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Tomber amoureux du Yémen

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Pour un apprenti chercheur, « choisir » un terrain et s’y entêter est autant affaire d’opportunités que d’affects. C’est encore plus vrai quand vingt années plus tard, la destruction par la guerre de la société sur laquelle on a « décidé » de travailler génère tant de tristesse et de désespoir au quotidien. J’ai coutume de dire que l’on tombe amoureux du Yémen. Cela a été mon cas le matin du 13 septembre 2001 dans un contexte politique pourtant peu porté vers le sentimentalisme. La vieille ville de Sanaa, notamment, sidère par sa beauté architecturale et le raffinement que l’on y ressent, toujours vivant. Les campagnes des hauts plateaux sont une ode au travail agricole, à l’architecture et au cycle du temps qui passe. Sur la première photo, les centaines de terrasses cultivées sur les contreforts d’al-Mahwit au nord-ouest de la capitale où poussent du sorgho, du blé et des fèves ne cessent de me fasciner. Les pluies attendues en mars puis de nouveau en juin verdissent chaque année ce paysage, autrement minéral, grâce à un savant système d’exploitation de chaque litre d’eau, guidé jusqu’au bas de la montagne.

La dimension humaine, toujours affective, du travail de recherche s’incarne dans les rencontres qui sont le matériau, toujours renouvelé, de nos explorations en sciences sociales. C’est ici, en avril 2002 avec les étudiants de la faculté de Lab’us dans le sud du pays que je mâche du qat, cette feuille consommée quotidiennement par une large part des Yéménites en assemblées collectives, déliant les langues ou favorisant l’introspection. C’est ce village perché à 2000 mètres d’altitude, et cette communauté étudiante originaire de la région du Yafi‘, qui deviendront mon principal lieu d’observation (participante !) du développement du mouvement salafi au Yémen et de ses relations avec l’Arabie Saoudite dans le cadre de ma thèse. Ces étudiants, du même âge que moi, sont aujourd’hui engagés dans des mobilisations politiques variées, à la croisée de l’islamisme et du nationalisme sudiste, parties prenantes de la guerre. D’autres, s’appuyant sur des réseaux migratoires anciens ont pu quitter leur pays, travaillant en particulier dans les monarchies du Golfe.

À l’autre bout du spectre, l’insertion dans une démarche de recherche implique de suivre les pas de quelques glorieux aînés pour mieux tracer sa voie personnelle. La production scientifique est donc une dette intellectuelle que l’on contracte en lisant ou en écoutant, mais également lors de rencontres plus ou moins formelles. Cette photo devant le Krak des Chevaliers en Syrie, en route pour un colloque à Alep en juin 2002 – le premier auquel j’assistai, regroupe des prédécesseurs qui, par leurs travaux, leurs trajectoires mais aussi leurs désaccords, ont pu servir de guides, puis de compagnons de route. Dans cette œuvre collective et ce cycle des générations réside aussi le sel de notre profession. Mon arrivée au CERI en 2013, affecté par le CNRS, m’a permis d’élargir encore cette dimension pour y ajouter de nouveaux horizons géographiques et comparatifs.

Bibliographie/Référence

Publications de Laurent Bonnefoy référencées sur SPIRE (portail de Sciences Po sur l’archive ouverte HAL)

Mots clés
©Image : ©Laurent Bonnefoy