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Guerre, écologie, responsabilités. Entretien avec Adrien Estève

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Le Centre de recherches internationales (CERI Sciences Po/CNRS) se réjouit du recrutement d’Adrien Estève au poste de maître de conférence en science politique au sein de l'Ecole de Droit de l'Université Clermont Auvergne, rattachée au Centre Michel de l'Hospital (UR4232). Co-dirigé par Ariel Colonomos et Jean-Vincent Holeindre, Adrien a travaillé dans le cadre de sa thèse sur la militarisation des enjeux environnementaux et climatiques par les organisations de défense, en France et aux États-Unis. Il revient sur son parcours doctoral au CERI et sur les travaux de recherche issus de sa thèse.

 

Vous avez soutenu votre thèse, intitulée “De la justification à l’anticipation : la construction d’une responsabilité environnementale et climatique des acteurs de la défense en France et aux États-Unis” sous la co-direction d’Ariel Colonomos (CERI) et de Jean-Vincent Holeindre (Université Paris 2) en décembre 2020. Dans ce travail, vous montrez que l’incorporation des enjeux écologiques dans les politiques de défense des deux États étudiés dépend des manières de définir la responsabilité environnementale et climatique et de l’attribuer aux forces armées. Vous identifiez trois types de responsabilité. Pouvez-vous nous les présenter?

Mon travail de thèse présente en effet cette typologie, qui structure également l’ouvrage tirée de celle-ci (Guerre et écologie. L’environnement et le climat dans les politiques de défense en France et aux Etats-Unis, PUF, 2022). Le premier type de responsabilité, issu de la tradition de la guerre juste et du droit international humanitaire, est l’obligation de limiter les destructions et les pollutions causées en temps de guerre comme en temps de paix. À partir des années 1970, elle est attribuée de manière contestataire par des réseaux de victimes, de scientifiques et de juristes qui militent pour demander des comptes aux organisations de défense face à l’empreinte écologique des guerres (notamment au Vietnam), mais aussi des activités d’entraînement et des essais nucléaires. Dans le contexte de la guerre froide, ces demandes se heurtent à de fortes résistances qui mettent en avant la priorité absolue des activités de défense pour assurer la sécurité nationale et internationale. Par conséquent, cette responsabilité n’est inscrite qu’à partir des années 1990, de manière très limitée et en priorisant l’efficacité opérationnelle, dans les codes de conduite et dans les doctrines des armées et des coalitions occidentales, et avec de grandes variations d’un conflit à l’autre.

Le deuxième type de responsabilité, axé sur la question économique et énergétique, est défini comme l’obligation de maximiser l’emploi de la force armée. À partir des années 2000, dans le contexte des longues guerres en Afghanistan, en Irak, puis au Sahel, elle se matérialise par une politique de défense “durable”, centrée sur l’économie de l’énergie en opérations. D’un point de vue industriel, elle s’incarne également par de nouveaux investissements dans des technologies militaires plus performantes et occasionnellement alimentées, pour la première fois, par des énergies renouvelables (comme le solaire) ou des moteurs hybrides. Cette politique de durabilité énergétique reste toutefois de l’ordre de l’expérimentation et n’est tolérée que lorsqu’elle amène certains gains économiques et/ou opérationnels.

Guerre et écologie. L'environnement et le climat dans les politiques de défense, PUF, 2022

Le troisième type de responsabilité, issu principalement d’experts et de départements chargés de la prospective de défense, est la responsabilité d’anticiper et de prévenir les risques climatiques. Développée aux États-Unis dès les années 1980, mais avec une accélération croissante dans les années 2010 dans les deux pays, elle est issue d’une démarche de réflexion géostratégique sur les implications du changement climatique pour la sécurité nationale, qui provient d’études produites ou financées par le secteur de la défense. Elle représente le type de responsabilité le mieux intégré aujourd’hui dans les politiques de défense contemporaines, et en particulier dans les doctrines stratégiques qui accordent une place de plus en plus importante à l’emploi possible des forces armées pour assurer la sécurité climatique des sociétés, sans toutefois aborder la question de la décarbonation du secteur de la défense.

Dans vos travaux de recherche plus récents, vous étudiez la “climatisation” de l’action publique, et plus particulièrement celle des institutions militaires. Vous évoquez notamment deux enjeux : le terrorisme et les migrations…

Ce travail sur la “climatisation” de l’action publique provient initialement des travaux réalisés avec ma collègue Lucile Maertens (université de Genève), notamment dans le cadre de la publication d’un numéro spécial de la revue International Politics consacré à la climatisation de la politique internationale. Alors que le changement climatique est devenu un sujet structurant de la politique mondiale, nous assistons en effet à une requalification de différents domaines de celle-ci à travers un prisme climatique. Le processus de climatisation consiste en la définition d’un problème donné comme étant pertinent pour les politiques climatiques, et se manifeste dans des domaines et à travers des acteurs divers (fondations philanthropiques, mouvements sociaux par exemple). Mon étude a montré que ce processus de climatisation touchait également les acteurs de la défense qui, dans leurs discours, requalifiaient de plus en plus des “menaces” préexistantes (terrorisme, piraterie, migrations) dans des termes climatiques.
Comme je le montre aussi dans mes recherches postdoctorales, cette transformation du discours est allée de pair avec leur participation croissante à des négociations et des forums internationaux sur le climat (y compris les COP), pour en proposer une lecture sécuritaire et militaire, et à l’inverse par l’introduction des enjeux climatiques dans les arènes internationales sur la sécurité (y compris au Conseil de Sécurité des Nations Unies). Dans un article pour la revue Gouvernement & action publique, je suis entré encore davantage dans la “boîte noire” des organisations de défense pour montrer que ce processus de climatisation, loin d’être pacifique, donne lieu à des luttes politiques et bureaucratiques internes entre différents acteurs et services. Contre l’opposition entre changement fort (rupture) et changement faible (voire non changement), cet article sur la construction de la politique climatique de défense au sein du ministère des Armées en France met en lumière la dimension progressive et graduelle du processus bureaucratique et politique de climatisation de l’action publique.

