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Il faut décentrer l’analyse. Entretien avec Léonard Colomba-Petteng

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Le Centre de recherches internationales (CERI Sciences Po/CNRS) se réjouit du recrutement récent de Léonard Colomba-Petteng au poste de Maître de conférence au sein de l’Institut d'études politiques de Strasbourg et de son rattachement au laboratoire SAGE (Sociétés, acteurs, gouvernement en Europe, UMR 7363). Sous la direction de Christian Lequesne (CERI) dans le cadre de sa thèse, Léonard a travaillé sur la mise en œuvre de la politique de sécurité et de défense de l’Union européenne au Sahel. Il revient sur son parcours doctoral au CERI.

Votre thèse, soutenue en 2023 sous la direction de Christian Lequesne, s'intitule “Décentrer l’analyse de la politique de sécurité et de défense commune de l’Union européenne : ethnographie de la mission EUCAP Sahel Niger”. Vous y proposez notamment de décentrer l'analyse pour rendre compte des difficultés de mise en œuvre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC) au Sahel. Quel est ce décentrement de l’analyse dont vous parlez ?

La majorité des travaux consacrés aux politiques de sécurité et de défense européennes en Afrique s’inscrit soit dans le champ des études européennes soit dans celui des études africaines. Au début de mon travail de thèse, je me suis rapidement rendu compte que ces deux champs sont structurés autour de problématiques bien distinctes qui s’articulent assez mal. Pour présenter la chose de façon simplifiée, la plupart des travaux sur l’action extérieure de l’UE explore les dynamiques à l’œuvre à l’intérieur des États membres et des institutions européennes. De leur côté, les spécialistes des sociétés africaines produisent des travaux tout aussi passionnants, notamment sur les formes de résistances et de réappropriations « par le bas » des politiques européennes.

J’ai longtemps peiné à formuler ma problématique de recherche car je n’arrivais pas à me définir pleinement comme “européaniste” ou comme “africaniste”. Je souhaitais plutôt chercher un moyen de naviguer, à équidistance, entre ces deux champs d’étude. Selon moi, le rapprochement entre les spécialistes de l’Europe et les spécialistes de l’Afrique pourrait encore se renforcer.

Dans mes recherches, j’essaie de démontrer qu’il est difficile de comprendre les problèmes de mise en œuvre des politiques européennes au Sahel sans être attentif aussi bien aux jeux de pouvoir au sein de l’UE qu’aux stratégies d’extraversion des décideurs africains. L’étude du processus de mise en œuvre de ces politiques appelle véritablement à une enquête multi-située.

Je crois que le manque de dialogue entre les “européanistes” et les “africanistes” joue aussi sur les représentations des acteurs que nous étudions. Durant mes entretiens, je me suis aperçu que ces derniers campaient parfois sur des positions caricaturales. D’un côté, les élites africaines m’étaient présentées comme “affairistes” et “corrompues”, ce qui expliquerait le manque d’efficacité des dispositifs de coopération de l’UE. D’un autre côté, les agents européens se retrouvaient accusés d’amateurisme, de méconnaissance des sociétés africaines voire deposture néocoloniale (ils importeraient en Afrique des normes définies en Europe).

C’est aussi la moindre attention portée à l’agentivité des décideurs africains dans la littérature sur l’action extérieure de l’UE qui m’a poussé vers ce que l’on appelle parfois “l’agenda du décentrement” (Onar et Nicolaïdis, 2013). Cette notion de décentrement peut facilement prêter à confusion car elle tend à devenir de plus en plus polysémique tant elle est mobilisée pour désigner des ambitions différentes.

Entrée du bâtiment de la mission européenne de renforcement des capacités des forces de sécurité intérieures du Niger (EUCAP Sahel) à Agadez, 14 mars 2019. Copyright: Léonard Colomba-Petteng

Justement, qu’en est-il pour vous?

Pour ce qui me concerne, je ne conçois pas le décentrement comme une fin en soi mais plutôt comme un choix de focale qui consiste à placer au centre de la réflexion des agents, des processus et des enjeux considérés comme périphériques, secondaires ou à la marge dans la littérature spécialisée sur l’action extérieure de l’UE. D’une certaine manière, le décentrement est un prisme à partir duquel je cherche à étirer le périmètre d’investigation des études européennes vers des terrains africains. L’intérêt d’une telle démarche est de montrer que les politiques européennes ne se construisent pas uniquement à Bruxelles mais aussi à Niamey, Agadez, Bamako et dans d’autres espaces éloignés du centre décisionnel de la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC).

