Science politique et aires culturelles : la mention « sociologie politique comparée » du master de science politique de Sciences Po

05/2015

Les nouveaux défis

Dans certaines institutions, le débat qui met en tension sciences sociales (dont la sociologie politique) et aires culturelles semble resurgir après une période de silence. A Sciences Po, il y a une quinzaine d’années, les étudiants souhaitant travailler sur une autre aire que la France, ou plus largement l’Europe, étaient appelés à étudier dans un cursus formant des spécialistes de l’aire choisie. A l’issue d’une année où, dans l’esprit pluridisciplinaire de Sciences Po, ils avaient suivi des cours d’histoire, de droit, d’économie, de sociologie et de science politique, ils obtenaient un diplôme d’études approfondies attestant de leur spécialisation dans l’aire concernée. Beaucoup de ces étudiants ont trouvé un travail au ministère des Affaires étrangères ou dans le secteur privé. D’autres se sont engagés dans une thèse de science politique, dirigée par un spécialiste de l’aire. Certains ont éventuellement tissé des liens avec des scientifiques travaillant sur le même objet qu’eux en France ou en Europe et fréquenté des séminaires dits « généralistes » où ils ont découvert des outils conceptuels qu’ils ont testés sur leur terrain. Une partie de ces jeunes politistes sont devenus chercheurs, d’autres sont devenus maîtres de conférences puis professeurs de civilisation étrangère ou de science politique.

La transformation du parcours universitaire, la multiplication des écoles et des masters, le faible nombre d’étudiants envisageant, à l’issue de leur troisième année, de rédiger une thèse, la disparition progressive du vivier des étudiants originaires des pays étudiés (en grande partie pour des raisons financières) ont modifié le système en profondeur. Les pratiques de recherche se sont également transformées. Les enseignants-chercheurs, spécialistes d’un objet en France ou en Europe, sont de plus en plus souvent sollicités pour discuter la recherche de collègues travaillant sur des pays lointains. La composition des jurys de thèse a évolué tout comme le choix du directeur de thèse : le candidat au doctorat se tourne de plus en plus volontiers vers un chercheur qui connaît peu le terrain étudié mais mène une réflexion qu’il juge intéressante sur un objet spécifique.
A l’Ecole doctorale de Sciences Po structurée en disciplines, les aires culturelles n’apparaissent plus que comme « spécialisations » dans le cadre de la mention « sociologie politique comparée ». Le jeune chercheur acquiert aujourd’hui sa reconnaissance scientifique  avant tout par son ancrage disciplinaire (stratégies de publication, participation aux activités des sociétés savantes disciplinaires, etc.). Solidement formé en sciences sociales, il accroît ainsi ses possibilités d’être recruté à l’université sur un poste « généraliste », dans un contexte où la communauté académique française de la science politique reste dominée par des enseignants-chercheurs maniant des théories et des concepts qu’ils n’ont jamais vraiment testés au-delà de l’Europe.

Certains s’interrogent sur la disparition de structures d’enseignement qui faisaient la fierté de Sciences Po. Le souci de réaffirmer une spécialisation par aire culturelle refait surface, ce souci est sans nul doute lié à des conflits de légitimité mais aussi et surtout à une question épistémologique fondamentale, celle de la dimension universelle des concepts. Pour certaines aires comme le monde post-soviétique, la réflexion semble évoluer au rythme des transformations politiques. La division Est/Ouest avait contribué à renforcer la particularité supposée de cette aire tandis que le paradigme de la « transition » a conduit à lui accorder moins d’importance. Les évolutions actuelles de la Russie pourraient provoquer un retour, du moins partiel, à des approches spécifiques.
Sans doute pourrait-on faire un autre constat. En France, voire en Europe, les débats académiques ne sont-ils pas également parfois très spécialisés et l’heure n’est-elle pas plutôt à des approches connectées ? Les évolutions de l’agenda scientifique devraient notamment encourager les thématiques globales. Il convient de veiller à ce que les enseignants-chercheurs et les doctorants qui travaillent sur des sujets décentrés ne soient pas marginalisés dans les arènes de la recherche en sciences sociales (revues, séminaires, congrès).

