Chronique d'une révolution artistique, autour du livre de Pierre François

15 Décembre 2005

Chronique d'une révolutin artistique. Le renouveau de la musique ancienne

Avec Pierre François, Gilles Cantagrel, Pascal Duc, Pierre-Michel Menger et Erhard Friedberg

Mobiliser de vieux instruments, travailler sur des partitions antiques, dénicher d’anciens traités, explorer l’iconographie, tels sont les moyens que mettent en oeuvre, depuis une cinquantaine d’années, les musiciens spécialisés dans la musique ancienne pour mieux rendre justice aux oeuvres de Monteverdi, de Bach, de Haendel et de leurs contemporains. Le succès de cette démarche fondée sur le retour aux sources, qui constitue la plus importante évolution dans l’histoire de l’interprétation de la musique sérieuse au cours du XXe siècle, a été rendu possible par la coopération de nombreux acteurs – musiciens mais aussi programmateurs de concerts, producteurs de disques, éditeurs, critiques, musicologues, facteurs d’instruments – qui ont constitué un nouveau monde de l’art. L’ouvrage de Pierre François propose la chronique de sa naissance et de son développement, en mobilisant, pour en rendre compte, les outils de la sociologie économique.

Compte rendu du petit déjeuner

Compte rendu réalisé par Marie-Annick Mazoyer

Ce Petit-déjeuner, inédit et passionnant, à la rencontre de deux mondes – ceux de la musique ancienne et de la sociologie des organisations (ainsi que de la sociologie économique) - rassemblait une cinquantaine de personnes (chercheurs ou enseignants en sociologie, et différents professionnels de la musique – chercheurs, musicologues, critiques, artistes interprètes, administrateurs, mécénat –, autour du livre de Pierre François, chercheur au CSO, intitulé (Economica, 2005). Le débat réunissait quatre intervenants :

  • Gilles Cantagrel, Producteur sur France Musique, musicologue, auteur de Le moulin et la rivière, air et variations sur Bach (Paris, Fayard, 1998),
  • Pascal Duc, Responsable du Département de musique ancienne au CNSMDP (Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris),
  • Pierre-Michel Menger, Directeur de recherche au CNRS, directeur d’études à l’EHESS, auteur, pour l’année 2005, des deux ouvrages Les intermittents du spectacle. Sociologie d’une exception (Éditions de l’EHESS) et de Profession artiste (Textuel),
  • Erhard Friedberg, Professeur des Universités à Sciences Po, Directeur du CSO, modérateur.

Après une présentation de la séance par Erhard FRIEDBERG, Pierre FRANÇOIS raconte l’histoire de cette «révolution artistique», essentielle dans l’histoire de l’interprétation de la musique dite sérieuse au XXe siècle, qui s’inscrit dans un triple mouvement :

  1. Le retour aux partitions originales (redécouverte d’œuvres), ;
  2. la volonté de retrouver les modes d’interprétation oubliés (par l’iconographie, la lecture de traités ou des recherches de documents) ;
  3. l’utilisation des instruments anciens.

L’auteur explique les raisons du succès de cette innovation par la coopération de nombreux acteurs (musiciens, producteurs de concerts, maisons de disques, musicologues…), la construction d’un nouveau monde social qui peut s’analyser comme un mouvement de professionnalisation, où des acteurs passent d’un mode de fonctionnement essentiellement amateur à un mode de régulation professionnelle. Ainsi, à la fin des années 70, les baroqueux donnaient des concerts souvent à la recette dans des églises, des cafés, sur les places, alors qu’à la fin des années 90, ils se produisaient dans les plus belles salles de concert du monde.

Cette professionnalisation se traduit par quatre grandes évolutions : l’invention des acteurs (apparition de musiciens spécialisés dans le jeu sur les instruments anciens ; accroissement des institutions relevant de la musique ancienne, ensembles, organisateurs de concerts, maisons de disques) ; la spécialisation accrue des acteurs, qui se traduit par une segmentation des marchés ; un accroissement de la division du travail au niveau des musiciens, des ensembles et des structures de diffusion (avec une séparation de la sphère musicale et des tâches administratives définies de manière de plus en plus précise), qui s’exprime, au niveau individuel, par une amélioration de la compétence des acteurs ; l’emprise croissante des relations financières (avec la hausse des rémunérations, qui permet à la musique ancienne de devenir une sphère de spécialistes exclusive pour les musiciens).

Ce succès a un caractère dialectique, modifiant les conditions qui l’ont rendu possible ; la musique ancienne se normalise au sein de la musique sérieuse. Les spécificités qui relevaient du fonctionnement « amateur » du monde de la musique ancienne (faiblesse ou absence des rémunérations, imprécision de l’organisation, de la gestion financière et comptable, hétérogénéité du niveau des musiciens, apprentissage fréquent sur le tas…) disparaissent progressivement. Ce succès se maintient grâce à l’extrême labilité de ce monde social (coûts fixes réduits, nombreuses innovations..) et le soutien public (marché des subventions, des concerts, régime de l’intermittence).