Vous avez récemment co-dirigé un ouvrage, intitulé Enquêter en terrain sensible. Risques et défis méthodologiques dans les études internationales (Presses universitaires du Septentrion, 2024), fruit d’une journée de recherche que vous avez co-organisée au CERI en 2021. Pouvez-vous nous en dire plus sur votre posture de chercheur et votre méthodologie de travail, en lien justement avec le travail de terrain?

Il s’agit, dans ce projet, de revenir notamment sur le travail d’enquête réalisé par les doctorant.e.s du CERI dans leurs thèses, afin d’en tirer des enseignements méthodologiques sur les manières d’appréhender la sensibilité de certains terrains. Ma propre enquête de terrain, en milieu institutionnel, a consisté en une soixantaine d’entretiens réalisés auprès de responsables civils et militaires du ministère des Armées en France et du département de la Défense des États-Unis, complétés par une collecte d’archives institutionnelles (directives, rapports internes ou parlementaires, doctrines et stratégies, newsletters fédérales). Les entretiens menés à Washington D.C. ont été réalisés grâce à deux séjours de recherche à Columbia University, le premier pendant l’année universitaire 2017-2018 sous la supervision du professeur Michael Doyle, et le second entre mars et mai 2019, sous la supervision du professeur Robert Jervis. Compte tenu de la marginalité de ces enjeux dans les préoccupations des deux organisations, attestée dans les documents d’archive rassemblés en amont de l’enquête, ma cartographie d’enquêté.e.s s’est resserrée autour des responsables civils et militaires qui travaillent au sein de l’administration, mais aussi dans des instituts de recherche rattachés (et souvent chargés de réaliser des études pour le compte des services étudiés). Ces professionnels apparaissent en effet comme essentiels dans le travail quotidien d’appropriation et d’interprétation des exigences écologiques par le secteur de la défense, et sont des rouages essentiels de la “bureaucratic politics”. Ils ont une expérience professionnelle de ces enjeux peu connus et abordés en interne, et constituent des interlocuteurs précieux pour saisir les possibles rivalités internes entre les services.

Contrairement à la posture décisionniste qui affirme que les processus politiques ne sont observables qu’au moment de l’élaboration et de la prise de décision, mon travail de recherche part du principe que les politiques de défense, et en l’occurrence la politique environnementale et climatique de défense, ne sont en effet pas seulement élaborées par une élite de commandement, mais également par une bureaucratie qui opère au sein des organisations. À la suite de chercheurs spécialistes de ces sujets au CERI, comme Bastien Irondelle, il s’agissait aussi de remettre en cause le préjugé d’exceptionnalisme des affaires militaires, et de considérer la défense comme un secteur d’action publique « classique », qu’il est possible d’appréhender grâce aux ressources théoriques et méthodologiques des sciences sociales.

Enfin, et pour conclure, vous venez d’être recruté au poste de maître de conférence à l'École de Droit de l'Université Clermont Auvergne, Centre Michel de l'Hospital (UR4232) après un parcours de formation et un doctorat mené au CERI Sciences Po. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces années de doctorat au sein de notre laboratoire?

Le CERI a joué un rôle essentiel dans mon parcours. J’ai beaucoup bénéficié du dynamisme scientifique du laboratoire incarné par ses nombreux événements, mais aussi des échanges informels dans les couloirs et les espaces partagés, des échanges avec les équipes de recherche et du soutien de mes camarades de thèse à la machine à café… Je tiens aussi à mentionner toutes les personnes qui m’ont permis de financer mes terrains et mes séjours de recherche, les colloques et journées d’étude, d’organiser des événements, de publiciser mes recherches, et de poursuivre les activités du groupe “Environnement et relations internationales”, bref de lancer ma carrière académique et de gagner en assurance et en visibilité. Un grand merci donc à Basma, Ewa, Coralie, Dorian, Gregory, Klelya et Miriam pour leur accompagnement et leur gentillesse !

Propos recueillis par Miriam Périer, CERI.

 

Biographie

Adrien Estève est actuellement maître de conférences contractuel en sociologie des relations internationales à l’IEP de Strasbourg. Docteur en science politique de l'IEP de Paris (2020), après deux masters recherche en science politique à l'IEP d'Aix en Provence puis à l'IEP de Paris, il a été ATER à l'université Côte d'Azur puis chercheur postdoctoral au CERI. Il a également été chercheur invité à l'école des affaires publiques et internationales de l'université Columbia pendant l'année universitaire 2017/2018 et au second semestre de l'année universitaire 2018/2019. Dans ses recherches actuelles, il étudie l'évolution des pratiques de sécurité dans l'Anthropocène, la militarisation et la sécuritisation de l'environnement et du climat, et les transformations récentes de la politique environnementale internationale. Il est notamment l'auteur de Guerre et écologie. L'environnement et le climat dans les politiques de défense (France et Etats-Unis) (PUF, 2022) et Géopolitique de l'environnement (PUF, 2024).Ses recherches ont également été publiées dans les revues Gouvernement et action publique, Négociations, Raisons politiques, ou encore International Politics. Depuis 2022, il co-dirige le Groupe de recherche sur l'écologie politique (GREP) de l'Association française de science politique (AFSP).

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