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La solution est 42, à vous de trouver les questions : vivre au CERI

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Je suis entré à Sciences Po comme maître de conférences des universités officiellement en novembre 1988. On disait encore l’IEP (Institut d’études politiques) à l’époque, voilà trente-deux ans. J’étais déjà associé informellement au CERI à travers l’Institut français de polémologie, dont j’étais le directeur adjoint, qui collaborait sur l’Afrique et les questions de défense avec les chercheurs et chercheuses du CERI, dont Jean François Bayart. J’ai donc côtoyé le CERI dès le milieu des années 1980, juste après ma thèse de doctorat puis mon ouvrage chez Karthala Pouvoir et obéissance en Centrafrique. Le CERI, situé rue de Chevreuse, était déjà un laboratoire prestigieux, emmené par Jean Luc Domenach dont le dynamisme était sans bornes. Pour le jeune chercheur que j’étais, c’était un plaisir de croiser Pierre Hassner, de discuter longuement avec Marie Claude Smouts, d’avoir le plaisir et l’honneur de donner des cours avec Rémy Leveau, d’être intégré dans les discussions sur la manière de repenser les politiques par le bas et les rapports déjà compliqués entre sociologie politique comparée et sciences politiques des relations internationales. Il y avait une effervescence permanente autour des débats de l’époque avec une équipe plus resserrée que maintenant, et qui dès lors comptait moins de spécialisations. Tout le monde participait dans le petit jardin aux discussions sur la politique de Ronald Reagan, sur les attentats parisiens de 1986 et les politiques antiterroristes menées par Charles Pasqua, sur les politiques migratoires et sur le monde arabe pour ne citer que quelques-uns des sujets de l’époque, sujets d’une fin d’époque car datant d’avant la chute du mur de Berlin. Ces thèmes ont pourtant fortement structuré les débats suivants de la fin de la bipolarité qui n’avaient rien de radicalement neuf, malgré les dires de certains. La réflexion socio-historique, l’analyse des conditions de possibilité des événements, l’accent mis sur les sociétés ont permis aux chercheurs du CERI d’éviter les surenchères des discours de géopolitique d’autres centres de recherche sur le triomphe de la démocratie de marché à travers le monde ou, un peu plus tard, sur la désillusion et la vision d’un monde dangereux, chaotique, irrationnel et incompréhensible, discours très fréquents à cette époque. Prendre en compte les passions, les intégrer à la réflexion pour les comprendre, dégager réflexivement des lignes transversales, des dynamiques transnationales de mobilisation était le plus important pour tous les chercheurs du CERI et cela a contribué à former une certaine vision commune, certes travaillée par les petites distinctions, mais qui a su s’opposer à beaucoup de narratifs venus d’outre-Atlantique, marqués soit par le cynisme, soit par un culturalisme essentialiste. 

À partir de 1990, j’ai créé avec des membres du CERI la revue Cultures et conflits qui a pris la suite de la revue Études polémologiques pour regrouper autour d’un lieu associatif des chercheurs qui ne se reconnaissaient pas dans les analyses médiatisées de nombreuses revues de politique étrangère rarement fondées sur des connaissances historiques et ethnographiques des pays. Par ailleurs, le CERI a souhaité créer une revue de laboratoire et Critique internationale a vu le jour en 1998. Les deux revues ont fortement contribué à faire connaître cette sensibilité d’une approche sociologique et anthropologique des études discutant le problème de l’international à partir des pratiques et des trajectoires politiques. Ces revues ont fait naître un courant de pensée s’intéressant aux pratiques de ceux qui doivent s’exiler, aux styles de vie des minorités, des diasporas en cessant de voir ces objets sous le seul angle des politiques migratoires des États. Elles ont également permis la publication de livres clés : Entre Union et nations, l’Etat en Europe dirigé par Anne Marie le Gloannec en 1998 et Les nouvelles relations internationales dirigé par Marie Claude Smouts, dont la publication en anglais chez Hurst en 2001 sous le titre The New International Relations a donné un nouveau souffle à la lecture des auteurs français de relations internationales. 

