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Vivre le monde. Questions à Bertrand Badie

Bertrand Badie

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  • Professeur des universités émérite à Sciences Po, Bertrand Badie nous livre dans son récent ouvrage paru chez Odile Jacob, Vivre deux cultures. Comment peut-on naître franco-persan, une lecture rétrospective de sa longue carrière universitaire, dont la sensibilité s’explique par sa biculturalité et ses détours dans un monde fait d’horizons multiples. Entretien.

     

    Dans un retour réflexif sur votre parcours intellectuel, un continuum que vous ne séparez pas de votre enfance, des origines de vos deux parents, et de l’intégration - avec ce qu’elle revêt de déceptions et d’aléas - de votre père en France, vous permettez à vos lecteurs, à vos étudiants, de comprendre le cheminement qui a été le vôtre, depuis l’arrivée de votre père en France en 1928 jusqu’à cette année 2022, plus de cinquante ans après votre intégration à Sciences Po en 1968. Que vous a offert cette lecture rétrospective et affective d’une carrière intellectuelle et internationale ? Comment combiner retour à l’affect et neutralité scientifique ?

    Cette lecture a été aussi une découverte, celle d’axiomes enfouis, provenant d’expériences passées dont je n’avais même pas pleine conscience. Mais elle m’a surtout aidé à accomplir un double travail : celui de dire à mes lecteurs et mes étudiants d’où je parle, et celui de découvrir que les relations internationales, loin d’être un prolongement de la vieille géopolitique, sont le résultat d’intersubjectivités complexes, profondément humaines, cette « fusion des horizons » dont parle Gadamer (Horizontverschmelzung), même si, hélas, cette fusion n’est totalement accomplie que rarement ! Cette intersubjectivité ne touche pas seulement à l’affect, mais au sens : l’ignorer est déjà en soi un manquement à la neutralité. La prendre en compte avec rigueur et de manière explicite permet au contraire de se rapprocher sinon de l’idéal de neutralité du moins d’une « équité » ou d’une « équidistance » dans le traitement des acteurs.

     

    Vous racontez comment l’expérience vécue de l’humiliation pendant votre enfance, en raison de vos origines, a forgé votre réflexion sur cette notion (l’humiliation) sur le plan international, qui, selon vos termes “ronge encore et toujours le quotidien de la vie internationale”. Pouvez-vous en dire quelques mots?

    Oui, comme beaucoup d’autres, j’ai vécu cette humiliation dans ma vie personnelle et, pire que tout, dans ce que je percevais du traitement infligé à mon père. Mes condisciples de l’école primaire et du collège m’assimilaient aux « bicots » (comme ils disaient) et m’impliquaient malgré moi dans la guerre d’indépendance de l’Algérie : ce fut le premier événement international qui me fit comprendre intimement ce que pouvait être l’humiliation à l’échelle des rapports mondiaux. Depuis, ce thème m’a hanté et il a notamment fait l’objet d’une publication (Le temps des humilités, paru en 2014).

     

    Cet ouvrage rend hommage à votre père, qui aura vécu entre les deux mondes persans et français, médiateur anticolonialiste des deux univers, et nécessairement conscient de l’altérité. Qu’a apporté cette conscience de l’autre à votre vision du monde ? Le choix de votre mère, de s’ouvrir à cette altérité, a-t-il contribué à votre lecture de la globalisation?

    J’ai vite compris que le sens de l’altérité était à la base des relations internationales, selon deux axes solidaires : le respect de l’autre dans ce qui fait sa différence, et la prise en compte de la finalité ultime (cette « fusion des horizons ») que constitue la découverte de l’humain qui rend compatibles ces différences.
    L’universel ne saurait être construit de façon unilatérale par une « race supérieure » (pour reprendre les termes de Jules Ferry) : cette inévitable convergence donne tout son sens à la mondialisation et en devient le seul mode d’emploi et la seule finalité envisageables.
    Dans ma vie d’enfant, alors que j’entendais tous les jours de la musique persane et de la musique occidentale, de la poésie de Ferdowsi comme celle de Victor Hugo, je ne pouvais même pas imaginer que ces expressions culturelles n’étaient pas du même monde : elles composaient solidairement « mon petit monde »...
    Et oui, ma mère m’a beaucoup aidé, elle qui allait si tranquillement à rebours de ce que lui enseignait banalement une société de province à laquelle elle appartenait et qui ressemblait terriblement à celle de Flaubert, avec ses torrents de préjugés....

     

    De fait, chacun parle “de quelque part”, et la connaissance de ses origines permet de prendre une distance nécessaire - parfois forcée - à la compréhension de soi, et donc de l’autre… A quel moment de votre vie êtes-vous “né” franco-persan?

    Je crois l’avoir toujours été car il ne m’est jamais venu à l’esprit de choisir entre mon père – qui était resté pleinement persan – et ma mère qui n’avait rien abdiqué de ses origines. Et ils s’aimaient et se comprenaient... Peu à peu, je faisais mentir Auguste Comte : je regardais passer le français que j’étais de mon balcon de persan et, avec la même insistance, j’observais, depuis l’autre balcon, le persan que je savais être !

     

    Vous évoquez la créolisation pensée par Édouard Glissant. Pouvez-vous nous dire plus sur cette notion et ce qu’elle signifie pour vous ? Êtes-vous créole ?

    On est tous créoles, souvent sans le savoir ! Car ce monde est fait d’un nombre infini de rencontres mondialisées plus ou moins explicites et plus ou moins assumées. L’identité singulière n’est plus qu’un mythe, tant la mondialisation fait son œuvre, à bas bruits souvent ! C’est ce que disait Alfred Grosser dans ses cours qui m’avaient ouvert l’esprit alors que j’étais étudiant : je ne supporte pas ce doigt pointé sur moi qui m’assigne une identité unique...

     

    Vous écrivez dans votre ouvrage, “Fort de mon expérience personnelle, je me persuadais que l’humain avait besoin de détours pour décoder la complexité du monde, ou, simplement, comme le soulignait Georges Balandier, “pour saisir la modernité” par définition présente partout : mes détours me conduisirent donc très vite vers l’Afrique, l’Asie orientale, l’Amérique latine ; ils parviennent, au fil du temps, à me convaincre du sens profond de ma biculturalité dont je devenais ainsi de plus en plus fier, au fil des années et des découvertes”. Pouvez-vous nous parler de ces détours ? Faut-il faire des détours pour se rencontrer ?

    Évidemment oui : ce n’est pas en restant chez soi, les volets clos, qu’on peut découvrir l’autre ! D’où l’importance de le connaître et, au-delà, de le comprendre, comme l’anthropologue américain Clifford Geertz l’avait magistralement montré il y a déjà cinquante ans.
    Ce détour peut être matériel, par le travail de terrain, et la force du savoir anthropologique. Il peut être intellectuel, grâce à l’intelligence de l’altérité. Il peut être aussi personnel quand on la chance d’appartenir à deux cultures en même temps ! Ce fut ma chance !

     

    Propos recueillis par Miriam Périer, CERI.

     

     

    Bibliographie/Référence Mots clés
    ©Image : Samuel Jessurun de Mesquita (Dutch, 1868 – 1944), Domaine public