hauteur de 15%. Groupes industriels historiques ou fonds d’investissements, leurs poids est important dans des formes de partenariats public privé singuliers propres à ce canton, constituant l’un des principaux vecteurs de développement et de structuration de Bâle.
En continuité d’un héritage déjà prospère du Moyen-Âge et de la Renaissance dont le commerce a profité des rives du Rhin, la ville et ses partenaires privés ont su tisser des liens étroits et une relation d’interdépendance dans leur recherche d’un développement commun. Cette histoire particulière donne à la ville une identité forte tant dans son rayonnement économique et scientifique que dans sa traduction urbaine et architecturale, qu’elle soit médiévale ou contemporaine. Celle-ci traduit une forte relation partenariale “gagnant-gagnant” qui recouvre une variété d’arrangements contractuels et divers partages des responsabilités, des financements et des risques au sein de projets mixtes public-privé.
Le canton de Bâle-Ville, le plus petit de la Confédération Suisse, est également caractérisé par son déficit de foncier disponible. Au carrefour de trois pays, il est délimité par les frontières allemandes et françaises et par les cantons suisses voisins. La ville, bâtie de part et d’autre du Rhin, contrainte également en son centre par son quartier historique protégé, est relativement dense (5 000 habitants par km², soit quatre fois moins que Paris). Néanmoins, de par son histoire, le canton possède peu de charges foncières publiques susceptibles de faire l’objet d’aménagement. Le référendum d’initiative populaire de 2016 a mis en exergue ce constat. Dans un contexte d’opposition citoyenne à une privatisation progressive du sol public, cette votation populaire a interdit au canton toute vente de ses terrains au privé, sauf en cas de nécessité financière.
Afin de répondre au besoin de renforcer son offre de logements (qui n’a augmenté que de 1,3% entre 1985 et 2009) et son attractivité résidentielle et service (équipements, loisirs etc..), la ville se trouve ainsi dans l’obligation de s’appuyer sur le foncier privé disponible. Ces terrains, souvent constitués de friches industrielles, restent la propriété des grands groupes industriels tels que Novartis et BASF.
Moteur économique et principal employeur de Bâle-Ville, part importante des recettes fiscales du canton et principaux propriétaires du foncier disponible, le secteur privé est un acteur puissant et incontournable dans la stratégie d’aménagement et la gouvernance de la ville. Cette dernière doit également intégrer un contre-pouvoir citoyen influent.
Dans ce contexte, quels outils, quelles stratégies de gouvernance et de partenariat public – privé sont privilégiés par la ville? Quelles fiscalités accompagnent ces modes de gouvernance? Quels sont leurs effets sur le paysage urbain et social ?
FORMES DE PARTENARIATS PUBLICS PRIVES ET EFFETS SUR LE TERRITOIRE :
Le PLU : Un outil de régulation de la densité ?
Ne pouvant se développer que sur elle-même, la métropole de Bâle révise son Plan Local d’Urbanisme en 2018 et potentialise ainsi ses capacités à construire. Le PLU est un outil qui en théorie contribue à la régulation de la densité et à sa mise en cohérence. L’objectif est la construction de 33000 logements correspondants à 43000 nouveaux emplois à l’horizon 2035, grâce à l’autorisation de surélévation des bâtis existants de deux à trois niveaux supplémentaires, à la densification de quelques rares terrains publics ainsi qu’au développement vertical dans des « zones appropriées ». A titre d’exemple, le chantier des hautes tours de logements de Herzog et De Meuron sur une trentaine d’étages à côté de la gare. Ces constructions verticales sont définies principalement en périphérie du centre ancien autour des grands axes de transports. Quant à la hauteur autorisée, Bettina Rahuel, chargée de l’urbanisme à Bâle Métropole, nous confirme qu’il y a bien une limite définie sans pour autant la dévoiler et laissant ainsi une zone de flou.
En effet ces limites ne semblent pas s’appliquer aux immeubles tertiaires, que ce soit le Campus dédié à la recherche de Novartis pensé par l’urbaniste Magnago Lampugnani ou bien la tour pour le siège de Roche par Herzog et De Meuron qui culmine à 178 mètres. Ces ensembles sont autant de nouveaux repères disséminés en périphérie du centre ancien qui « enrichissent » le paysage urbain autant qu’ils «asphyxient» paradoxalement les quartiers anciens.