Le décentrement, tel que je l’entends, est donc un appel à naviguer entre les champs d’étude, sans pour autant ignorer les soubassements théoriques et épistémologiques des différents concepts sur lesquels on s’appuie. En quelque sorte, ma définition du décentrement est un peu le contrepoint d’une réflexion menée par Christian Coulon, l’un des fondateur de la revuePolitique africaine, à la fin des années 1990. Celui-ci écrivait :

“Les politologues africanistes viennent d'une marge. Notre savoir n'a jamais été et ne sera sans doute jamais au centre des investigations de notre discipline, comme cela fut et demeure en grande partie le cas pour l'anthropologie qui s'est bâtie sur la connaissance des sociétés "exotiques". Mais cette situation est peut-être une chance, parce qu'elle nous place en situation de dialogue avec d'autres disciplines, alors que la science politique "classique" cherche plutôt à se construire une identité propre et souvent rigide. La marge est un lieu de passage conduisant vers d'autres horizons. La marge n'est pas une frontière mais un lieu de transition, de transactions et d’inventivité" (Coulon, 1997, p. 95).

Malheureusement, je crois que la sur-spécialisation à laquelle nous incite la dynamique du marché académique joue en défaveur du rapprochement pour lequel je plaide. Par ailleurs, le travail d’enquête dans certains espaces du continent africain se heurte à des restrictions de plus en plus préoccupantes. Dans un contexte d’amoindrissement des ressources des (jeunes) chercheur(e)s et de raccourcissement de la durée des thèses de doctorat, l’accès à des terrains considérés comme « dangereux » ou « lointains » (d’un point de vue européen) est coûteux et difficile. Cela signifie qu’il faudra encore fournir un effort important pour penser collectivement des stratégies d’accès à ces terrains. C’est justement à cela que nous avons voulu réflechir en travaillant sur l’ouvrage collectif que nous avons intitulé Enquêter en terrain sensible. Risques et défis méthodologiques dans les études internationales (Presses universitaires du Septentrion, 2024).

Comme pour de nombreux chercheurs du CERI, la recherche est pour vous synonyme de travail de terrain, en dépit des difficultés et des entraves éventuelles à la liberté de la recherche que présente le choix d’un terrain (le Sahel) dit sensible. Vous co-dirigez notamment l’ouvrage que vous venez de citer, intitulé Enquêter en terrain sensible. Risques et défis méthodologiques dans les études internationales (Presses universitaires du Septentrion, 2024) , fruit d’une journée de recherche que vous avez co-organisée au CERI en 2021. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre posture de chercheur et votre méthodologie de travail?

Je me souviens avoir été introduit à la science politique par le biais d’un enseignement de sociologie politique de l’Afrique contemporaine que donnait Richard Banégas dans le programme Europe-Afrique de Sciences Po Paris. Je crois que c’est à ce moment-là que j’ai pris goût au travail d’enquête et aux approches qualitatives. Plus largement, ma manière de m’emparer de mes objets de recherche repose sur un mode de raisonnement inductif : je pars des observations et des entretiens pour échafauder un cadre analytique et tenter d’en dégager des conclusions générales.

La démarche inductive implique que la confrontation au terrain n’est pas uniquement un moyen de produire ou de rassembler des données empiriques. Elle est aussi une façon particulière de concevoir le problème posé. Ce mode de raisonnement induit des bifurcations plus ou moins importantes au cours de l’enquête puisque c’est la dynamique des observations et des entretiens qui facilite l’émergence d’une piste de réflexion au détriment des autres possibilités. En cela, je crois que la réflexion méthodologique n’est pas dissociable de la conceptualisation théorique.

Véhicule piégé dans le sable des dunes de Niamey, Niger, 17 février 2019. Copyright: Léonard Colomba-Petteng

Par ailleurs, ma volonté de procéder à une ethnographie d’une intervention européenne au Niger, un pays situé dans une zone géographique déjà « formellement déconseillée » par les autorités françaises au moment de mon enquête m’a confronté à une série d’obstacles. Les conditions de mobilité durant le temps de l’enquête étaient largement encadrées par des normes de sécurité. Aussi, la très grande prudence des agents que j’étudiais vis-à-vis des sollicitations extérieures et des informations qu’ils s’autorisaient à transmettre posait un deuxième niveau de difficulté. Enfin, l’enquête a été conduite dans un contexte politique relativement tendu lié à la présence de plusieurs forces armées étrangères (aux premiers rangs desquelles figurait la France et l’opération «Barkhane». Cette présence faisait l’objet de mobilisations contestataires fréquentes.

