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Le CERI à 150 ans : sciences, humanités, humour

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  • Dans ce texte, aucune coïncidence avec des personnages et des institutions futures n’est fortuite.

    Le 1er janvier 2102 à l’occasion de son cent-cinquantième anniversaire, les nouveaux locaux du CERI sont dévoilés en grande pompe, et les convives dont le nombre est trié sur le volet apprécient le minimalisme de ce bel espace volontairement réduit. Ce topos inédit résulte du dernier grand chantier de réaménagement qui a eu lieu au printemps 2099. Sciences Po a épuisé les possibilités de son expansion dans les Près parisiens (anciennement sixième et septième arrondissements de la capitale), les toits et les caves de certains immeubles ont déjà été saturés, l’école a écumé les cinq continents à travers l’implantation de CERIs locaux. Dernière initiative, Sciences Po a lancé plusieurs campus flottants au large des côtes bretonnes où des centres-décentrés ont trouvé toute leur place. Grandi par cette victoire sur l’espace minéral et urbain, fier de cet accommodement avantageux avec la nature (un projet issu des efforts conjoints du CNRS et de la fondation dirigée par les petits enfants d’Elon Musk), le CERI est entré la tête haute dans le monde de la recherche du 22e siècle.

    Autre source de prestige, des éoliennes flottantes arborent sur leurs pales les couleurs de l’école. C’est un détail, quelques chalutiers du Finistère Sud les ont confondus avec des hélicoptères russes et des marins avinés ont pris le renard et le lion pour des monstres marins, mais, en définitive, rien de grave. Il a certes aussi fallu accepter le cuisant échec du laboratoire sous-marin immergé au large de la Normandie (au sein duquel des fuites étaient apparues peu de temps avant sa mise en fonction). C’est donc tout de même avec un profond soulagement et une immense satisfaction que l’ensemble de notre communauté accueille le succès de ces nouveaux espaces agrémentés. Par ailleurs, aujourd’hui, dans cette belle rue des Saint.e.s-Pères/Mères savamment piétonnisée et dûment végétalisée, les hologrammes des correspondants du CERI, maritimes et terrestres, pullulent.

    Cette journée de célébration est aussi l’occasion pour notre centre de dresser un bilan de l’axe de recherche décidé en 2082 lorsque, sous l’impulsion de Sciences Po, le CERI s’était massivement investi dans l’étude de la robotique. Cette initiative a modifié en profondeur les activités du centre, et les contrats avec les forces de la défense, les industries du net et des services ont transformé les travaux de ses membres. Les recherches sur l’usage des robots dans les conflits armés ont aussi décollé à la suite de l’intervention de la Chine à Taïwan en 2049 au cours de laquelle la RPC a utilisé des robots russes amphibies qui ont débarqué sur l’île (ils ont ensuite été dépecés par les forces taïwanaises qui ont récupéré leurs puces, alors que certains d’entre eux, face à une telle menace ont livré des informations compromettantes sur les programmes militaires chinois).

    Dans la foulée, par souci de parité, un programme sur genre, robotique et identité (ROBID) a été récompensé par le consortium dont Sciences Po est un membre fondateur et qui réunit des universités californiennes, ukrainiennes, suisses et norvégiennes et qui s’est distingué par des études de terrain poussées sur les violences intraconjugales entre humains et non-humains au Mali, au Guatemala et en Ouzbékistan. Malheureusement, le programme a dû être interrompu à la suite d’une mésentente entre les principaux responsables de l’enquête, la pomme de la discorde étant l’identité de genre des robots et leur obligation de porter le voile. Le camp du refus de la binarité s’est opposé aux défenseurs d’une approche voilée et genrée de la robotique. Ce ne fut pas une tâche facile, mais, après cette immersion profonde, les machines ont dû être débranchées. Une telle opération avait d’abord suscité une réelle inquiétude auprès des collègues humain.e.s mais chacun.e a été rassuré.e par l’annonce de la formation d’un comité sur le care et l’intersectionalité dont l’objectif fut d’atténuer à la veille de cette opération les effets de la névrose d’abandon des collègues non-humains (voir Darwish et Gordon, 2097).

    L’intelligence artificielle a aussi profondément marqué la vie administrative du laboratoire et ses activités pédagogiques alors que des dizaines d’informaticiens indiens ont été accueillis à la suite de la guerre qui a éclaté entre l’Inde et la Chine en 2090. Logés dans les derniers bureaux des Près parisiens (dont n’avaient pas voulu leurs collègues autochtones, la hauteur de plafond et l’éloignement de la machine à café étaient sources d’humiliation), ces ingénieurs karnatakais  ont construit des machines dont les résultats ont été stupéfiants. Les robots réalisent désormais des enquêtes dans les terrains difficiles (le CNRS rechigne toutefois à leur accorder des ordres de mission lorsque l’accès à l’électricité locale est précaire). À la suite de l’octroi des premiers visas non-humains, des membres du CERI ont envoyé des robots effectuer des missions à leur place en Iran (où les islamistes ont repris le pouvoir en 2089 après qu’en 2043 un gouvernement libéral et féministe non-binaire avait eu gain de cause sur l’ancien régime qui avait fini par désespérer tous ceux qui avaient placé en lui des espoirs de modernisation).