Ce constat remet en question les symboles représentatifs et structurants de la ville : les clochers et beffrois ont cédés la place aux hautes tours des grands groupes bancaires et industriels qui rivalisent dans l’expression de leurs puissances.
Le PLU semble ici n’avoir pu contenir cette affirmation, preuve en est la validation des permis de construire. Ce faisant Bâle entretient un mécanisme en spirale : ces grands projets tertiaires confortent l’attractivité économique du canton et renforcent la nécessité de logements en cascade.
Ascendance du Privé sur la Ville : zones productives et tertiaires
Aussi, face à la puissance et à la détermination de certains industriels privés dans l’aménagement de zones productives et tertiaires, la ville encourage ce qu’elle n’a les moyens d’organiser. L’exemple du Campus Novartis, «ville dans la ville», situé à l’ouest de Bâle au bord du Rhin est représentatif. Le géant pharmaceutique suisse Novartis est en train de transformer un de ses anciens sites industriels de 25ha en lieu d’excellence selon un «Master Plan» piloté par lui-même : un pôle de recherches et de hautes technologies servi par les plus grands architectes suisses et internationaux (Diener & Diener, SANAA, Frank O. Gehry, David Chipperfield, Tadao Ando, PWP Landscape…). Bien qu’importantes, les ressources propres de la ville ne lui permettent pas de porter un tel projet. Pour Bâle, ce plan constitue une chance que la ville et les autorités portuaires en particulier doivent saisir.
En effet, l’aménagement des bords du Rhin permettra à terme un passage ouvert public pour les piétons et les cyclistes reliant ainsi la ville à la frontière française. Pour ce faire toutefois, le canton cède en contrepartie certains bâtiments permettant à Novartis de privatiser des routes qui lui sont rétrocédées, confortant ainsi la privatisation de son empire sur tout un morceau de la ville.
Une gouvernance partenariale redistributive au service des Bâlois
L’écoquartier résidentiel d’Erlenmatt achevé en 2019 (ancienne gare de marchandises) ou le projet de Klybeck, (ancien site de production des industriel BASF et Novartis en bord du Rhin) sont de vastes friches en cours de reconversion et témoignent de formes de gouvernance plus coopératives, inscrites dans une logique du temps long. Quartiers à programmation mixte avec une dominante de logements, ils mettent en avant la particularité suisse d’un fonctionnement redistributif. En effet, à Bâle, alors qu’il n’y a pas de logement social, 70% de la population est pourtant locataire de son logement contre 30% seulement de propriétaires. Un système « gagnant-gagnant» dans lequel une partie des loyers de logements part dans des caisses de retraites dont les fonds, c’est le cas ici avec Swiss Life, servent à leur tour d’investissements dans les projets d’habitations.
L’écoquartier résidentiel d’Erlenmatt est porté d’un côté ouest par l’association 2000 watt et à l’Est d’entités, d’immeubles d’habitation divisés en fondations, coopératives et communautés d’habitation qui mutualisent ensemble un système de frugalité énergétique, réglementé et promu par l’Etat. Cette entrée « énergétique » semble être le levier principal d’action de la ville qui a ensuite laissé manoeuvrer les différents porteurs de projets dans la résolution programmatique et architecturale de l’opération. Si l’exemplarité énergétique est indéniable et la qualité architecturale des bâtiments notable, le projet est néanmoins controversé.
On peut en effet s’interroger sur la suffisance du seul critère énergétique, qui à cette échelle de quartier, aurait mérité de la part du canton d’avantage de vision d’ensemble : réflexion sur la mixité de programmation, augmentation du rapport de densité, ainsi que sur l’histoire du lieu et la valorisation de son patrimoine existant qui aurait contribué à renforcer l’identité du nouveau quartier ainsi que son ancrage dans la ville.