Pierre-Michel MENGER, qui fut le directeur de thèse (à l’origine de l’ouvrage) de Pierre François, rappelle les controverses (notamment les vives critiques de Pierre Boulez) face au renouveau de la musique ancienne, qui eurent lieu dans les années 70. A la différence de la peinture, la musique est un patrimoine qui vit et se transforme sans cesse, grâce à l’interprétation. Pour lui, cette innovation fut une « onde de choc » dans la pratique interprétative contemporaine, en replaçant l’instrument au cœur du monde musical. C’est la chronique d’un triomphe réussi, grâce au comportement discrétionnaire d’acteurs un peu marginaux, qui ont agi plutôt en coalition mais non de manière frontale, s’immisçant peu à peu par le biais de dispositifs, de « poches d’innovation », dans le monde de la musique sérieuse, avec une stratégie de « vigne vierge », à travers des tournées, l’organisation de concerts, l’offre de subventions, le marché du disque qui a retrouvé un second souffle, redéployant ainsi son répertoire, la diversification du patrimoine musical (avec la redécouverte de grands et de petits maîtres) et le recours à un personnel intermittent, qui s’assemble et se désassemble en fonction des œuvres.

Il explique que cette « évolution esthétique » fut un succès auprès du public pour diverses raisons : elle permettait une alternative moderniste à la modernité (la musique ancienne est plus accessible que la musique sérielle), une moindre opposition entre les musiques savantes et les autres musiques, une possibilité de renouer le dialogue avec la communauté des musiciens, une requalification de la musique spirituelle, un certain retour vers une religiosité esthétique, qui peut s’intégrer dans une sécularisation des goûts du public.

Enfin, ce renouveau de la musique baroque est international ; il a eu lieu aussi dans d’autres pays d’Europe (mais selon des processus différents) ainsi qu’aux Etats-Unis, puis en Amérique du Sud et au Japon.

Pascal DUC, qui a eu le plaisir, ainsi que Gilles CANTAGREL, d’être interviewé par Pierre FRANÇOIS, dans le cadre de sa thèse, a toujours vécu dans le monde musical ; outre ses fonctions au CNSMDP, il a exercé douze ans à la Chapelle Royale et travaille aussi aux Arts Florissants. Pour lui, ce renouveau, dont l’histoire porte sur les trente dernières années, avec, à l’origine, des groupes d’amateurs, au sens étymologique donné au XVIIIe siècle, « personnes qui aimaient et appréciaient la musique » - les éditions musicales très actives à cette époque s’adressaient aux amateurs et connaisseurs, la musique pour amateurs étant alors très vivace, avec souvent des concerts à domicile -, et qui s’est professionnalisé, a atteint aujourd’hui un tournant. Il rappelle que, jusqu’aux années 70, le monde musical s’appuyait sur des orchestres de répertoires, subventionnés par l’Etat ; la logique inhérente au renouveau de la musique ancienne (avec la redécouverte de répertoires – à laquelle ont participé également certains acteurs de la musique contemporaine - et des clés pour les jouer sur des instruments anciens, qui étaient souvent liés à des spécificités locales et qui ne sont pas toujours précisés sur les partitions des XVIIe et XVIIIe siècles) est différente ; les musiciens et producteurs montent une œuvre et la présentent en tournée.

D’autre part, il précise que les éditeurs, dont l’activité était florissante depuis plusieurs siècles, mais dont l’impact a diminué considérablement avec l’apparition des médias – le rapport au support écrit s’en étant trouvé modifié - se sont montrés frileux par rapport à la redécouverte de la musique baroque. Cependant, cette attitude évolue avec l’enseignement de la musique ancienne dans le cadre du CNSMDP et des conservatoires régionaux, qui permet aux futurs musiciens et musicologues de redécouvrir les clés essentielles pour accéder à cette musique, ainsi que les critères éditoriaux avec la syntaxe qui reproduit finalement la source.