    C’est aussi l’occasion de donner un nouvel élan à la vie administrative de notre communauté. Les membres du CERI envoient désormais leurs propres avatars aux réunions, et les principaux opérateurs du CERI sont des robots, ce dont une grande majorité des membres humains du centre n’ont eu qu’à se féliciter. On note que les réunions administratives non-humaines ne sont pas plus ennuyeuses que celles qui avaient lieu au temps de la gouvernance humaine (dotés d’une extrême résilience, les robots jamais ne s’assoupissent). À la veille de chaque assemblée générale (le terme « AG » a été prescrit des messages dans le cadre d’une nouvelle politique de lutte contre la réunionite, il en est de même de « labo » qui passe à la trappe des correcteurs d’orthographe automatiques), des simulations sont effectuées pour tester leur pertinence (force est de le constater, leur nombre a ainsi singulièrement diminué). 

    Bien évidemment, le CERI accueille désormais un programme de robots doctorants, les réticences exprimées au cours de la dernière « AG » humaine de novembre 2075 ont vite été dépassés, les robot.e.s achèvent tous.tes leurs thèses en deux ans et 364 jours. Au nom du refus de la discrimination entre humains et non-humains et à la suite d’une campagne anti-spéciste, en soutenance de thèse, la procédure du « blind testing » est adoptée (on ne cherche pas à connaître l’identité et l’espèce cognitives du doctorant.e), le « deadnaming » est aussi proscrit pour les robots qui ont opéré une transition de genre.

    Alors que les premières chaires robotisées ont fait leur apparition dans le Kentucky, à Singapour, Riyad et Doubaï, Sciences Po a également procédé à des recrutements de non-humains au sein du pôle de recherche Défense et diplomatie. Les résultats de ces recrutements apparaissent résolument mitigés alors que cette nouvelle politique académique avait été suggérée par le rapport du cabinet de conseil McDonald-Booz-Ferguson consacré au rôle de l’I.A. à l’Université. Toutefois, un incident a émaillé cet échange et a jeté le doute sur ladite prestation de service. La première lecture du document interactif avait été confiée à des robots de Sciences Po qui ont reconnu la patte de machines cousines moins performantes. In fine, le cabinet n’a pas demandé le règlement de leurs honoraires à ses clients humains, d’autant plus que l’on a fait une autre découverte, sur les lieux d’un think-tank partenaire de McDonald-Booz-Ferguson, l’institut Pascal, des robotes binaires avaient reçu une énergie généreusement dopée à la MDMA (l’enquête est en cours, il semblerait que le dirigeant humain de ladite organisation était lui-même sous l’emprise de substances boliviennes non-synthétiques).

    À l’image de cette mésaventure, des fissures sont apparues dans ce paysage académique de plus en plus lisse. Un doute s’est d’abord instillé dans la communauté des non-humains, certains de leurs représentants avaient déclaré leur mécontentement face à leur construction sociale. En effet, un des programmateurs avait malencontreusement activé la fonction « théorie critique », ce qui a déclenché une attaque des robots post-modernes contre leurs homologues libéraux. Les combats ont été âpres, chacun essayant de rentrer dans le système de l’autre (« knowledge is power »), et envoyant à leur place des articles académiques pastichés à des comités de lecture non-binaires et non-humano centrés de plusieurs revues de la place. Ainsi, certaines publications qui avaient accepté des articles truqués sur la nécessité de parquer des sujets humains pour tester la culture systémique du viol dans des camps scouts mixtes et non-racisés où la barrière entre humains et non-humains est dépassée, ont été obligés de fermer boutique.

    En réaction à ces orientations inédites de la vie académique, un nouveau tournant a eu lieu à la fin du dernier millénaire. Les instances dirigeantes de Sciences Po ont fait passer en force une nouvelle série de directives qui marginalisaient la place des robots au sein du Nouveau Conseil de l’Institut (qui sous aucun prétexte n’est appelé NCI). Désormais personae non gratae, i.elles en ont tiré les conséquences : puisqu’i.elles étaient désormais en mesure d’éprouver des émotions, perclu.e.s de honte i.elles s’étaient ensuite délibérément débranché.es (ce seppuku digital fut suivi d’une cérémonie touchante). Une vaste politique de réhumanisation de la recherche s’en est alors suivie. Le programme des humanités politiques qui avait fait son apparition au début du siècle et qui, vers 2050, était tombé en désuétude (à la suite de l’attribution de son premier prix d’écriture à une robote) s’est vu doté de nouveaux moyens à la rentrée 2095.