Une autre question se pose : celle de l’enseignement et de la pratique de la politique comparée. Le CERI ayant cette dernière pour marque de fabrique, notamment dans la lignée des travaux de Guy Hermet, certains avaient imaginé un master adossé au laboratoire, privilégiant les modes d’approches d’une grande partie de ses chercheurs ; un autre master aurait représenté la science politique telle qu’elle est pratiquée au Centre d’études européennes ou au Centre de recherches politiques de Sciences Po. Pour ne pas multiplier les formations en période de raréfaction des étudiants, d’autres auraient préféré constituer un seul parcours de sociologie politique comparée, combiner différentes façons de penser le comparatisme et associer les enseignants-chercheurs travaillant sur la France et l’Europe à ceux tournés vers d’autres régions du monde, les spécialistes de l’action publique à ceux qui s’intéressent à la sociologie politique ou la sociologie historique du politique. 

Ce programme est sans nul doute un double défi. Il rassemble une vingtaine d’étudiants par année qui travaillent sur l’ensemble des régions du monde mais surtout unit au sein d’une même formation des enseignants-chercheurs qui, de fait, n’avaient jusqu’alors jamais enseigné ensemble et qui appartiennent à des laboratoires et à des mondes universitaires parfois assez différents.

La recherche d'un équilibre

La mention « sociologie politique comparée » du master de science politique a été conçue comme une formation par la recherche en sciences sociales, qui prépare aux métiers académiques mais aussi à des carrières dans la diplomatie, les organisations internationales publiques et privées, le journalisme ou encore le monde de l’entreprise. L’enseignement y mêle l’étude des grands enjeux théoriques sur des objets précis des sciences sociales (comportements politiques, action collective, nationalisme, etc.) et familiarisation avec l’aire culturelle sur laquelle l’étudiant travaille (langue, histoire, institutions politiques, évolutions sociales). La recherche sur le terrain y occupe une place importante. A notre connaissance, cette formation est d’ailleurs la seule en France où les étudiants reçoivent un financement pour passer plusieurs mois sur leur terrain. Elle se distingue des autres masters de Sciences Po (dont ceux de l’Ecole d’affaires internationales) par l’importance qu’elle accorde à l’approfondissement des connaissances par la recherche, la construction d’un objet scientifique et la valorisation des enquêtes de terrain. Elle tend à privilégier un mode d’apprentissage suscitant la réflexion critique, l’inventivité et la créativité.

Les étudiants qui se forment par la recherche dans notre programme ont vocation à dialoguer non seulement avec des spécialistes de la zone sur laquelle ils travaillent mais aussi avec des chercheurs en sciences sociales travaillant sur d’autres régions du monde. Au cœur de la maquette figure en effet l’idée que la comparaison, plus que la spécialisation, permet de comprendre les phénomènes étudiés dans une région du monde. La politique comparée est à la base de la connaissance. Il ne s'agit pas d'étudier un pays puis de le comparer à d'autres mais d'introduire d'emblée une dimension comparative, d’analyser, au-delà de toute normativité, les sociétés prises dans des processus globaux et de les penser dans leur spécificité, sans tomber dans les travers du culturalisme.

Les étudiants sont initiés aux grandes questions de la science politique : démocratie et démocratisation, socialisation et comportements politiques, sociologie comparée de l’Etat, nationalisme et transnationalisme, genre, violences et conflits, fait religieux dans le monde contemporain. La question de l’utilisation dans des contextes extra-européens de concepts pour la plupart élaborés à partir de terrains occidentaux figure au cœur de certains cours. Afin de mieux initier à la sociologie politique comparée, de nombreux cours sont donnés par deux ou trois chercheurs travaillant sur des terrains différents.

