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Pierre Hassner

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Pierre Hassner, reçu premier à l'agrégation de philosophie en 1952, ancien assistant de Raymond Aron, a fait toute sa « carrière » au CERI de 1959 à 2018, malgré des offres d'institutions prestigieuses (Harvard, Collège de France). Il a rédigé pour le laboratoire une série d'études et de rapports dont certains restent inédits. Son dernier livre y fut édité et publié dans la collection dirigée par le CERI aux éditions Fayard (on en trouve ici la présentation en ligne).
Il a formé avec Jacques Rupnik pendant trois décennies une fraternité incontournable et atypique de chercheurs, internationalement reconnus et sollicités, qui ont grandement participé au rayonnement du CERI.

Ma première rencontre avec Pierre Hassner remonte au printemps 1973. Il était venu faire une série de conférences sur la sécurité européenne dans le cours de Stanley Hoffmann à Harvard. Deux souvenirs de l’étudiant que j’étais alors ne se sont pas estompés. D’une part l’exceptionnel brio de l’exposé mené sur un tempo soutenu, ses phrases interminables, de celles où l’on craint que l’orateur perde le fil de sa pensée, alors qu’il retombait toujours sur ses pieds et terminait par une citation venue d’ailleurs. D’autre part, l’échange fait de connivences et de différences entre ces deux intellectuels européens, l’un arrivant de Paris avec une approche que l’on qualifierait d’« atlantiste », l’autre devenu le plus « gaulliste » des Bostoniens, débattant de la détente alors en gestation après le rétablissement de l’ordre post-1968. Tous les deux abordaient l’Europe dans sa complexité et sa diversité, prêtant peu d’intérêt aux vicissitudes de ce que l’on appelait le Marché commun ; Stanley Hoffmann avec un prisme ouest-européen, Pierre Hassner – et c’est ce qui d’emblée m’avait conquis – avec une approche qui incluait l’Europe de l’Est. Les deux Europes, qui furent le fil conducteur de mes échanges avec Pierre pendant quarante-cinq ans.
C’est à Pierre Hassner que je dois d’avoir « atterri » (et d’être resté) au Centre d’études et de recherches internationales de Sciences Po. D’abord parce qu’il me signala le poste laissé vacant par le départ d’Hélène Carrère d’Encausse, ensuite parce qu’il apporta un soutien précieux à ma candidature. Mais c’est surtout la manière dont, après mon arrivée dans la maison, il me présenta le choix qui se présentait à moi qui fut déterminante :
« Soit tu veux devenir directeur du Ceri puis de Sciences Po alors il faut opter pour une ‘stratégie politique’ adéquate dans les projets de recherche et les activités qui s’y rattachent. Ou bien tu choisis de mettre à profit la grande liberté qui est la nôtre pour poursuivre ce qui te semble important intellectuellement ou politiquement. »
Message bien reçu. Il avait dressé en quelque sorte son autoportrait, avec, bien entendu, cette nuance : Pierre Hassner était devenu à lui seul un « petit Ceri », internationalement reconnu, invité aux quatre coins de l’Europe et des États-Unis.
D’emblée il m’impliqua dans deux projets. Le premier était une réflexion sur le totalitarisme qui aboutit en janvier 1984, l’année orwellienne, à un colloque et un livre où la contribution de Pierre commençait par la formule surprenante et emblématique de ce que l’on peut qualifier d’approche hassnerienne du sujet :
« Le totalitarisme c’est moi. Cet énoncé qui, à défaut d’autres mérites aura du moins je l’espère, celui de surprendre n’est pas la conclusion d’un syllogisme fautif : le totalitarisme est haïssable, or le moi est haïssable, donc le totalitarisme c’est moi. Il consiste plutôt à passer aux aveux pour expliquer le caractère hybride, hésitant et polémique, tantôt anecdotique, tantôt abstrait, mais toujours subjectif d’un essai qui aurait dû être objectif, historique et systématique[1]Cf. Guy Hermet, Pierre Hassner, Jacques Rupnik (dir.), Totalitarismes, Paris, 1984, p. 15.».