Les enquêtes ethnographiques dépendent de paramètres difficiles à contrôler ou à anticiper. Les difficultés d’accès au terrain m’ont incité à recourir, sans dogmatisme, à une pluralité de modes de collecte et de traitement des données. Les traces numériques des agents que j’ai étudié, les sources institutionnelles que j’ai trouvé en accès libre (concepts, décisions, communications, stratégies, discours, manuels) et « l’écho médiatique » des interventions européennes au Sahel ont servi mon analyse au même titre que les observations directes et les entretiens menés à Niamey, Agadez et Bamako.

Les données sur lesquelles s’appuie un travail ethnographique sont souvent fragmentées et partielles. Pour autant, Johanna Siméant (2012) nous rappelle qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une forme « d’autoflagellation » en faisant l’inventaire de ce qui n’a pas pu être effectué. Quelle que soit la nature ou l’importance des difficultés rencontrées dans la collecte, le traitement et la restitution des données, le « métier » du chercheur reste inchangé : il s’agit d’imaginer, tenter de mettre en place et d’ajuster en permanence un protocole rigoureux pour répondre à une question de recherche pertinente dans un champ d’étude donné. Le retour réflexif doit finalement permettre de comprendre le sens et la solidité des interprétations exposées au cours de la démonstration.

Enfin, et pour conclure, vous venez d’être recruté au poste de maître de conférence à l’institut d’études politiques de Strasbourg après un parcours de formation et un doctorat mené au CERI Sciences Po. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces années de doctorat au sein de notre laboratoire?

D’abord, je voudrais dire que je suis très heureux de ce recrutement à Sciences Po Strasbourg, six mois après la soutenance de ma thèse au CERI. Le profil du poste est tourné sur la sociologie politique des relations internationales. Les enseignements qui me seront confiés à partir de septembre 2024 me semblent particulièrement enthousiasmants. J’ai aussi hâte de rencontrer les collègues du laboratoire SAGE (Sociétés, Acteurs, Gouvernement en Europe) et ainsi de découvrir de nouvelles problématiques de recherche, de nouveaux axes de réflexions mais aussi une nouvelle ville et une nouvelle région où je compte m’installer.

Pour répondre plus directement à votre question, j’ai sincèrement aimé mes années de doctorat. D’abord parce que j’ai eu la chance d’avoir un excellent suivi de la part de mon directeur de thèse, Christian Lequesne. Nous avons réussi à planifier des rendez-vous toutes les trois semaines (en présentiel ou par visioconférence) pendant cinq années! J’ajoute que nous nous sommes rencontrés également à d’autres occasions formelles (colloques, journées d’étude) et informelles (déjeuners, dîners). Si mes estimations sont justes, nous nous sommes donc vus à peu près une centaine de fois pendant ma thèse. Je crois que cette proximité a permis à mon directeur de thèse de bien comprendre le cheminement de ma pensée, mes hésitations et mes questionnements. Il me donnait des conseils sur mes projets de publication, sur mes participations à des séminaires et m’a beaucoup poussé à effectuer des séjours de recherche à l’étranger. Pour autant, Christian Lequesne ne m’a jamais rien imposé. Je pense que travailler de cette manière-là a été un véritable privilège et j’en suis conscient.

De manière plus générale, le CERI est un laboratoire particulièrement dynamique et attractif. C’est une vraie chance! Il y a une grande émulation entre les doctorantes et les doctorants. D’ailleurs, la mise en place récente d’un séminaire pour les jeunes docteur(e)s du CERI (le PostDocSem), à l’initiative de Prunelle Aymé, est emblématique de ces formes d’apprentissages mutuels ! Ce laboratoire est aussi un lieu très fréquenté que je vois comme un point de passage, de rencontres et de croisements. À ce propos, j’ai l’impression que le déménagement du laboratoire au 28 rue des Saints-Pères a eu un effet très positif en favorisant plus de proximité qu’auparavant.

Souhaitez-vous ajouter quelque chose?

