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14.08.2015

De la Porte du Monde au Port de la Lune : le voyage de Marine Viale (promo 2014)

Marine Viale, major de la promotion 2014 du master de recherche en histoire, vient de recevoir le Prix de la Société des Amis de l'Institut historique allemand. Un prix qui récompense son mémoire de master «Naviguer entre la Porte du Monde et le Port de la Lune, les identités multiples des Meyer, négociants de vin hambourgeois (1789-1842)». Invitation à embarquer.

« Naviguer entre la Porte du Monde et le Port de la Lune ».  C’est élégant mais mystérieux….

Marine Viale : Cela fait référence aux surnoms donnés traditionnellement à Hambourg et  Bordeaux entre lesquelles « naviguait » la famille de négociants de vin, les Meyer, que j’ai étudiée. Hambourg portait le flamboyant surnom de « Porte du Monde » car c’était une plaque tournante de marchandises venant de régions éloignées, notamment de produits issus  du monde colonial, comme le sucre. Pour Bordeaux, le surnom de « Port de la Lune » renvoie à la courbe que décrit la Garonne lorsqu’elle traverse la ville.

Votre travail s’inscrit dans un courant de recherches en développement à Sciences Po, celui de l’histoire transnationale. De quoi s’agit-il ?

M.V. : L’histoire transnationale vise à questionner des objets d’études - anciens ou nouveaux  - en cherchant à dépasser l’histoire nationale traditionnelle. Il s’agit d’étudier des connexions, des transferts qui se situent à toutes sortes de niveaux. Bien que la dimension nationale puisse y jouer un rôle, c’est la prise en compte d’autres échelles - locales, régionales ou globales  - qui apporte une nouvelle vision de l’histoire et l’enrichit considérablement.

En quoi l’étude de cette  famille de négociants - les Meyer - est-elle significative de ce courant ?

M.V. : De par leur qualité d’intermédiaires et de vecteurs d’échange entre Hambourg et Bordeaux, les Meyer se prêtent particulièrement à écrire ce type d‘histoire. Et c’est à travers l’étude de leurs identités que le transnational apparaît. Par identités, il faut entendre une série d’éléments : le statut social, les références culturelles, les opinions politiques, la façon d’exercer leur métier, les croyances religieuses…C’est à travers leur statut de « naviguant » qu’il apparaît que leurs identités étaient non seulement plurielles, mais aussi flexibles, évolutives, qu’elles ont été influencées par leur constante interaction avec l’ « autre ». Ce phénomène n’est d’ailleurs pas limité aux Meyer, il touche d’autres négociants, dans d’autres contextes géographiques. Cette notion de la multiplicité des identités a été particulièrement développée par Anne Saint Sauveur-Henn dans ses travaux sur les migrations allemandes. C’est une histoire qui donne à réfléchir sur les migrations d’aujourd’hui et en particulier sur la perception des identités.

À vous lire, on a l’impression que les Meyer sont des bourgeois sans frontières….

M.V. : De fait, les bourgeoisies des deux villes partageaient une certaine culture. La famille y tient une place considérable en tant que pilier de l’harmonie chère aux bourgeois. Elle constitue aussi la base des cercles de sociabilité. À Hambourg comme à Bordeaux, les évènements mondains vont bon train : bals, rencontres au théâtre, à l’opéra... Autre pièce majeure de la vie sociale à Bordeaux et à Hambourg : la maison de campagne, idéal bourgeois par excellence. La famille éloignée, les amis y sont invités à déjeuner ou goûter à l’air libre, à faire des excursions, à chasser…Enfin, une autre forme de sociabilité commune consiste à rejoindre des associations, des sociétés, des cercles, voire des loges maçonniques hérités des Lumières et qui contribuent à la reproduction d’un ordre culturel bourgeois.

Visiblement l’appartenance des Meyer à Hambourg a été déterminante dans leur perception des événements majeurs du moment : la Révolution, le règne de Napoléon…

M.V. : De fait, la vie civique et politique de Hambourg, en tant que ville-État, était fondée sur un modèle républicain dans lequel l’élite bourgeoise jouait le rôle principal. Ainsi, dans les premiers temps, les Meyer ont applaudi la Révolution qu’ils voyaient comme une exaltation de leur modèle. Très rapidement, ils ont condamné la Terreur vécue comme  un échec de sa version française. En ses débuts, Bonaparte fut également un objet d’enthousiasme car les Meyer l’associaient à leurs valeurs : l’ordre, le travail et la simplicité. Bien entendu, cette opinion fut perturbée avec l’entrée des troupes napoléoniennes à Hambourg en 1806.

La double appartenance géographique  des Meyer a-t-elle été déterminante dans leurs  pratiques du négoce du vin ?

M.V. : Absolument. Tout apprenti négociant de vin devait acquérir des savoirs spécifiques sur cette marchandise, notamment sur ses critères de qualité, sa conservation dans les caves et son ennoblissement, de son arrivée en fûts à sa sortie du comptoir. Si certains de ces savoirs pouvaient s’acquérir au comptoir à Hambourg, l’expérience « sur le terrain » à Bordeaux s’est avéré très importante. Ainsi, Bordeaux joua le rôle de « haute école du négociant de vin » sur trois générations de Meyer. C’est là qu’ils ont pu parfaire leurs compétences, y compris linguistiques, se familiariser avec les vignes et les récoltes par des visites de châteaux et des dégustations. Ils purent aussi renforcer, voire créer, des réseaux négociants essentiels pour que les apprentis  trouvent une place de commis, bénéficient des conseils des doyens…

Les Meyer semblent avoir été séduits par Bordeaux, son terroir, son climat mais portent des avis plus nuancés sur sa population….

M.V. : Ce n’est pas sur les Bordelais eux-mêmes que les Meyer ont pu avoir des avis négatifs, mais sur sa population au sens où ils l’entendaient à l’époque, c’est-à-dire en termes de « populace ». Il s’agissait de marquer des frontières identitaires fortes avec les couches inférieures aussi bien à Bordeaux qu’à Hambourg, d’autant plus que ces couches étaient parfois facteur de « désordre », elles protestaient ! Il est vrai que cette crainte était renforcée par le tempérament méridional associé aux Bordelais, qui pouvait même selon le négociant Georg Friedrich Meyer amener la « populace » allemande de Bordeaux à être « enflammée par le climat du Sud ».

Peut-on considérer l’expérience des Meyer comme révélatrice d’une globalisation économique avant l’heure ? En quoi peut-on la rapprocher de phénomènes plus contemporains ?

M.V. : Selon moi, l’exemple des Meyer ne reflète pas la globalisation économique, car il reste dans un cadre européen de liaisons commerciales finalement très traditionnelles, qui existaient déjà au Moyen-Âge. Il est vrai en revanche que mes recherches ont pu mettre l’accent sur l’importance des appartenances sociales et professionnelles, bien plus que sur les identités « nationales ». Les Meyer se sentaient, comme ils le disaient eux-mêmes, « comme chez eux » dans le milieu bourgeois bordelais. Par ailleurs, l’intensité des interactions entre Hambourg et Bordeaux est remarquable. Dans ce contexte, je pense préférable de parler de « translocalité » plutôt que de « globalité ».

Cette question de la globalisation peut néanmoins être soulevée si l’histoire des Meyer est étudiée sur une période élargie, car ils étendirent leur commerce vers l’Asie dès 1840. Cette question du processus de globalisation à partir de leur cas est au cœur du sujet de ma thèse de doctorat.

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