Dans cette veine de recherche, le 11 septembre 2001 j’organisais un colloque international qui s’intitulait « Les États gèrent-ils toujours leurs frontières » et qui réunissait les spécialistes des questions de violence politique, de religion, de migration, de sécurité[1]Participaient parmi bien d’autres Martin Heisler, Yosef Lapid, Georges Thomas, Jocelyne Cesari, Jean Paul Hanon, Michel Dobry, Pierre Hassner, Anne Marie le Gloanec et de nombreux autres collègues … Continue reading. Ce jour restera pour moi, un moment fort, troublant, tragique et cocasse à la fois. Si ce colloque contredit la thèse selon laquelle de nombreuses questions de sécurité, de liberté et de surveillance sont le produit du 11 septembre, événement qui aurait radicalement changé la donne, et prouve que des problématiques critiques des modèles stato-centrés westphaliens et des discours de la menace culturelle existaient bien avant ce jour et avaient déjà engagé le third debate sur l’épistémologie des analyses traditionnelles géopolitiques de relations internationales et leur pauvreté théorique, il n’en demeure pas moins que, parmi ce groupe de chercheurs qui se voulaient plus critiques, l’incrédulité régnait dans la salle, au point que le président de séance, prévenu par Karolina Michel des événements, a cru qu’il s’agissait d’une mauvaise blague et qu’il a refusé d’en faire part à l’assemblée, jusqu’à l’arrivée en masse des équipes de radio et télévision qui ont immédiatement vu ce colloque comme le lieu par excellence où trouver des experts capables de commenter les images de la chute des tours du World Trade Center. Si certains se sont prêtés au jeu, beaucoup ont su prendre de la distance, ne pas accuser à tort et à travers, et ont obligé quelques médias à réfléchir sur le côté pornographique de la violence télévisuelle. Par ailleurs, nombre de nos collègues étrangers, qui se retrouvaient bloqués à Paris, voulaient rentrer chez eux. Il y a eu un bel élan de solidarité et ils ont pu rester quelques jours dans les appartements des uns et des autres jusqu’au moment où ils ont pu reprendre l’avion. De ce moment sont nées des amitiés, preuve là encore que le CERI a toujours été plus qu’un simple lieu de discussion universitaire. 

