Ettore Recchi

Ettore Recchi

“Faire une thèse, c'est un choix de vie"
Entretien avec le directeur des études en sociologie
  • Ettore Recchi, Professeur de Sociologie à Sciences PoEttore Recchi, Professeur de Sociologie à Sciences Po

Envie de faire une thèse en sociologie ? Discipline-phare enseignée dès le Collège universitaire, la sociologie est aussi l’un des piliers de la recherche à Sciences Po. Quelle recherche en sociologie pratique-t-on à Sciences Po ? Comment trouver un sujet de thèse dans cette discipline ? Les conseils et réponses de Ettore Recchi, sociologue et directeur des études en sociologie à l’École doctorale.  

Ettore Recchi, vous êtes sociologue à l’Observatoire sociologique du changement (OSC) de Sciences Po. Vos recherches portent notamment sur la mobilité en Europe, qu'est-ce qui vous amené à vous y intéresser ?

En tant que sociologue, je me suis toujours intéressé à des catégories spécifiques d’individus, des minorités souvent un peu obscures, mais qui sont en fait des acteurs clés de la reproduction sociale ou du changement social. Pour ma thèse, j’ai ainsi étudié les jeunes militants politiques en Italie. À l’époque, dans les années 90, la jeunesse politique italienne était impliquée dans ce qui semblait constituer un important mouvement de transformation. Pourtant, j’ai découvert qu’elle était majoritairement le résultat et le vecteur d’une continuité et d’une reproduction sociales. Dans la même logique, j’ai commencé, au début des années 2000, à m’intéresser aux mobilités européennes et plus précisément à ces citoyens européens qui s’installent dans un autre pays que le leur. Il m’a semblé que cette population transnationale contribuait à lentement éroder le socle plus que centenaire des modes de vie et de pensée centrées sur la nation. Avec la libre circulation, l’Union européenne a créé un statut unique de migrants bénéficiant des pleins droits de la citoyenneté et qui peuvent, - du moins sur le papier -, outrepasser le mécanisme traditionnel d’assimilation de l’État-nation. Ces migrants européens sont-ils facteurs de changement ? Oui, mais pas dans le sens où ils donnent du pouvoir aux institutions supranationales. Ils ont plutôt provoqué une contre-réaction violente, dont quelques-uns des seuils critiques ont été le rejet de la Constitution européenne et des “plombiers polonais” et, plus récemment, le Brexit et son rejet du “tourisme social roumain”. Dans nos sociétés, les individus mobiles, et particulièrement les migrants européens qui en sont l’illustration parfaite, sont des “outsiders” qui exacerbent l’antagonisme grandissant des “locaux contre les cosmopolites”.

Actuellement, je continue à m’intéresser aux mobilités et migrations humaines à l’échelle globale, dans une perspective à la fois macro et micro. Mon sentiment, c’est que les pratiques sociales transnationales sont une force de changement puissante. Le sens de ce changement doit encore être pleinement évalué et le résultat pourrait bien être paradoxal et contre-intuitif...

Quelles activités conduisez-vous dans votre centre de recherche, L'OSC ?

 Je suis actuellement en train de finir l'écriture du livre "l'Europe au quotidien" avec des collègues de tout le continent (Adrian Favell, Mike Savage, Juan Diez Medrano et d'autres). Ce livre développe une méthode plurielle, les études comparatives de 6 pays sur le "transnationalisme social", c'est-à-dire les relations frontalières entre Européens. Nous avançons l'idée que le tissu des relations est à la base de l'intégration européenne et que bien que ce tissu soit géographiquement étendu, il est loin d'être aussi solide et homogène selon les pays et les catégories sociales. D'autre part je pilote un projet plus personnel sur les "lieux investis", c'est-à-dire la palette des lieux significatifs dans lesquels les individus passent leur vie. Mon idée est que dans un monde devenu très mobile, les "lieux investis" (leurs tailles, variétés et particularités) saisissent la différentiation sociale plus précisément que les marqueurs sociaux traditionnels ne le font. J'ai mis au point des indicateurs de "lieux investis" qui ont été utilisés par le panel ELIPSS en France, par une enquête ad hoc en Italie et plus récemment par le panel GESIS en Allemagne, et je cherche à faire avancer l'analyse comparative dans un avenir très proche. 

vous êtes directeur des études en sociologie et, à ce titre, vous accompagnez les travaux des doctorants de Sciences Po. Que vous apporte cette expérience ?

