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Beaucoup de chance…

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Quand, en septembre 1985, j'accédais à la direction du CERI, j'étais conscient des difficultés de l'entreprise, et pourtant je m'aperçois aujourd'hui que la chance était de mon côté. J'avais quarante ans : déjà de l'expérience, et surtout une vraie envie de faire. Je trouvais une équipe administrative composée de fortes personnalités. Certains collègues m'avaient généreusement aidé à me préparer, les autres me jugeraient honnêtement aux résultats. J'avais le soutien de la FNSP et en particulier de son secrétaire général. Surtout, une transition était déjà engagée à l'intérieur du CERI, grâce à Guy Hermet : recentrage sur la recherche fondamentale et la science politique, insistance sur les études comparatives, engagement de jeunes et brillants collègues, encouragement aux groupes de recherche collective.

L'orientation était toute tracée. Il fallait consolider et développer la politique scientifique précédemment définie et, sur cette base, maçonner un puissant centre de recherches internationales. L'entreprise paraissait lourde, mais j'ai eu, là aussi, de la chance. D'abord, parce que l'évolution internationale donnait de plus en plus manifestement raison à l'orientation intellectuelle qui s'était progressivement dessinée parmi nous dans les années précédentes : si le communisme soviétique s'effondrait, si la texture des relations internationales se transformait, si la mondialisation se déployait, si les crises locales se multipliaient, c'est que notre méthode d'approche était juste. Nous avions

raison de ne pas nous en tenir à une approche stratégico-diplomatique du monde et de ne pas diviniser l'État, mais de considérer ce qui était au-dessus, en dessous, à côté de lui et dans ses interstices comme des facteurs forts de l'histoire. Et nous avions raison de considérer que le recentrage des études internationales appelait la pratique d'une science politique enrichie par les grandes sciences sociales : histoire, économie, sociologie, anthropologie, linguistique...

Cette double chance, historique et intellectuelle, explique largement la prolifération des initiatives intellectuelles à l'intérieur du laboratoire durant les neuf années que j'ai passées à la tête du CERI : groupes de recherche, séminaires, colloques, projets internationaux. Impossible d'en oublier aucune, impossible aussi d'en placer une au-dessus des autres, l'époque était celle de la floraison. L’impression était parfois celle du désordre, et elle n'était pas toujours fausse. Mais le CERI prenait surtout sa propre mesure et occupait son espace, il serait toujours temps ensuite de tracer des allées. La politique de la direction était d'encourager, voire de stimuler, les initiatives, et surtout de les aider mais sans se substituer à leurs maîtres d’œuvre. C'est alors en effet que s'est imposée une notion inventée à l'origine par Jean-François Bayart : la recherche est une entreprise non seulement dans son élan intellectuel, mais dans sa pratique ; un chercheur doit conserver la maîtrise de son entreprise de recherche dans sa conception, sa réalisation et sa diffusion. La direction du CERI, elle, aidait à l'imagination et à la réalisation en assurant les liens intellectuels et institutionnels avec Sciences Po, le CNRS et nos autres partenaires.

Aider à l'imagination, c'était aussi entretenu le contact avec les lieux et les hommes qui imaginaient ou entretenaient des hypothèses nouvelles. D'abord, sur la scène internationale, où se trouvaient à la fois nos champs d'études et nos partenaires privilégiés. Il s'agissait non seulement de favoriser les missions de nos collègues sur le terrain, mais aussi de développer les relations institutionnelles avec les meilleurs centres de recherche étrangers : ainsi furent envoyées de premières délégations « officielles » du CERI aux États-Unis, chez nos voisins européens et au Japon. Ensuite, en France même, où les contacts furent intensifiés avec nos partenaires intellectuels et universitaires. Je m'efforçais tout particulièrement de repérer, dans le vivier de Sciences Po et autour, de jeunes chercheurs à l'esprit original, car la « pyramide des âges » du CERI permettait d'envisager des recrutements ... et je me félicite aujourd'hui de ce que nombre d'entre eux, dont les actuels directeurs, ont depuis rejoint notre laboratoire.

Une fois l'orientation développée, une large partie de mon travail était d'assurer la consolidation institutionnelle et financière nécessaire au soutien d'incessantes initiatives. La construction institutionnelle avait débuté avant et s'est poursuivie après moi. Les hiérarchies intermédiaires et autres sections géographiques ayant été supprimées, les chercheurs sont considérés comme les acteurs essentiels de la recherche, qui peut être individuelle ou collective, mais qui doit être programmée et débattue publiquement. En consultant son conseil de laboratoire élu par les chercheurs et collaborateurs administratifs du centre, le directeur établit les orientations préférentielles dans le cadre des grands axes définis avec la direction de la Fondation et avec le CNRS. Ces orientations reçoivent des financements privilégiés (souvent ces « financements de projets spéciaux » que le secrétaire général de la FNSP et Guy Hermet avaient créés). Les décisions prises sont mises en pratique grâce à un instrument essentiel, l'administration de la recherche.

