Avec cette manière de faire, on ne consacre en réalité que peu de temps aux prises de vue : les photos ne viennent que conclure une démarche entamée bien en amont. Cette approche offre une possibilité rare de pénétrer dans une forme intimité qui permet à l’autre de ne plus jouer le jeu social du sujet devant l’objectif.
Pour moi, de telles collaborations ne peuvent être que bénéfiques. Elles permettent de multiplier les accès à une même problématique ou un même terrain, d’échanger, a fortiori quand il s’agit de sujets peu connus, de nourrir mutuellement la réflexion et d’intéresser une plus large audience. Les approches sont complémentaires. Les deux disciplines ont aussi à cœur d’assurer une diffusion de leur travail qui soit la plus large possible. Quoi de mieux qu’une exposition photographique ou une publication mêlant images et recherche pour sensibiliser un plus large public ?
Une telle collaboration fait d’autant plus sens qu’un chercheur et un photographe documentaire qui travaillent au sein d’un groupe font souvent face à des questionnements identiques, aux mêmes risques de perdre le recul nécessaire à une bonne interprétation des évènements. Nous devons aussi garder en mémoire les raisons de notre présence. Notre mission de témoignage est primordiale quand nous sommes les seuls à pouvoir raconter…
Ici nous avons réussi à combiner nos approches et à offrir au public une exposition dans le cadre de la journée d’étude “Exils et mobilisations dans les diasporas d’Europe de l’Est”. Au vu du succès d’une telle collaboration, je ne peux m’empêcher de penser que le monde de la recherche et celui du documentaire ont tout à gagner à intégrer la création artistique et documentaire dès la conception d’un projet de recherche et à développer les différentes approches de concert pour produire un rendu commun, imaginé comme tel, et qui aurait encore plus d’impact.
L’exposition que je propose à Sciences Po porte notamment sur un travail entamé en 2020 sur la diaspora du Bélarus. Tout est parti d’une frustration de ne pouvoir me rendre à Minsk pour couvrir les manifestations d’août 2020. J’ai alors entamé à Paris une série de portraits de membres de la diaspora. Quelques mois plus tard, je me suis rendu en Lituanie pour documenter la rentrée académique d’une université biélorusse à Vilnius en Lithuanie (European Humanities University, EHU). En Pologne, en 2021, j’ai été à la rencontre de réfugiés récents qui avaient quitté le Bélarus en raison de la répression qui y était menée. Puis en 2022, je me suis rendu en Ukraine pour suivre l’entraînement de volontaires biélorusses engagés aux côtés des Ukrainiens. Aujourd’hui je suis installé à Vilnius, et je m’intéresse plus particulièrement à la jeunesse en diaspora et à son rapport à la culture du Bélarus.
Depuis, plus de 4000 étudiants, essentiellement Biélorusses, se sont succédés pour y suivre un enseignement qui se fait presque exclusivement en russe (une des deux langues officielles du pays et dans les faits la seule utilisée dans l’espace public au Bélarus) et en anglais. Étudier à l’EHU n’empêche pas de retourner au Bélarus. D’ailleurs, beaucoup estiment que les anciens élèves largement impliqués au sein de la société civile ont joué un rôle important dans le mouvement révolutionnaire de 2020. Pour autant, l’EHU n’était pas favorable au développement d’un enseignement en biélorusse jusqu’à très récemment, et l’université veille à ne pas trop jouer la carte politique, même si nombre de professeurs et d’étudiants sont clairement dans le camp de l’opposition.
Banlieue de Kyiv (Ukraine). Les uniformes des membres du bataillon biélorusse Kastous-Kalinowski engagés aux côtés des Ukrainiens proviennent d'un peu partout, il n’existe pas vraiment d’unité. Si chacun est libre d’y apposer les blasons et emblèmes de son choix, un sigle remporte un large consensus au point de devenir l’emblème officiel du bataillon : le Pahonie. Il s’agit du blason officiel du grand-duché de Lituanie ainsi que celui du Bélarus en 1918 puis en 1991, à l’occasion des éphémères indépendances du pays. Le Pahonie biélorusse diffère légèrement du Vyst lituanien, mais l’essentiel reste commun : un guerrier conquérant chevauchant un cheval cabré, épée et bouclier à la main.
Banlieue de Kyiv (Ukraine). Andrei, 53 ans est un volontaire biélorusse du bataillon Kastous-Kalinowski. Il me montre des photos de son grand-père, soldat polonais pendant la Première Guerre mondiale. “Je suis ici pour lui faire honneur, pour continuer son combat pour la liberté”. Le Bélarus partage des centaines d’années d’histoire avec la Pologne et la Lituanie. La langue biélorusse a beaucoup de similitudes avec le polonais ou l’ukrainien. Il est courant pour des Biélorusses d’avoir des ancêtres polonais. Andreï est originaire de la ville de Polotsk, une des plus anciennes de cette partie du monde. La première référence historique date de 862. À l’époque, elle était considérée comme la capitale d’une principauté qui correspond peu ou prou au Bélarus actuel.
Varsovie (Pologne). Vasily (29 ans) était originaire de Pinsk au sud-ouest du Bélarus, non loin d’Ukraine. Arrivé en Pologne en décembre 2020 après un détour par l’Ukraine, il avait fui son pays le 15 août, poursuivi par la police pour avoir participé à une manifestation contre les résultats des présidentielles du 9 août 2020. En attendant l’ouverture des salles de concert et des bars, Vasily jouait de la batterie dans les rues de Varsovie. En 2022, il rejoint un bataillon biélorusse combattant aux côtés des ukrainiens. Il meurt dans une embuscade russe près de Lisichansk en juin 2022.
Vilnius (Lituanie). Makar (19 ans) et Anya (20 ans) sont tous les deux originaires de Minsk. Élèves en troisième année à l’EHU, ils profitent d’un des rares restaurants végétarien et vegan de Vilnius. Quand on demande à Makar pourquoi il a décidé de venir étudier à l’EHU, il répond qu’il ne se voyait pas rester au Bélarus car son style extravagant lui attirait des problèmes. Même si depuis plusieurs années une vraie scène underground culturelle s’est développée à Minsk, il n’est pas aisé d’avoir un mode de vie alternatif dans un pays resté très conservateur.
Vilnius (Lituanie). Anastasya et Sacha (19 ans) révisent dans la cour de leur université un exercice donné par un de leur professeurs. Comme la majorité des élèves acceptés à l’EHU, ils ont suivi une année de cours préparatoires en plus de leur cursus au lycée au Bélarus en vue de l’examen d’entrée de l’université. Anastasya et Sacha étaient dans le même groupe d’étude pendant cette préparation qui avait lieu en moyenne deux samedi par semaine et pendant les vacances scolaires. Une telle formation coûte environ 250 euros. Même si une majorité d’élèves bénéficient d’une bourse, nombreux sont ceux qui viennent d’un milieu socioculturel favorisé.