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Genre et action publique en Turquie. Entretien avec Prunelle Aymé

Prunelle Aymé

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Le Centre de recherches internationales (CERI Sciences Po/CNRS) se réjouit du recrutement récent de Prunelle Aymé au poste de Maîtresse de conférence au sein de l’Université de Lorraine, rattachée au laboratoire IRENEE. Prunelle est l’auteure d’une thèse, dirigée par Elise Massicard (CERI), intitulée “Gouverner avec les femmes, gouverner les femmes dans la Turquie de l'AKP : l'action sociale dans la ville de Gaziantep” et soutenue en novembre 2022. Ce travail porte sur la participation des femmes au gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP) et analyse les conséquences de l’émergence de ces nouvelles actrices. Prunelle répond à nos questions sur son parcours et sa recherche.

Votre thèse, et un récent article publié dans la revue Politix, montrent comment le parti dominant turc travaille à mettre en place des stratégies d’ancrage social par le biais de militantes dans une forme de “discrétion partisane”, pour reprendre vos termes. Pouvez-vous nous dire quelques mots du rôle spécifique des femmes dans cette stratégie “discrète”?

Le terme de “discrétion” peut paraître étonnant pour évoquer un parti comme l’AKP, qui est non seulement dominant en Turquie depuis le début des années 2000, mais qui est aussi connu pour ses démonstrations de force, comme des meetings rassemblant plusieurs dizaines de milliers de personnes. Par ailleurs, l’activisme des femmes au sein de l’AKP est bien connu en Turquie : depuis plus de vingt ans, elles mènent des activités essentielles aux succès électoraux du parti, notamment le porte-à-porte. Néanmoins, j’ai voulu montrer que l’éventail des modes d’action des femmes qui évoluent dans le milieu de l’AKP est bien plus large, et qu’il passe aussi par des pratiques moins visibles. D’abord, parce qu’une grande partie du militantisme des femmes à l’AKP s’opère dans les espaces domestiques, via des visites à domicile et des discussions entre voisines, par exemple. Ensuite, parce que les pratiques informelles, en particulier le fait de rendre service (intercéder pour l’obtention d’un emploi, d’une aide sociale, d’une information, etc.) sont très fréquentes, même si elles sont parfois difficiles à observer. Enfin, et c’est le cœur de ma thèse, parce que tout un ensemble d’activités qui ne sont pas directement partisanes servent en fait les stratégies de l’AKP, notamment les activités caritatives, éducatives et religieuses. En particulier, j’ai étudié la manière dont les femmes proches de l’AKP cumulent les engagements, non seulement politiques mais aussi associatifs et professionnels. Ainsi, de très nombreuses femmes - dont beaucoup sont proches de l’AKP - travaillent dans les collectivités locales et dans les organisations caritatives. Ces missions leur permettent de contrôler des ressources importantes pour les classes populaires (les aides sociales en particulier). Leurs activités dans ces structures a priori non politiques - aider, éduquer, animer la vie locale - sont aussi souvent l’occasion d’un travail de propagande et de mobilisation partisane qui est, lui, plus “discret”.

 

Vos recherches sur la sociologie de l’action publique sous l’angle du genre et sur les transformations de la domination politique en Turquie sous l'AKP s’appuient sur un important travail de terrain, dans la ville turque de Gaziantep, notamment. Dans un précédent entretien, vous évoquiez l’importance du travail ethnographique, et donc de terrain, en raison du rôle souvent non-officiel et informel des femmes dans la politique locale. Comment s’est fait le choix de la ville de Gaziantep et pourquoi représente-elle un intérêt spécifique pour vos recherches?

Le choix de la ville de Gaziantep s’est fait par tâtonnements, et en suivant les conseils de collègues de Turquie. Mon mémoire de master reposait sur un terrain réalisé à Istanbul. Or, à l’issue de mon enquête, mes accès au terrain stambouliote se sont fermés. Il me fallait donc me “délocaliser”. À cette raison pratique s’est ajoutée une motivation plus scientifique : la plupart des chercheur·euses français·es (ou étranger·es en général) réalisent leurs recherches à Istanbul, et en tirent des enseignements généraux sur la Turquie, alors que c’est une métropole qui est plutôt exceptionnelle du point de vue sociologique et politique en Turquie. Peu de travaux portent sur d’autres villes, aux dynamiques différentes.
Plusieurs éléments m’ont mise sur la piste de Gaziantep. C’est une ville qui concentre de nombreuses dynamiques sociales et politiques que l’on retrouve en Turquie. Il s’agit à la fois d’une grande métropole, qui concentre des activités économiques importantes, et d’une ville relativement pauvre, située dans une région globalement défavorisée. Les inégalités y sont profondes, qu’elles soient socio-économiques ou de genre. C’est aussi une ville très multiculturelle, et ce d’autant plus depuis l’arrivée de très nombreux·ses réfugié·es syrien·nes. Mais la ville a aussi des spécificités qui ont attiré ma curiosité : elle est dirigée par une des rares femmes maires en Turquie. Je me suis alors demandé si une femme de l’AKP gouvernerait localement différemment de ses confrères. Il s’avère que si Fatma Sahin, la maire de Gaziantep, met en œuvre une politique locale assez similaire à celle des autres métropoles dirigées par l’AKP, le genre a une importance dans sa manière d’incarner le métier politique et la proximité avec l’électorat. Bien sûr, je me suis aussi beaucoup appuyée sur des monographies traitant d’autres villes de Turquie pour comparer mes observations à d’autres contextes.