Je profite de l’occasion de ce portrait pour remercier toutes les personnes qui m'ont aidé, soutenu et accompagné durant la campagne de recrutement aux fonctions de maître de conférence. Je remercie encore une fois mon directeur de thèse pour ses conseils toujours précis, toujours utiles, toujours bienveillants. J’ai vraiment passé cinq années épanouissantes sous sa direction.
Je remercie Yohann Morival qui m'a recruté comme attaché temporaire d'enseignement et de recherche à l'Université de Lille en 2023. Il m’a beaucoup appris sur le métier et je le remercie d'avoir été un allié aussi précieux. Je le remercie d'avoir consacré autant de temps et d'énergie pour m'expliquer les attentes des comités de sélection.
Je remercie Samuel B.H. Faure qui me surprend à chaque fois par sa réactivité et par l’exhaustivité de ses réponses à mes nombreuses interrogations! Je remercie Sarah Tanke et Mathilde Leloup pour leurs nombreux conseils sur mon dossier de candidature.
Je remercie Richard Banégas, Juliette Galonnier, Stéphane Lacroix et Camille Abescat qui m'ont permis de me mettre en condition en organisant une première "audition blanche". Yohann Morival et Samuel B.H. Faure me permettront d'en faire une autre quelques jours plus tard. Je les remercie une deuxième fois.
Je remercie Adrien Estève, Victor Violier et Prunelle Aymé pour l'esprit d'entraide qu'ils ont fait vivre pendant cette campagne de recrutement.
Je remercie les membres des trois comités de sélection qui m’ont auditionné pour leur écoute et pour leurs retours constructifs (je pense notamment à Florent Pouponneau, Anthony Amicelle, Catherine Hoeffler, Cécile Leconte et Anne Bazin). Enfin, je remercie Marie Saiget, Mélanie Albaret, Julien Jeandesboz, Isaline Bergamaschi, Gilles Favarel-Garrigues et beaucoup d'autres pour leurs encouragements et leurs gentils messages à l'annonce des résultats.
Il est évident que je n'aurais pas pu saisir les logiques implicites derrière les campagnes de recrutement sans toutes ces contributions (petites ou grandes). Il me semblait donc important de les mettre en lumière.

 

Propos recueillis par Miriam Périer, CERI.

 

Publications de Léonard sur le CERI/lab

Références citées

Biographie

Léonard Colomba-Petteng est docteur associé au Centre de recherches internationales (Sciences Po Paris-CNRS). Il est diplômé du programme Europe-Afrique de Sciences Po Paris (2016) et du master de Relations internationales de l'École doctorale (2018). Après avoir travaillé sur un mémoire de recherche sous la direction de Bertrand Badie, il a mené une thèse au CERI sous la direction de Christian Lequesne entre 2018 et 2023. À l'issue de sa thèse, il a été recruté comme attaché temporaire d'enseignement et de recherche (ATER) à l'Université de Lille. Il est désormais membre associé du Centre d'études et de recherches administratives politiques et sociales (CERAPS) et enseigne parallèlement à l’Université libre de Bruxelles. Ses travaux portent sur les politiques de sécurité et de défense de l’Union européenne et ses États membres en Afrique francophone. Il a été chercheur invité à l'Institut d’études européennes (IEE) de l’Université libre de Bruxelles en 2020 puis au Département de science politique et de relations internationales (DPIR) de l’Université d’Oxford en 2022 dans le cadre du programme OxPo. Ses recherches, qui s'appuient sur des méthodes qualitatives, ont été publiées dans des revues académiques à comité de lecture telles que Cooperation and Conflict, Critique internationale etAfrique contemporaine. Avec plusieurs membres affiliés au CERI, il a co-dirigé un ouvrage sur les enquêtes sur des terrains « sensibles » entre 2021 et 2024 (ouvrage à paraitre prochainement aux Presses Universitaires du Septentrion).
Léonard a remporté le Prix de thèse en science politique de la Fondation Mattei Dogan décerné par l'Association française de science politique, le 2 juillet 2024.

Illustrations

Photo 1: Léonard Colomba-Petteng, novembre 2022. Photo de Didier Pazery pour le CERI.
Photo 2 : Moyen de transport près de Niamey. Photo de Léonard Colomba-Petteng
Photo 3 : Antenne de la mission EUCAP au Sahel.  Photo de Léonard Colomba-Petteng

Mots clés
©Image : Didier Pazery pour le CERI