Les réflexions conjointes des revues et les réactions à l’outrance sécuritaire de la war on terror ont permis aussi, dans les années suivantes, de développer les réseaux de recherche à l’échelle européenne sur les questions de migration, d’identité, de sécurité, sur la connaissance des sociétés afghane, iranienne, pakistanaise en refusant de stratégiser et de militariser le quotidien au nom du risque. Au sein d’une équipe de collègues toujours plus nombreux menant des recherches d’excellente qualité, j’ai eu le plaisir de mener plusieurs grands contrats de recherche européens pour le CERI. Je ne peux ici évoquer que ma propre trajectoire au sein d’une entité en plein développement et qui avait acquis de nouveaux bureaux comprenant des équipements de qualité en arrivant rue Jacob. Le premier grand contrat de recherche sur ces thématiques des professionnels de l’(in)sécurité fut nommé ELISE pour European LIberty and SEcurity et il a été à l’origine d’une équipe transnationale de recherche qui poursuit ses travaux encore aujourd’hui. Outre l’équipe française installée au CERI et animé par Philippe Bonditti et notre très cher Jean-Pierre Masse, que personne n’a oublié, ELISE comprenait une équipe emmenée par Vivienne Jabri du King’s College de Londres, une équipe conduite par Rob Walker de l’université de Keele et de Victoria (Canada), une équipe italienne dirigée par le regretté Alessandro dal Lago qui a disparu le 26 mars dernier, une équipe belge conduite par le CEPS avec Joanna Apap et une équipe néerlandaise de l’université de Nijmegen emmenée par Elspeth Guild. Le CERI a joué au tournant des années 2000 un rôle significatif pour proposer des solutions alternatives à la guerre contre la terreur et pour en limiter les effets les plus néfastes. Un collectif de jeunes (et moins jeunes) chercheurs dont Philippe Bonditti, Thierry Balzacq et bien d’autres – au total une quarantaine de personnes – ont formé un « intellectuel collectif » appelé CASE pour Critical Approaches of Security in Europe. Il en est résulté un article collectif[2]Collective CASE. Critical Approaches to Security in Europe: A Networked Manifesto. Security Dialogue. 2006; 37(4):443-487. Doi 10.1177/0967010606073085. bien connu qui a changé les études de sécurité et dont l’écriture a commencé lors de réunions au CERI où l’on a enfin osé remettre en cause la doxa de l’époque en proposant d’autres lectures plus réflexives et dont la postérité montre le succès. En 2005, le projet ELISE a été reconduit pour cinq ans avec cette fois vingt-trois partenaires issus de dix pays européens. Sous son nouveau nom, Challenge, il est devenu un centre d’inspiration pour les réflexions sur les rapports entre contre-terrorisme et droits humains, sur les pratiques de torture et les disparitions forcées, sur la politique de voisinage. Les parlements, nationaux et européen, ont utilisé ces travaux. Simultanément, la section puis la revue International Political Sociology ont été créées au sein de l’ISA (International Studies Association) pour mettre en place les outils intellectuels d’une reformulation des théories de la sécurité en développant les relations avec les écoles nordiques de la sécuritisation et pour élaborer, au-delà des approches de sécurité, des « lignes transversales » qui permettent une approche transdisciplinaire des questions internationales, y compris dans leur relation à l’intime, aux habitus et aux affects. Une réflexion sur les modalités des pratiques d’exception dans les démocraties et de la surveillance de masse en connexion avec les désirs de consommation et les pratiques des réseaux sociaux a débuté dès 2009 générant de nombreux liens avec le Medialab naissant de Bruno Latour et avec le Centre d’études européennes (CEE) de Sciences Po. Mais les dimensions institutionnelles et les besoins de chercheurs dans tous les domaines ont limité cette impulsion au sein même du CERI. Néanmoins plusieurs grands projets de recherche ont de nouveau vu le jour autour des questions de surveillance, notamment après les révélations de Snowden sur les pratiques de la NSA américaine, des Five Eyes[3]Five Eyes fait référence à l’alliance des services secrets américains, britanniques, canadiens, australiens et néozélandais dont Snowden a montré les pratiques. et de l’articulation existant entre les principales entreprises privées du net, les services de renseignements et les polices des frontières. 

Ce sont les enjeux du devenir des démocraties dans leurs formes républicaines et populaires qui maintenant doivent amener à repenser les actions de violence politique dans le monde, la manière dont s’exerce le contrôle de ceux qui gouvernent (qu’ils soient publics ou privés ou les deux à la fois) qui doit nous interpeller, un défi supplémentaire auquel le CERI, vu son caractère de plus en plus transdisciplinaire et la grande valeur des spécialistes des zones géographiques en son sein, sera certainement en mesure de répondre, s’il se dote des spécialistes du numérique et de la surveillance qui lui manquent encore, à l’heure où les plus anciens, comme moi, se retirent sur la pointe des pieds.

Le titre de ce texte est allusion au Hitchhiker’s Guide of the Galaxy de Douglas Adams.

Notes

Notes
1 Participaient parmi bien d’autres Martin Heisler, Yosef Lapid, Georges Thomas, Jocelyne Cesari, Jean Paul Hanon, Michel Dobry, Pierre Hassner, Anne Marie le Gloanec et de nombreux autres collègues du CERI.
2 Collective CASE. Critical Approaches to Security in Europe: A Networked Manifesto. Security Dialogue. 2006; 37(4):443-487. Doi 10.1177/0967010606073085.
3 Five Eyes fait référence à l’alliance des services secrets américains, britanniques, canadiens, australiens et néozélandais dont Snowden a montré les pratiques.
Bibliographie/Référence

Publications de Didier Bigo référencées sur SPIRE (portail de Sciences Po sur l’archive ouverte HAL)

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