Sur ce point, Je bénéficiais tant des conseils de certains collègues que des traditions administratives de la FNSP. Je bénéficiais surtout de la collaboration ardente et lucide d'Hélène Arnaud, qui est devenue en 1989 la première secrétaire générale du CERI, et dont l'apport à ce laboratoire est à la fois plus ancien que le mien et indissociable de lui. Les changements ont été sur ce point importants. Le travail administratif a été redéfini, avec l'aide des nouveaux moyens informatiques. Progressivement, le « secrétariat » s'est éteint au profit de l'administration de la recherche, une administration désormais de plus en plus spécialisée à la faveur de recrutements qui se sont avérés très heureux : administration générale, finances, suivi des contrats, communication, publications.

L’effort accompli dans le domaine de la « valorisation » ne visait pas seulement la gloire de l'institution ou de ses membres : il devait concourir à l'acquisition des moyens. Pour un centre de recherche, les moyens ne sont pas d'abord l'argent, mais la réputation qui permet de le drainer.

C’est en partie pourquoi les « Rencontres du CERI » ont été multipliées, les « Nouvelles du CERI » lancées, les contacts avec la presse systématisés (avec la création d'un« club CERI-presse»), les premières publications du CERI initiées (les « Cahiers du CERI », la collection « Espace international » chez Complexe, une autre au Seuil). Sur cette base, il était possible de rechercher des financements nouveaux, alors même que la FNSP augmentait sensiblement notre dotation annuelle. Nous avons trouvé de premiers financements des fondations internationales, établi des relations mutuellement profitables avec quelques grandes entreprises et surcout noué des rapports étroits avec les ministères des Affaires étrangères (notamment son Centre d'analyse et de prévision) et de la Défense : à ce point vue, la première « enveloppe contractuelle » de la Délégation aux affaires stratégiques aura constitué une petite révolution budgétaire ...

Nous avons donc beaucoup travaillé, et nous avons obtenu des résultats. Je suis heureux d'avoir laissé le CERI plus puissant que je l'avais trouvé, en donnant à mon successeur de nouveaux moyens d’action qu'il a développés et renouvelés. Je suis en particulier fier que nous ayons consolidé l'habitude qui est qu'un directeur ne s'installe pas dans son fauteuil mais le laisse à de plus jeunes. Nous avons donné preuve que le catastrophisme universitaire est trop souvent le masque de la paresse et de l'incapacité : il est toujours possible de faire bouger les choses. Cela, en particulier dans les conditions institutionnelles humaines de la FNSP : durant mes années à la tête du CERI, c'est tout naturellement que j'ai renforcé l'intégration de ce laboratoire à l'intérieur de Sciences Po ; et c'est tout aussi naturellement après avoir quitté la direction du laboratoire j'ai poursuivi une tâche en essence analogue à la Direction scientifique de Sciences Po, et ainsi contribué à son remarquable effort d'internationalisation.

Pourtant, si le bilan institutionnel du CERI est bon, le doute me paraît toujours nécessaire notre œuvre intellectuelle. Dans l'ensemble, je continue à croire que nous étions et sommes encore dans le vrai au point de vue de la méthode d'analyse. Mais avons-nous utilisé cette méthode avec suffisamment d'intelligence et d'audace ? L’avenir en décidera, mais je crois nécessaire de maintenir en vie ce doute, à l'heure des anniversaires, à l'heure aussi où le calent de nos collègues leur vaut de multiples sollicitations. La recherche est un métier magnifique parce qu'elle place le chercheur devant le devoir de proposer à la collectivité qui l'emploie des analyses libres et innovantes. Dans un environnement universitaire et culturel français victime à bien des égards des bureaucraties, des corporations et de l' étroitesse des horizons, l'exigence et le doute doivent rester vivants pour que le métier de chercheur demeure le plus beau métier du monde.

 

Ce texte a été rédigé à l’occasion des 50 ans du CERI, en 2002.

Bibliographie/Référence

Publications de Jean-Luc Domenach référencées sur SPIRE (portail de Sciences Po sur l’archive ouverte HAL)

Mots clés
©Image : ©Miriam Périer, CERI, 2008.