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2009-2013 à la direction du CERI

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Lorsque je prenais la direction du CERI, le 1er janvier 2009, je rentrais de cinq années passionnantes à l’étranger : trois en République tchèque et deux au Royaume-Uni.

Je connaissais bien le CERI pour y avoir été rattaché en tant que chercheur depuis 1988 et directeur-adjoint de 2000 à 2003, mais j’avais – je dois le reconnaître avec le recul – perdu un peu le sens de la culture de la recherche en France. Mon modèle était libéral : il supposait l’acceptation d’une certaine concurrence et de l’internationalisation. Et la France, avec son fort corporatisme hérité de la culture « comitologique » des grands organismes, ne l’était pas. Ceci m’a mis face à des contradictions et parfois à des conflits qu’il a fallu gérer. J’ai toujours considéré qu’un centre de recherche et une université ne devaient pas être des administrations, mais des communautés vibrantes dans lesquelles vont et viennent les chercheurs étrangers et français et dans lesquels une ouverture aux autres mondes est la règle. La recherche fondamentale doit rester la priorité mais elle ne doit jamais oublier sa responsabilité sociale à l’égard d’autres mondes que le sien. Toute transformation du chercheur en un « académique de bureau » ne vivant qu’entre les siens n’a aucun intérêt, surtout en sciences sociales. Un chercheur sort. Et c’est une chose que j’ai toujours aimé au CERI : la culture du terrain.

Cette culture s’applique à toutes les sous-disciplines représentées, y compris la théorie des relations internationales qui a toujours eu au CERI une forte composante sociologique et empirique. Pendant mes cinq années au CERI, j’ai cherché – comme tous les directeurs – à faire en sorte que les chercheurs puissent aller à la rencontre de leur objet. J’ai pu constater combien les chercheurs du CERI en étaient convaincus, prenant parfois des risques dans des pays qui ignorent tout de l’indépendance académique. Avant la dramatique et injuste arrestation de Fariba Adelkhah et Roland Marchal en Iran en juin 2019, que mon successeur Alain Dieckhoff a eu à traiter, j’ai été confronté à l’arrestation et à l’expulsion d’un collègue en Russie. Je me souviens des échanges avec l’ambassade de France à Moscou pour permettre à notre chercheur de ne pas rester trop longtemps sur une liste noire de chercheurs se voyant refuser tout visa. Je me souviens aussi d’un appel d’un collègue africaniste arrêté par une milice en Centrafrique qui me demandait de contacter en urgence le Vice-consul à Bangui pour essayer de lui faciliter le passage. Le métier de chercheur de terrain peut être dangereux et il ne faut jamais l’oublier. Mais j’ai appris que l’empêchement de travailler pouvait aussi venir de l’intérieur, en France même. C’est ainsi sous ma direction que Karoline Postel-Vinay s’est vue signifier un dépôt de plainte par une fondation franco-japonaise parce qu’elle avait critiqué le fait que le bienfaiteur à l’origine de cette fondation avait été un criminel de guerre. Dans ces cas, on identifie assez rapidement qui comprend ce qu’est la liberté académique et qui ne le comprend ou ne l’accepte pas. Je n’oublierai jamais l’appel téléphonique d’un collaborateur d’un think-tank parisien me disant que le directeur général était très fâché par l’attitude du chercheur du CERI qui avait émis des critiques à propos d’un colloque sur le 150ème anniversaire de la relation franco-japonaise et qu’il fallait absolument « rappeler à l’ordre » le chercheur en question. J’expliquais à mon interlocuteur, en essayant de garder mon calme, ce qu’était une université...

Un autre point qui m’a toujours semblé essentiel au cours de mon mandat de directeur, était de continuer à garantir le pluralisme des approches au sein du centre, et notamment l’équilibre – à bien des égards historique – entre l’étude des aires culturelles et celle des relations internationales. C’est une grande caractéristique et une force du CERI d’être composé non pas de chercheurs qui se ressemblent tous, mais qui travaillent avec des approches méthodologiques et sur des objets différents. Il m’a fallu discuter à l’époque avec un directeur scientifique de Sciences Po qui me répétait qu’un laboratoire de recherche devait être resserré autour « d’une seule » problématique. Il me disait par ailleurs que l’étude des aires culturelles était dépassée (alors que nous savons tous qu’elle reprend aux États-Unis) et qu’il n’avait jamais compris ce qu’était l’étude des relations internationales. Heureusement, le directeur de Sciences Po à l’époque, Richard Descoings, qui hélas mourut en court de mandat, aidait le CERI chaque fois que cela était possible. Les aires culturelles ont en revanche davantage souffert dans l’enseignement. Le soutien purement opportuniste de chercheurs extérieurs au CERI à l’idée « officielle » que les aires culturelles étaient dépassées les ont en effet sérieusement réduit dans le programme de politique comparée de l’École doctorale.