Vous venez d’être recrutée au poste de maîtresse de conférences en science politique à l’Université de Lorraine, à la Faculté de Droit, sciences économiques et gestion de Nancy et à l’IRENEE, après un parcours de formation et un doctorat mené au CERI Sciences Po. Quel regard portez-vous aujourd’hui sur ces années de doctorat au sein de notre laboratoire? Le Centre de recherches internationales a-t-il joué un rôle particulier dans votre approche du travail de terrain?

J’ai vécu des années particulièrement enrichissantes au CERI, et je garderai un très bon souvenir de mon doctorat, en dépit des difficultés du travail de thèse et de la précarité qui l’entoure. D’abord, loin de l’image du thésard solitaire, mon expérience de la thèse a été très collective : nous avions un groupe de doctorant·es très présent·es au laboratoire, et le partage d’expériences, que ce soit autour du terrain et de ses difficultés, de l’écriture, des aspects matériels de la thèse ou de la recherche de poste ont été vraiment précieux. Je crois que cette dynamique collective continue de s’enrichir et c’est vraiment important, car cela manque parfois, en particulier lorsque l’on fait face à des situations compliquées sur nos terrains.
Ensuite, le CERI m’aura marquée durablement pour la manière de faire de la recherche qu’on y apprend. J’ai pu me rendre compte à quel point il était riche d’échanger avec des spécialistes de terrains très éloignés mais qui partageaient en fait des problématiques proches des miennes. Au CERI, l’idée que l’on se fait du “terrain” - l’importance de la durée, de la connaissance d’une société, de la langue, par exemple - m’a marquée et continuera de m’accompagner dans mes recherches, en Turquie comme ailleurs. Des temps comme le séminaire “Retour de terrain”, qui réunissent ces deux aspects (le collectif et l’attention portée au terrain) ont été vraiment importants pendant mon doctorat.

 

Pouvez-vous nous dire quelques mots de votre nouveau poste, de vos projets en termes de recherche et d’enseignement?

Je suis désormais maîtresse de conférences en science politique à Nancy. Je vais y enseigner en licence et en master. Comme dans beaucoup d’universités, la science politique y est intégrée à la Faculté de droit. Cela pose certains défis aux politistes, sur le plan de l’enseignement comme de la recherche. En licence, je vais en effet enseigner à des étudiant·es juristes qui n’ont pas choisi la science politique : il va falloir leur montrer ce que les sciences sociales et l’étude du politique peuvent leur apporter, dans leur cursus et au-delà, et éventuellement susciter des vocations pour le master de science politique qui existe à Nancy !
Côté recherche, les politistes sont minoritaires dans mon nouveau laboratoire, l’IRENEE. Néanmoins, il y a une vraie dynamique d’élargissement de l’équipe, et je suis enthousiaste à l’idée de travailler avec mes nouveaux collègues avec qui nous partageons des centres d’intérêt, notamment l’étude des partis politiques. Je pense que cela va impliquer, pour moi qui suis la seule à travailler sur la Turquie, de faire quelques pas de côté pour travailler ensemble de manière comparative ou sur la France. J’en ai déjà fait l’expérience pendant mon postdoctorat, qui portait sur la confiance politique en Europe. Je pense que les doctorant·es issu·es du CERI ont beaucoup à apporter et à apprendre dans des équipes qui travaillent principalement sur la France.
Plus concrètement, cette année, en parallèle de l’enseignement, je vais me concentrer sur l’écriture du livre tiré de ma thèse et mon intégration dans mon nouveau laboratoire avant de me lancer dans de nouveaux projets de recherche.

Prunelle Aymé, “Quitter le parti pour mieux le servir : trajectoires de reconversion de militantes de l’AKP et partisanisation du secteur de l’aide sociale”, Politix, 2023, no. 138, pp. 183-204.

Propos recueillis par Miriam Périer, CERI.

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