Colloque "Chute du mur 1989 un événement planétaire ?"  Jacques Rupnik et Pierre Hassner, 23 octobre 2009.

Le deuxième, furent les travaux du Groupe Est-Ouest, créé dans le sillage des Accords d’Helsinki, qu’il animait avec le sociologue Pierre Grémion, et qui tout au long de ces années illustra sans doute le mieux l’apport de Pierre Hassner. Cet apport tenait autant à l’originalité de sa pensée qu’à sa personnalité. Le cadre intellectuel pour aborder « l’effet Helsinki » et les relations Est-Ouest consistait en une analyse à trois niveaux : les relations entre États, les échanges /interdépendances économiques et l’interaction des sociétés, des cultures et des idées, dans une Europe divisée. Pierre Hassner avait réussi à réunir autour de lui un groupe d’universitaires, de diplomates du Centre d’analyses et de prospectives (CAP) – dont Michel Duclos –, de journalistes ainsi que quelques rescapés de la « morne cohorte des exilés » d’Europe de l’Est (P. H. dixit), qui avec la dissidence et l’intérêt croissant que l’on lui portait, avaient repris quelques couleurs. Avec une répartition improvisée des domaines de prédilection : Alexandre Smolar pour la Pologne, Pierre Kende pour la Hongrie, Mihnea Berindei pour la Roumanie et moi-même pour la Tchécoslovaquie ; sans oublier Anne-Marie Le Gloannec pour les deux Allemagne.
Pierre régnait en maître sur ces séances, introduisant et commentant l’exposé de l’intervenant, entre digressions philosophiques et anecdotes, citations des classiques et des grands journaux européens. Des rencontres qui n’étaient ni académiques au sens étroit du terme ni militantes, mais un lieu unique d’échange et d’engagement intellectuel transeuropéen qui annonçait 1989 et que ne peuvent oublier ceux qui participèrent aux réunions du boulevard Raspail. Le colloque de juin 1989 sur « l’Europe des États de droit[2]Pierre Hassner et Pierre Grémion (dir.) Vent d’Est, vers l’Europe des Etats de droit, PUF, 1990.» fut l’aboutissement de ces échanges, qui durèrent plus d’une décennie, et la cérémonie des adieux à une époque, mais pas aux engagements et amitiés forgés par elle.

Au cours de la décennie suivante, « l’extension du domaine de lutte » se déplaça vers les Balkans et Pierre fut parmi les premiers à aborder la face sombre de l’après-guerre froide avec l’éclatement violent de la Yougoslavie à travers le triptyque frontières-minorités-réfugiés.
Sa lecture de l’international, nourrie de culture philosophique et de débats stratégiques, le rendait inclassable dans la discipline : « réaliste » quand il s’agissait de comprendre la logique de puissance et les rapports de force entre États, il était, comme son ami Stanley Hoffmann, un « libéral » attaché à la place des droits de l’homme et la protection des minorités dans les relations internationales.
À la question récurrente pendant la guerre dans l’ex-Yougoslavie : « que fait la communauté internationale ? », Pierre Hassner répondait simplement qu’elle n’existait pas. Il existe des communautés religieuses, idéologiques ou nationales. On peut parler d’une « société internationale » qui établit les règles de coexistence entre États, mais la « communauté internationale » n’existe, comme on l’a vu dans les Balkans dans les années 1990, que quand quelques États décident d’agir ensemble en espérant entraîner les autres. Le titre de l’ouvrage paru en hommage à Pierre Hassner, « Entre Kant et Kosovo [3]Anne-Marie Le Gloannec et Aleksander Smolar (dir.), Entre Kant et Kosovo. Etudes offertes à Pierre Hassner, Presses de Sciences Po, 2003.», résume bien la préoccupation centrale : comment créer les conditions de la paix (même provisoire, faute d’être perpétuelle) ? Et à quelles conditions peut-on justifier une intervention quand un État se dissout ou menace la sécurité de ses citoyens ? Très impliqué dans les débats théoriques et publics sur la « responsabilité de protéger » dans les Balkans au cours des années 1990, il fut un critique féroce du « wilsonisme botté » de l’administration Bush en Iraq et des néoconservateurs américains qui, à ses yeux, avaient kidnappé l’ingérence humanitaire à des fins stratégiques qu’il réprouvait.