Les étudiants sont recrutés sur une connaissance préalable de la région sur laquelle ils souhaitent travailler. Une partie d’entre eux est issue de Sciences Po et a déjà commencé à se spécialiser : ils ont étudié la langue du pays concerné, y ont souvent passé leur troisième année. Certains ont suivi leurs études sur un des campus que Sciences Po possède en province et qui sont de véritables creusets internationaux : Dijon (Europe centrale et orientale), Le Havre (Europe-Asie), Menton (Moyen-Orient, Méditerranée et Golfe), Nancy (Allemagne, espace germanophone), Poitiers (Amérique latine, Espagne, Portugal), Reims (Relations transatlantiques et bientôt Afrique). Certains étudiants viennent d’autres établissements et possèdent un bagage important en langue et en civilisation. Il conviendrait également d’attirer et de former des jeunes spécialistes au parcours parfois très original, ayant passé plusieurs années sur le terrain et souhaitant se tourner vers une formation par la recherche.

Dans le cadre de la mention « sociologie politique comparée », les étudiants continuent à suivre des enseignements de langues, choisissent à l’Ecole d’affaires internationales un ou deux cours d’approfondissement sur la région qu’ils étudient, participent à des ateliers de recherche spécifiques à celle-ci avec des spécialistes de l’aire culturelle à laquelle elle appartient (Afrique, Amérique latine, Asie, Etats-Unis, Europe, Moyen-Orient, Mondes post-soviétiques) : séminaire de lecture d’ouvrages et d’articles de sciences sociales et séminaire méthodologique de préparation au terrain. Des enseignements sur les méthodes quantitative et qualitative complètent la formation. Le fruit essentiel de ces deux années est un mémoire de recherche à effectuer sur un terrain précis. Si certains étudiants parviennent à partir enquêter entre la fin des cours de M1 et le début des cours de M2, la très grande majorité d’entre eux effectuent un terrain de deux mois, voire plus, au cours de leur année de M2.

Cette formation est liée à la vie des laboratoires. Les étudiants qui travaillent sur les aires culturelles non européennes sont suivis par des chercheurs du CERI et encouragés à participer aux séminaires organisés par le laboratoire. Le petit nombre d’étudiants permet un encadrement et un suivi de qualité.

Premier bilan et ajustements

Il est sans doute trop tôt pour tirer un bilan de cette expérience. Le désir des étudiants d’intégrer la mention « sociologie politique comparée » témoignera de la pertinence de la maquette. Ces derniers sont néanmoins demandeurs d’une spécialisation plus importante, dans l’aire ou dans le thème étudié, alors que l’équipe enseignante encourage la formation la plus large possible, la spécialisation se faisant plutôt au moment la thèse.
Nous pourrons juger de la viabilité de la mention par les carrières futures de nos étudiants ; un suivi des cohortes est à l’étude. Le programme attirera les meilleurs étudiants en leur assurant un financement s’ils souhaitent poursuivre en thèse ou en offrant des débouchés intéressants à ceux qui ne le souhaitent pas. 

Certains ont pu s’interroger sur l’intérêt d’un parcours dans lequel des étudiants se spécialisent en sociologie politique de la France et d’autres travaillent sur des questions de sciences sociales en Amérique latine ou en Asie. Tous les enseignants n’ont pas la même conception du comparatisme mais le fonctionnement du jury, qui rassemble des collègues venus d’horizons divers, chargé d’apprécier les mémoires de fin de master montre qu’ils possèdent une culture professionnelle commune et partagent les mêmes interrogations devant les mémoires des étudiants.
L’avenir de la mention « sociologie politique comparée » dépendra de la souplesse de sa maquette et de la possibilité d’offrir un enseignement à la carte aux étudiants. Certains peuvent souhaiter une spécialisation par aire ; pour d’autres, un renforcement de l’approche globale de l’objet peut constituer un atout.

Existe-t-il une formation idéale en matière de carrière académique ? Tous les enseignants-chercheurs le savent : la légitimité scientifique se construit par un investissement dans la connaissance pluridisciplinaire de l’aire culturelle étudiée et dans celle des grands débats de la discipline. Les enseignants-chercheurs suivent des parcours de recherche variés, approfondissant un ou plusieurs thèmes pour les uns sur une même aire, pour les autres sur plusieurs aires. Cette variété de cursus explique l’intensité des débats autour des aires culturelles et les difficultés que les politistes rencontrent parfois à dialoguer sur cette question. Par ses orientations, le master de sociologie politique comparée se situe au cœur de ces débats.

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