Troisièmement, il me semblait important de mieux intégrer les doctorants au travail du CERI. C’est une des choses que j’avais beaucoup observé à pendant mes séjours à l’étranger : les doctorants sont davantage que des étudiants, ils sont des collègues du département et ils et elles doivent se sentir intégrés, y organiser des séminaires, y enseigner. Par rapport aux années 1990, cette conception des choses s’est imposée à Sciences Po grâce à la politique menée par l’École Doctorale, elle-même portée par l’internationalisation des pratiques. Il fallait créer un espace dans lequel les étudiants pouvaient travailler et se rencontrer. Grâce au soutien bienveillant d’Ewa Kulesza, la directrice exécutive du CERI, toujours prête à aider les autres, fut ainsi inauguré l’Open Space au deuxième étage du 56, rue Jacob, doté de postes de travail et d’ordinateurs. L’élue des doctorants du CERI ces années-là, Dilek Yankaya, a activement participé à la réflexion et proposé de rendre ce lieu convivial en y affichant des photos. Une véritable dynamique s’est engagée autour des doctorants qui n’a jamais quitté le CERI. Je considère l’équipe des doctorants, nombreuse au CERI, comme une ressource majeure de ce laboratoire.

Je terminerai un inventaire qui ne doit pas être trop long en disant que j’ai essayé sous mon mandat de faire vivre le rayonnement du CERI dans la Cité. C’est une chose que tous mes prédécesseurs avaient eu à cœur de porter, à juste titre. Il n’y a pas de recherche fondamentale de qualité sans diffusion et sans dissémination. Hélas, cette ouverture se heurtait de plus en plus aux conceptions de certains qui pensaient que pour être un « vrai » chercheur, il ne fallait pas se compromettre avec ce qui était extérieur au milieu. Je me souviens d’un collègue, qui a quitté ensuite le CERI, à qui je demandais un service de plume pour un ouvrage grand public. La réponse fut sans appel : « Désolé, mais je n’écris que pour mes pairs » ! Rien ne m’a jamais semblé plus erroné que cette attitude – heureusement très marginale au CERI – de refus à l’égard de tout ce qui est partage des résultats de sa recherche fondamentale. Les enseignants chercheurs ont, me semble-t-il, trois « bras » : la recherche fondamentale, l’enseignement aux étudiants et l’ouverture à la société. C’est cette conviction profonde qui m’a poussé au cours de mon mandat, à mettre en œuvre la rénovation complète du site internet du CERI et de son « fichier » de communication. Ce chantier d’ampleur, mené avec l’équipe administrative, a pris deux ans et il a permis de faire rayonner nos travaux davantage, en particulier par le biais de la collection numérique Ceriscopes qui a trouvé son public, notamment auprès de l’enseignement secondaire.

De même avons-nous développé avec Ewa Kulesza les « abonnements entreprises » qui ont permis d’amener au CERI des recettes que nous avons directement réinvesties dans la recherche fondamentale. Je ne crois pas pour autant que ceci ait fait perdre son âme au CERI, à un quelconque moment. L’ouverture à d’autres monde que la recherche doit pouvoir se concilier parfaitement avec l’éthique et elle n’est en rien la négation de la recherche fondamentale. Bien au contraire, elle procure à la recherche fondamentale des ressources et elle permet de se confronter à d’autres formes d’intelligence. Car en bientôt trente cinq ans de recherche, s’il y a bien une chose dont je reste convaincu, c’est que le monde de la recherche est certes porté par une vaste intelligence, qui rend le travail en son sein extraordinaire, mais penser qu’il détient le monopole de l’intelligence lui fait en revanche courir un grand danger.

Bibliographie/Référence

Publications de Christian Lequesne référencées sur SPIRE (portail de Sciences Po sur l’archive ouverte HAL)

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©Image : ©Sciences Po