Gilles CANTAGREL félicite l’auteur. Il fut lui-même l’un des acteurs du renouveau de la musique baroque, qu’il a vécu avec passion. Il se souvient qu’en 1949, lors d’une représentation de La Passion selon saint Matthieu (avec trois cents musiciens et chanteurs) au palais de Chaillot, il faisait partie du chœur. Dans les années 50-60, il découvre Alfred Deller, puis Paul Badura-Skoda. Ce fut ensuite ce moment magique, la première représentation d’Atys de Lully, dirigée par Jean-Marie Villégier, à Florence. France Musique a également réalisé un travail considérable en ce domaine (notamment, en la personne de Jacques Merlet et nombre d’autres).
Il rappelle que, déjà en 1932, avait été créée une Société de musique ancienne, mais c’est dans les quarante dernières années que cette innovation s’est véritablement formalisée. En outre, nos propres mentalités, nos modes d’écoute sont différents. La redécouverte de Bach, de Monteverdi et de leurs contemporains, ainsi que de petits maîtres, a aiguisé notre curiosité. Le mérite de cette évolution est la remise en cause des notions d’interprétation (il fut une époque où les musiciens jouaient de manière identique des œuvres de Télémann ou de Chopin). Aujourd’hui, même la musique romantique est abordée de façon différente. Les musiciens, en se professionnalisant, acquièrent également des connaissances en organologie, parfois certains fabriquent eux-mêmes leurs instruments (tel M. Poncet).

En ce qui concerne la professionnalisation, Gilles Cantagrel se souvient d’une époque où les ensembles de musique ancienne n’avaient quasiment aucune notion de gestion ni de comptabilité ; aujourd’hui, les futurs administrateurs peuvent suivre une formation à la gestion ou à l’anglais technique, à l’université Paris Dauphine ou à la Sorbonne. Quelle est la part des dotations financières de l’État, des collectivités territoriales, des partenaires privés accordée à ces groupes ? Cette professionnalisation doit-elle aboutir à une plus grande institutionnalisation, comme pour les orchestres symphoniques ? Il ne le pense pas, même si cette pratique existe dans d’autres pays d’Europe (aux Pays-Bas, par exemple). Le grand répertoire lui-même (de Haydn à Ravel) s’amenuise dans la pratique des orchestres symphoniques, qui se mettent au diapason de cette approche nouvelle.

Débat

Nous ne pourrons aborder ici que quelques points d’information ou de discussion, qui nous ont paru particulièrement intéressants.

Concernant le financement des ensembles de musique baroque, on rappelle que, grâce à l’action de François Mitterrand et de son ministre de la Culture, Jack Lang, qui accordèrent enfin 1% du budget de l’État à la Culture, des subventions ont pu être versées à un certain nombre d’ensembles (Les Arts Florissants, la Chapelle Royale, la Grande Écurie et la Chambre du Roy), qui ont reçu alors 30 millions de francs (l’équivalent du financement des opéras de province). Les conventions avec les collectivités territoriales ont également permis de développer des ensembles en province (Les Musiciens du Louvre, à Grenoble, l’Ensemble baroque de Limoges…). À l’étranger, les modes de financement des ensembles de musique baroque sont souvent différents : en Allemagne, c’est l’État, en Grande-Bretagne, c’est la loi du marché.

Le caractère international de la musique baroque et les connexions avec l’étranger - les ensembles ont joué partout dans le monde, ayant rapidement acquis une grande visibilité grâce, en partie, à la diffusion par le disque et à l’engouement du public – sont également évoqués. Les grands directeurs d’ensembles français sont souvent étrangers (hormis Jean-Claude Malgoire qui est français, William Christie est américain, Philippe Herreweghe est belge). De nombreux artistes-interprètes sont également d’origine étrangère.

Le Directeur délégué de l’Orchestre philarmonique de Radio France, présent à cette séance, refuse d’opposer les formations traditionnelles et nouvelles, les orchestres symphoniques et les ensembles de musique baroque. Ainsi, le directeur musical baroqueux anglais, Paul McCreesh, a un répertoire qui s’étend du XVIIe au XXe siècle. Il est intéressant de comprendre les liens entre les grands courants musicaux ; aujourd’hui, les jeunes musiciens ont des connaissances en musique baroque, romantique ou contemporaine. Les orchestres symphoniques se tournent aussi vers la musique baroque, diversifiant leur répertoire : ainsi, l’Orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam a invité Nikolaus Harnoncourt, l’Orchestre philarmonique de Berlin a revisité Rameau et invité William Christie.

Pierre François répond que, même s’il existe une certaine capillarité entre les orchestres symphoniques et les ensembles de musique baroque, il s’agit néanmoins de deux univers différents, qui n’ont pas la même fonction, ni les mêmes structures et fonctionnement. Les premiers sont permanents, les seconds vivent grâce à des subventions et au mécénat, avec un personnel intermittent. Les ensembles de musique baroque ont souvent vécu à la marge, avec des horizons à court terme. Comment alors parvenir à les pérenniser, à leur offrir un horizon temporel compatible avec leur activité, tout en maintenant leur vivacité, leur dynamisme, leur flexibilité et leur dissémination sur le territoire ?

C’est sur cette question, ce dilemme, que nous clôturons le débat.

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