Dans l’optique sans doute de ne pas reproduire l’erreur d’une faible implication des pouvoirs publics, la ville procède autrement pour le projet de Klybeck, l’un des derniers fonciers importants de Bâle représentant un développement résidentiel important pour la ville. Les anciens sites de production des industriels BASF et Novartis rachetés respectivement par le fond de pension Swiss Life et la société Central Real Estate Basel font l’objet d’une convention partenariale de développement avec le canton. Celui-ci a ainsi la capacité d’assurer une cohérence entre les périmètres fonciers totalisant 35 ha et récupère la maîtrise de 5 000 m² dédiés au commerce.
Si les orientations du projet sont plus claires (programmation mixte, forte densité, objectif inédit de 30% de logements sociaux) il n’y a cependant pas de réelle vision regrette Frans Rammaert (président fondateur de F. Rammaert Immobilier), acteur conseil et partie prenante sur le projet. Les objectifs de ce dernier sont plus ambitieux et visent la « soft city pour plus de durabilité en faveur de l’économie circulaire» tout en s’appuyant sur l’histoire du site. Outre la réalisation d’un Master Plan Global et la révision des règles d’urbanisme, il préconise l’activation en temps masqué de l’expérimentation de nouveaux usages sous forme de projets tests puis à les pérenniser par le concours d’utilisateurs « pionniers ». Il propose donc un urbanisme transitoire intégré à une vision globale partagée avec le canton, les associations et les habitants, témoignant d’un processus d’aménagement fondé sur le « temps long ».
Fiscalité au service des équipements et espaces verts.
Pour accompagner vertueusement ces différents projets d’aménagement, la ville met en place une fiscalité communale dédiée : toute plus-value générée par un projet est résorbée à 50% et versée dans un fond dédié aux espaces publics et à la création d’espaces verts. Cette redistribution au service de l’intérêt général est un outil permettant à la ville de financer et de valoriser le paysage urbain. La charge fiscale baisse avec la durée de possession de la propriété. Dans un contexte d’espace foncier réduit, cette stratégie permet également de lutter contre la spéculation. Toutefois cet outil d’aménagement par taxation voit ses limites du fait du manque, justement, de réserves foncières à aménager. En effet les fonds accumulés dépassent les opportunités de mise en oeuvre.
Les services de la ville pensent donc à compléter les domaines d’application, ce qui laisserait entrevoir de nouvelles perspectives. Pourquoi pas une contribution à la dépollution de certains sols de friches industrielles à aménager ?
Une très forte dimension culturelle à Bâle
Cette caractéristique est un autre indicateur du lien identitaire du privé dans ses relations presque intimes avec la ville. En effet, Bâle compte plus de quarante musées recueillant un patrimoine culturel d’art et d’histoire unique dans un écrin patrimonial architectural ancien mais aussi très contemporain. Ils sont partagés entre fondations privées et gestion publique. Fruits par ricochet d’investissements nés des richesses du monde tertiaire bâlois, ils participent à leur tour au rayonnement de la ville et donc à son attractivité économique, à l’échelle locale tant que transfrontalière et internationale.
CONCLUSION
Ainsi en est-il de ce qui pourrait caractériser Bâle depuis quelques décennies : une « ville productive » vue ici sous le spectre des mécanismes circulaires de redistribution des richesses de la production économique. Ces mécanismes, dans différents domaines et à plusieurs échelles, sont articulés par une gouvernance partenariale publique privée où le privé semble dominer. Notons que cette spécificité vient en partie de la limitation de l’espace foncier à laquelle le canton s’adapte par la mise en place d’une relation de confiance avec le secteur économique privé et les citoyens en faisant du long terme son principal allié. Au regard de ses importantes ressources, l’avenir indiquera, jusqu’où cette ville « d’excellence » pousse le curseur en matière d’exemplarité environnementale, notamment dans le traitement de la pollution de ses friches industrielles après plus d’un siècle de production industrielle dont elle a tiré une grande partie de ses richesses. L’avenir dira également si ce mode de gouvernance partenariale propre à Bâle saura trouver le point d’équilibre entre la capacité à loger et à fixer sa population dans un cadre où il fait autant « bon vivre » que travailler, en permettant aux habitants les plus modestes la possibilité de rester dans une ville en voie de gentrification internationale.
Merci aux participants de l'Executive Master Gouvernance Territoriale et Développement Urbain pour cet article : Audrey ALDEBERT, Edouard ANCEL, Nathalie FANTFANT et Tom MERLIER.