Nous avons fait plusieurs voyages ensemble au Kosovo où il jouissait d’une certaine notoriété grâce à ses prises de position, étonné de tant d’empressement à se voir photographié avec Ibrahim Rugova, le « Gandhi des Balkans », qui ne manqua pas de lui offrir en souvenir une pierre un peu encombrante dont il faisait collection, ou avec un inconnu dont on apprit ensuite qu’il s’agissait d’un commandant de l’UCK risquant l’inculpation devant le Tribunal pénal de La Haye...
Au retour d’un voyage en Bosnie il y a plus d’une décennie, je rendis compte à Pierre de l’échec de la révision de la Constitution héritée de Dayton avec d’un côté Haris Silajdzic, le leader bosniaque (et principal responsable de l’échec de la révision) qui voulait garder l’ancienne Constitution mais abolir les deux entités divisant le pays, et Milorad Dodik, le chef des Bosno-Serbes, qui voulait bien d’une nouvelle Constitution à condition de préserver la Republika Srpska. Comment en sortir ? Pas la peine de demander à Richard Holbrooke, auteur de ladite Constitution : la réponse, selon Pierre, était dans Une lettre perdue de Luca Caragiale, écrivain roumain de la fin du XIXe siècle. Et de citer un personnage de la pièce à propos de la révision d’une Constitution : « Ou bien on la révise, mais on ne change rien ; ou bien on garde l’ancienne Constitution, mais alors on la modifie dans les points essentiels ». Pour Pierre, Silajdzic et Dodik étaient deux personnages du théâtre politique tout droit sortis de la pièce de Caragiale.

Colloque "Chute du mur 1989 un évènement planétaire ?" Pierre Hassner et Christian Lequesne (de dos), 23 octobre 2009.

Ceux qui ont côtoyé Pierre Hassner savent sa générosité et sa disponibilité. Que celui de ses amis qui n’a jamais téléphoné à Pierre la veille d’une conférence importante ou en panne dans la rédaction d’un article me jette la première pierre ! La réponse d’abord distante (« je n’y connais rien, cela fait si longtemps que je ne travaille plus là-dessus ») puis, l’air de ne pas y toucher, l’ébauche d’un exposé restituant l’historique du débat et sa pertinence aujourd’hui, avant de conclure en rappelant de nouveau que, désolé, malheureusement il ne pouvait vraiment pas aider…
La générosité (pas la qualité la plus répandue en milieu universitaire) était sa « marque de fabrique », avec son temps, avec ses idées, son savoir comme ouverture sur la politique et l’éthique, sur la philosophie et l’histoire. Une phrase résume pour moi cette générosité en amitié : celle qu’il prononça lors du décès de Marie-France Toinet, américaniste au penchant « anti », souvent polémique, mais toujours hyperhonnête dans l’argumentation : « Nous étions en désaccord sur tout sauf sur l’essentiel ».

D’où la dette personnelle immense que l’on ressent doublée (comme pour Stanley Hoffman) du sentiment d’une filiation perdue avec le départ d’une génération d’intellectuels européens ayant vécu et pensé les deux totalitarismes du XXe siècle, d’un type d’intellectuel en voie de disparition dans le monde académique et en passe d’être remplacé par les « professionnels » bardés de modèles quantitatifs et ce que Pierre nommait « l’insondable platitude des sciences sociales » anglo-saxonnes. Avec pour conséquence le déclin parallèle dans la discipline de l’intérêt pour les idées et les « area studies ».