L’un des secrets pas si secret de Sciences Po, - un cercle vertueux cause et conséquence de son succès - est la qualité de ses étudiants. Qu’ils soient en master ou doctorants, les étudiants ici sont très stimulants et c’est un plaisir de les côtoyer. Ils disent ouvertement ce qu’ils pensent, ils écoutent, et la diversité de leurs expériences, – en termes de formation intellectuelle, de disciplines et d’origines –, accentue cela. Ce que j’apprécie le plus, c’est quand les étudiants entrent dans les détails de vos enseignements et vous offrent un point de vue auquel vous n’auriez jamais pensé. Récemment, un étudiant indien qui suit mon cours sur la liberté de circulation en Europe a posé la question : “Comment la libre circulation pourrait-elle être introduite en Asie du Sud-Est ? ». Je n’y avais jamais pensé, et je connaissais trop peu le contexte pour pouvoir lui répondre. J’ai finalement appris beaucoup en lisant le mémoire qu’il a écrit sur le sujet.     

Comment accompagnez-vous les étudiants dans leurs recherches ? Que leur conseillez-vous ?

Les doctorants ont une liberté d’exploration et de spécialisation qui se présente rarement dans une carrière académique. J’aimerais avoir tout ce temps pour lire, examiner, aller à des séminaires, jouer avec les données… Mais ils doivent trouver un compromis entre l’identification d’un sujet spécifique de recherche, qui permet d’accélérer l’écriture, et l’exploration intellectuelle, qui amène à poser de meilleures questions de recherche et d’élaborer des réponses plus détaillées. Un point essentiel est précisément ce dernier : quelles sont les questions de recherche ? C’est assez curieux que ce point soit souvent insaisissable et glissant pour beaucoup de jeunes (et moins jeunes) brillants universitaires. C’est ce qui m’a poussé à proposer cette année un cours intitulé “Questions de recherche sociologique” qui offre aux doctorants la possibilité d’échanger avec des chercheurs de notre faculté sur les questions de recherche qui inspirent leur travail. Les étudiants sont encouragés à aiguiser leurs vastes sujets de recherche pour les transformer en questions théoriques significatives – ce qui est plus facile à dire qu’à faire ! Transformer la sensibilité à un sujet en questions, les raccrocher à un débat théorique et, enfin, trouver les données et les méthodes qui peuvent mener à de potentielles réponses : ce sont les rouages de la recherche.

Quels conseils donneriez-vous aux étudiants voulant faire un doctorat en sociologie à Sciences Po ?

S’embarquer dans un doctorat, c’est un peu comme si on faisait un choix de vie ! S’investir pendant des années dans la préparation d’une thèse contribue à exclure certains choix de carrière en dehors de la sphère académique. Êtes-vous prêt à cela ? Ensuite, se pose la question de la sociologie. Après leur master, les doctorants en sociologie devraient être conscients que leur discipline est épistémologiquement plurielle. Quelle sociologie vous convient ? Est-elle représentée à Sciences Po ? Malgré l’incroyable variété des centres d’intérêts et des approches en recherche, la plupart des sociologues de Sciences Po tendent vers la recherche empirique. Ils ont aussi en commun une indépendance vis-à-vis des « écoles » et des « grandes théories ». Est-ce que cette liberté intellectuelle et cette propension à l’analyse fondée sur des preuves correspond à votre vision de l’enquête sociologique ? J’invite enfin les étudiants intéressé par un doctorat à élargir et approfondir leur connaissance d’outils et de méthodes bien au-delà de leur zone de confort. « Méthodes » vient du grec meta hodos, “se frayer un chemin” – et faire un doctorat c’est cela : un chemin un peu long mais sans aucun doute fascinant.

A propos de l’intégration des doctorants à l’OSC : pourquoi les intégrer dans les centres de recherche ? Quels sont les avantages pour eux ?

Les étudiants doctorants sont un élément essentiel à tout centre de recherche vivant et productif. Les doctorants ouvrent des thèmes de recherche, exploitent de nouvelles idées et développent des perspectives que les seniors peuvent inspirer plus ou moins consciemment mais sur lesquelles ils n'ont jamais eu le temps ou la possibilité de se pencher eux-mêmes. Les doctorants font s'épanouir les laboratoires. Dans un second temps les doctorants aident à créer des liens entre des chercheurs du même centre par le fait qu'ils sont encouragés à solliciter de l'aide et à ouvrir un dialogue avec différents membres du centre de recherche. Il est essentiel que les doctorants partagent la vie quotidienne des laboratoires autant que possible, en participant à des séminaires, en déjeunant et en bavardant avec les chercheurs dans les locaux du centre. "L'infrastructure humaine" pour ainsi dire est la réelle valeur ajoutée d'un laboratoire.

En savoir plus :

=> Sur Ettore Recchi et l'Observatoire sociologie du changement (OSC)

=> Sur le master de sociologie de l’École doctorale de Sciences Po

=> Sur le doctorat de sociologie de l’École doctorale de Sciences Po

Photo: Ettore Recchi

Crédits Caroline Maufroid / Sciences Po

 [ Mars 2018 ]

Tags :
Retour en haut de page