    Sur ses nouveaux campus aquatiques, le CERI accueille désormais des écrivains cosmopolites en résidence et une série de colloques sont organisés sur le thème du roman et des sciences sociales. Cette question est en filigrane de son histoire et, pour le CERI, c’est l’occasion de lancer un nouvel axe transversal autour de la tension entre universalisme et relativisme. À l’occasion du lancement la chaire Rorty, une cérémonie a récemment accueilli des auteurs et des autrices qui ont lu les textes rédigés sur leurs capsules flottantes. Parmi cette cohorte, un candidat s’est distingué. Il s’agit du jeune Marcello Proustovic, un membre associé du CERI originaire de l’île normande de Balbec (au large de Deauville, ce havre libertarien a déclaré son indépendance en 2075). Son texte mis en image par des assistants robots qui le transforment en document audiovisuel interactif vous fait voyager dans le temps et pagayer avec Lévi-Strauss sur l’Orénoque. Vous avez le choix entre un avatar universaliste et relativiste, vous êtes libre d’intervenir dans l’expédition tout comme dans les cafés de l’ancien quartier des Près parisiens où votre avatar fume comme un pompier en récitant Nietzsche (la saison 2 propose aussi un cannibale existentialiste et un shaman vegan). Alors, vous êtes tenté par cette issue : puisque Dieu est mort, l’universalisme est à terre. Au demeurant, l’assemblée constituée par la communauté des lecteurs de Proustovic, dans l’ultime chapitre « L ’universalisme retrouvé », vote en faveur d’une loi universaliste qui se prononce contre les pratiques intrusives et non-réversibles sur les corps humains et non-humains (les robot.e.s ont longtemps attendu qu’une telle reconnaissance universelle de leurs droits leur soit accordée).

    On le voit, dans le monde du savoir, le « contenu de la forme » (White, 1974) a profondément changé. Sur le nouveau réseau social de la science, la vidéo occupe une place prépondérante (le site Academia.edu a été racheté par des enfants d’oligarques russes, voulant ainsi alléger l’opprobre qui pesait sur leur famille, cette même famille avait déjà voulu accueillir sur ses yachts un pôle de recherche sur la moralisation du capitalisme, le CERI s’y est refusé mais a tout de même accepté de se faire payer quelques pales recyclables pour ses éoliennes). Les groupes de discussion se transforment en groupes d’expression filmique, et tout naturellement, un axe image et documentaire s’est constitué au CERI. C’est la suite logique, les professeurs engagés après le 1er janvier 2091 doivent fournir une synthèse vidéo de leur recherche validée par l’école de cinéma de Sciences Po qui a ouvert ses portes en 2070 (un double diplôme avec la FEMIS s’est mis en place la même année).

    Dans un singulier mouvement de rétroaction, ce nouveau regard sur la création artistique nous rapproche à nouveau de la science alors que celle-ci fait redécouvrir l’importance d’une émotion et d’un sentiment primordial, l’humour. En juin 2091, du haut de ses 120 ans, l’acteur Sacha Baron-Cohen est le maître de cérémonie de la remise des derniers diplômes (87 ans après le légendaire discours d’Harvard de 2004). Titulaire du nouveau prix Nobel du rire, Baron Cohen est l’illustration vivante des résultats d’un nombre croissant de travaux à la croisée des neurosciences, de la biologie et de l’épidémiologie : le rire est un facteur causal de la prolongation des existences - l'espérance de vie en bonne santé des humains qui rient plus d’une heure par jour est supérieur à celle de leurs congénères plus sérieux, on trouve d’ailleurs la même corrélation chez les non-humains, c’est à la suite de ces trouvailles que les défunts conseils de « labo » jugés toxiques ont été définitivement abolis et qu’on a dû trouver de nouvelles capsules marines pour les émérites centenaires qui ont pris leur retraite au terme de leur 242ème trimestre dans la fonction publique. Baron Cohen se voit aussi récompensé pour son rôle dans une dystopie où Michel Foucault qui n’est pas mort du SIDA en 1984 assiste aux attentats du 11 septembre 2001 lorsque ce matin-là, à l’occasion de l’attribution d’un doctorat honoris causa à NYU, celui-ci présente un article qui, depuis, a fait fureur, « L’aéroport, nouvelle hétérotopie chronique ».

    Un concours de blagues épistémiques clôt cette année de célébrations, c’est le moment d’une longue séance consacrée à des parodies de paradigmes, de conseils de laboratoires et de séminaires de recherche. Volontaires et surtout involontaires, les candidats sont extrêmement nombreux, la liste des gagnants ne figure pas dans les archives du centre, on est toujours à sa recherche...

    Bibliographie/Référence

    Publications d’Ariel Colonomos référencées sur SPIRE (portail de Sciences Po sur l’archive ouverte HAL)

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    ©Image : Pavel Chagochkin pour Shutterstock