Si l’attitude de Pierre Hassner envers la science politique était ambivalente, il en va de même pour la diplomatie. Il s’était rendu (avec mes modestes encouragements) à Prague en octobre 1988 pour participer à un colloque organisé par la dissidence à l’occasion de l’anniversaire de la fondation de la Tchécoslovaquie. Entouré de Timothy Garton Ash (« l’avant-garde ») et d’Aleksander Smolar (« l’appareil »), Pierre représentait de manière improbable « les masses ». Vaclav Havel eut juste le temps d’ouvrir le séminaire avant l’intervention de la police et notre trio fut emmené au commissariat d’où Pierre ne sortit qu’après l’intervention de l’ambassadeur de France. Ce dernier avait dû rentrer de la chasse en Bohême du Sud, et Pierre aimait rappeler l’accueil que lui avait réservé l’ambassadeur : « Vous m’avez gâché mon week-end ! Et d’ailleurs vous perdez votre temps ici, les dissidents ne représentent personne »…

J’ai commencé par la première rencontre dans le séminaire de Stanley Hoffmann ; qu’il me soit permis de conclure avec une autre rencontre, chez notre ami commun, grand spécialiste de l’histoire de l’Europe de l’Est, François Fejtö (1909-2008). Nous avions l’habitude depuis les années 1990 de nous retrouver toutes les six semaines environ chez ce dernier et nos discussions nous amenaient inévitablement vers l’Autre Europe. Nous partagions la même analyse de la guerre dans les Balkans (que Fejtö résumait en citant le fameux « Serbien muss sterbien » de Karl Kraus), mais dès que nous arrivions à « nos » pays, le « vrai-faux Hongrois », le « vrai-faux Roumain » et le « vrai-faux Tchèque » retrouvaient leurs querelles surjouées, les indignations feintes, les usages et abus des guerres mémorielles. Un jour, dans la lignée de l’argument de son Requiem pour un empire défunt, Fejtö évoqua l’époque du dualisme austro-hongrois d’après 1867 comme un « âge d’or ». Je fis observer qu’il n’était pas forcément vécu comme tel par les Slovaques ou les Croates soumis à une politique de magyarisation. Et Pierre Hassner ajouta : « Et les Roumains de Transylvanie ! ». C’est là que Fejtö prononça à son endroit le mémorable « Tais-toi Roumain ! » avant d’administrer un exposé opposant la culture des élites hongroises de Transylvanie et l’arriération de la paysannerie roumaine. Il était temps de changer de sujet, mais le « Tais-toi Roumain ! » resta entre nous, pour signifier un désaccord ou une propension de Pierre à jouer avec sa « roumanité ». Jusque dans la dernière période de sa vie, alors que sa mémoire flanchait, il pouvait réciter les vers de Mihai Eminescu, le « poète national » de la fin du XIXe siècle sur la Roumanie « sentinelle de la latinité » défiant « le Grec au nez pointu et le Bulgare à la nuque épaisse », l’air inspiré et le regard espiègle, avant d’éclater de rire comme pour, par la dérision, exorciser la bêtise du nationalisme de nouveau dans l’air du temps, et pas seulement à l’est du continent.

Paris, juin 2022.

Notes

Notes
1 Cf. Guy Hermet, Pierre Hassner, Jacques Rupnik (dir.), Totalitarismes, Paris, 1984, p. 15.
2 Pierre Hassner et Pierre Grémion (dir.) Vent d’Est, vers l’Europe des Etats de droit, PUF, 1990.
3 Anne-Marie Le Gloannec et Aleksander Smolar (dir.), Entre Kant et Kosovo. Etudes offertes à Pierre Hassner, Presses de Sciences Po, 2003.
Mots clés
©Image : Portrait de Pierre Hassner par Scarlet Hassner, offert au CERI.