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« Couscous méthodo »: naissance d’un grand séminaire de sciences sociales.

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Le séminaire "Les sciences sociales en question : grandes controverses épistémologiques et méthodologiques" coordonné par Nonna Mayer (Centre d'Etudes européennes et d'étude comparée) et Samy Cohen réunit des chercheurs, des chercheuses, seniors et junior, depuis plus de onze années et cinquante-neuf séances, autour de grandes questions méthodologiques et épistémologiques. Comment ce séminaire est-il né, quels étaient ses grands objectifs, quel est son avenir? Ses fondateurs répondent à nos questions.

 

Comment le séminaire est-il né ? Quels étaient vos objectifs initiaux ?

Samy Cohen : Bereshit (« Au commencement » en hébreu, les premiers mots de la Bible), l’idée était de créer au CERI un séminaire transversal qui mobilise le maximum de collègues. Les séminaires où chacun présentait ses recherches en cours était certes intéressants mais ils n’attiraient pas grand monde. Le fractionnement du laboratoire était tel qu’il fallait essayer une autre formule, plus fédératrice. L’idée a germé de créer un séminaire dédié aux questions de méthodes où nous pourrions nous retrouver plus largement et échanger. Le projet présenté au conseil d’unité du CERI n’avait suscité aucun enthousiasme, au motif qu’il « existait déjà un séminaire transversal ». Face à cette tiédeur, je me suis tourné vers des collègues du Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE), et plus précisément vers Nonna Mayer, plus sensible à cette thématique. Nous avons sollicité chacun deux collègues de notre laboratoire respectif : Nadège Ragaru et Laurence Louër pour le CERI, Florence Faucher et Vincent Tiberj pour le CEE. Notre première réunion s’est tenue au restaurant de couscous, boulevard Saint-Germain, au cours de laquelle nous avons fixé collectivement les grands objectifs du séminaire. Nous l’avons donc baptisé « Couscous méthodo ». Puis plus sérieusement : « Les sciences sociales en question : grandes controverses épistémologiques et méthodologiques ».

Quel public visiez-vous ? Celui-ci a-t-il évolué ?

Nonna Mayer : Le parti pris était d’ouvrir le séminaire le plus largement possible, aux chercheuses et aux chercheurs tant seniors que juniors, aux étudiantes et aux étudiants, toutes universités confondues, françaises et étrangères, mais également aux acteurs extérieurs à l’université : journalistes, fonctionnaires, associatifs, sondeurs, dès lors qu’ils étaient attentifs aux questions de méthode. Cet éclectisme se retrouve dans le public de certaines séances, d’autres accueillent surtout des académiques. Le point positif pour nous est que l’audience du séminaire s’est accrue au fil des ans, y compris quand, pour cause de Covid, nous sommes passés aux réunions via zoom. Nous avons eu au cours de cette période jusqu’à cinquante participants.

Comment choisissez-vous les thèmes ou les recherches que vous abordez ?

Samy Cohen : Nous avons démarré de manière très pragmatique en sollicitant des collègues dont les travaux avaient une forte dimension méthodologique et épistémologique. La première personne invitée fut Michèle Lamont, professeure à Harvard, dont la séance fut consacrée à la vive controverse qui faisait rage aux États-Unis sur les forces et faiblesses respectives des recherches qualitatives et quantitatives. Rétroactivement, nous pouvons constater que nos séances se sont concentrées sur cinq grandes thématiques :

1) Les enquêtes de terrain dans des milieux difficiles (féministes radicales, mouvements d’extrême droite, djihadistes, etc.) ;

2) L’usage des méthodes quantitatives (les enquêtes d’opinion en Afrique ; les indicateurs de corruption ; l’évaluation de la qualité d’une démocratie ; l’analyse des données du web politique ; la mesure de l’antisémitisme sur les réseaux sociaux) ;

3) Des méthodes de recherche plus qualitatives (les focus groups ; le roman photo ; l’usage des sources visuelles ; les mixed-methods ; l’observation participante, l’ethnographie en immersion ;

4) Les débats autour de grandes notions et concepts (l’influence ; le terrorisme ; la radicalisation ; le djihad)

5) Les grandes approches théoriques et méthodologiques (le comparatisme ; la prévision dans les relations internationales ; la mémoire individuelle et la mémoire collective ; psychologie et science politique). Sans oublier des sujets plus pointus comme les « menaces sur l’enquête en sciences sociales », l’« impact de la couleur de peau dans la relation enquêteur/enquêté » ou encore les limites peer-reviewing dans les revues françaises et internationales en sciences sociales.
Toutes les séances ont fait l'objet d'un compte rendu, rendus disponibles sur la page web du séminaire).

Pensez-vous avoir rempli vos objectifs ?

Nonna Mayer : Oui largement, le séminaire a acquis une très bonne visibilité et il s’est institutionnalisé, il a ses fidèles tout en attirant régulièrement de nouvelles recrues. Nous avons réussi à faire dialoguer les approches, les disciplines et les générations. Par ailleurs, nous avons pu le faire connaître plus largement grâce au soutien de Sophie Duchesne et Viviane Le Hay, les nouvelles éditrices du Bulletin de méthodologie sociologique (BMS), revue trimestrielle peer-reviewed éditée par Sage. Elles nous ont proposé d’y présenter notre séminaire et d’y soumettre des articles issus d’interventions à notre séminaire. À ce jour, cinq d’entre eux ont été publiés, le dernier sous la plume d’Adam Baczko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, Les nécessités du terrain. Une enquête dans la Syrie en guerre. L’article a également été publié en anglais (« The epistemological privilege of fieldwork : a collective investigation in war-torn Syria », Bulletin of Sociological Methodology/Bulletin de méthodologie sociologique, vol. 151, 1).

Pouvez-vous nous dire quelques mots de la coopération CERI-CEE dont ce séminaire est une belle illustration ?

Samy Cohen : Cette coopération a été des plus bénéfiques parce que les thèmes de recherche et les méthodes de nos deux laboratoires sont très complémentaires. De part et d’autre, il existait une demande pour confronter les problèmes concrets auxquelles nous nous heurtons dans nos recherches, sur le terrain, et pour explorer la « cuisine méthodologique » qui conditionne la validité de nos travaux mais qui est trop rarement abordée de front et explicitée. C’est l’analyse de nos erreurs et de nos tâtonnements qui permet de progresser.

Comment pensez-vous faire évoluer le séminaire devenu aujourd’hui une quasi-institution à Sciences Po ?

Nonna Mayer : Nous allons faire du brain storming avec l’ensemble des membres fondateurs, réfléchir aux nouveaux défis auxquels se heurte aujourd’hui la recherche en sciences sociales, notamment les big data, qui bousculent nos méthodes et notre épistémologie, les nouvelles contraintes éthiques introduites par les Institutional Review Boards (IRB), notamment pour les projets européens, et la défense de l’indépendance de nos disciplines, attaquées à plusieurs reprises ces dernières années, comme lors du colloque qui s’est tenu à la Sorbonne les 7-8 janvier 2022, sur le thème « Après la déconstruction : reconstruire les sciences et la culture », ouvert par le ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer. Nous restons bien entendu à l’affût de toute recherche innovante sur le plan de la méthode, qui pourrait intéresser notre séminaire.

 

Propos recueillis par Corinne Deloy

 

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©Image : Anton27 pour Shutterstock