Les territoires du vote à distance : l’élection tunisienne de 2011 dans les circonscriptions de l’étranger.

Thibaut Jaulin*

10/2013

Les 20 et 21 octobre 2011, avec un jour d’avance sur leurs concitoyens en Tunisie, plus de 650 000 Tunisiens à l’étranger1 ont été appelés à élire dix-huit députés à l’Assemblée constituante, sur un total de 217 sièges2. Avec plus de 200 000 votants, dont 120 000 en France, le taux de participation à l’étranger a presque atteint 30 % de la population en âge de voter. Ce résultat apparaît comme un succès pour deux raisons : parce que les élections à distance se caractérisent habituellement par une forte abstention, et parce que le taux de participation en Tunisie (51,2 %) a été relativement faible étant donné le caractère historique de cette première élection démocratique.

A l’étranger, les résultats des principaux partis laïcs ont été, en moyenne, nettement supérieurs à ceux de la Tunisie, tandis que le parti islamiste En-Nahda, vainqueur de l’élection, et le parti populiste Al-Aridha3, arrivé quatrième, ont obtenu des scores presque identiques en Tunisie et à l’étranger. Toutefois, selon les circonscriptions, les résultats varient significativement. Par exemple, En-Nahda a réalisé un très bon score en Italie et un score plutôt faible dans la circonscription d’Amérique du Nord/reste de l’UE. Les résultats varient également entre les bureaux de vote au sein de chaque circonscription. Par exemple, dans la circonscription de France 1, les partis laïcs ont obtenu de très bons scores et En-Nahda un score relativement faible à Paris et dans les Hauts-de-Seine, à l’inverse des autres départements de l’Île-de-France, en particulier la Seine-Saint-Denis.
Les résultats de l’élection à l’étranger, en particulier le score d’En-Nahda, ont suscité de nombreux commentaires dans la presse et dans la blogosphère tunisienne. Certains se sont étonnés que les Tunisiens à l’étranger, qui résident majoritairement dans des pays occidentaux, votent pour un parti islamiste. D’autres ont vu dans le vote islamiste une réaction à la stigmatisation des musulmans dans les pays occidentaux et ont rappelé qu’En-Nahda a incarné l’opposition à l’ancien régime4.
Ces commentaires renvoient à des questions plus larges au sujet du comportement des électeurs dans les élections à distance. Quelles sont les variables qui déterminent la participation et le choix des électeurs ? Quel est le poids des caractéristiques démographiques et socioéconomiques ? Dans quelle mesure l’expérience migratoire et la socialisation dans le pays de résidence influent-elles sur le comportement électoral ? Le contexte politique dans lequel se déroule l’élection a-t-il le même impact dans le pays d’origine et à l’étranger ? Ce texte suggère des pistes de recherche pour répondre à ces questions. Il s’appuie sur les résultats de l’élection de 2011, disponibles sur le site de l’ISIE5, et sur des données originales et détaillés par bureaux de vote pour la circonscription de France 16.
Le développement de la littérature sur le vote à distance a accompagné l’extension du droit pour les migrants de participer aux élections de leur pays d’origine depuis les années 1990. Outre des essais de théories politiques, qui questionnent la légitimité de la participation des résidents à l’étranger, la littérature comprend des études comparatives et des études de cas qui traitent généralement des raisons pour lesquelles les États accordent le droit de vote à distance et des conditions dans lesquelles ce droit est exercé. Toutefois, très peu d’études s’intéressent à la participation et au comportement électoral des électeurs à distance.
Le fait que la participation soit généralement faible dans les élections à l’étranger est souvent interprété comme un manque d’intérêt de la part des électeurs pour la politique de leur pays d’origine. En fait, plusieurs exemples montrent que la participation dépend largement des procédures d’inscription (délais, documents requis, système d’inscription, etc.), du système de vote (dans les consulats, par poste, par procuration), et du système de représentation (types d’élection, représentation spécifique, etc.)7. L’électeur à l’étranger, comme tout électeur, renonce donc à exercer son droit de vote quand le « coût » de l’acte électoral est trop important8.

Quant aux travaux sur le comportement électoral, ils étudient plutôt l’impact de la socialisation des migrants dans le pays d’accueil sur les cadres sociaux et politiques du pays d’origine (à travers les relations que les migrants entretiennent avec leurs proches). Plusieurs études quantitatives, réalisées par des économistes, suggèrent que migration et démocratisation vont de pair9. D’autres enquêtes, qualitatives, offrent une image plus complexe de l’impact des transferts sociaux et politiques. Par exemple, certains travaux montrent que le vote à distance se caractérise souvent par la cooptation et le clientélisme10.
Jean Michel Lafleur11 propose d’envisager la formation des opinions politiques à distance comme un processus dynamique. A travers un sondage, il identifie différentes variables pré et post migratoires qui permettent d’expliquer le comportement des électeurs à distance. Certaines de ces variables sont les mêmes que celles qui expliquent le comportement des électeurs en général (genre, âge, niveau d’éducation, revenus, etc.) et d’autres sont spécifiques à la migration (région d’origine des migrants, raison de l’émigration, statut légal, connaissance de la langue du pays d’accueil, discriminations ethniques/religieuses). Ce texte montre, à travers l’exemple tunisien, que la participation et le comportement électoral des électeurs à distance sont également fortement territorialisés.

La participation, principal indicateur de la confiance des Tunisiens dans le processus électoral, a été un enjeu important de l’élection de 2011. Cela explique que les conditions dans lesquelles les Tunisiens à l’étranger ont exercé leur droit de vote aient été particulièrement favorables. En effet, au terme d’un processus d’inscription marqué par de nombreuses difficultés, en Tunisie comme à l’étranger12, l’ISIE a décidé, peu avant les élections, que ceux qui n’étaient pas inscrits sur les listes électorales pourraient voter, pour peu qu’ils se présentent dans un bureau de vote avec leur carte d’identité ou leur passeport. De plus, près de cinq cent bureaux de vote ont été déployés à l’étranger, en particulier dans les pays où réside une importante communauté tunisienne (France, Italie, Allemagne, Belgique), souvent dans des locaux mis à disposition par les autorités des pays d’accueil. Enfin, le fait que le ratio entre le nombre de sièges et le nombre d’électeurs soit, en moyenne, le même en Tunisie et à l’étranger, est suffisamment rare dans ce type d’élection pour être souligné.
La participation, de 51,2 % en Tunisie et 29,2 % à l’étranger de la population en âge de voter, varie fortement d’une circonscription à l’autre (tableau 1). Elle est inférieure à 25 % en Allemagne, en Italie et en France 2, alors qu’elle dépasse 35 % en France 1, en Amérique du Nord/reste de l’UE, et dans les pays arabes/reste du monde. De plus, les écarts sont très importants entre les bureaux de vote, près de 40 points pour la circonscription de France 113, souvent en lien avec la qualité de l’inscription14.



Les résultats des principaux partis à l’étranger peuvent être analysés selon trois niveaux : global, pour l’ensemble des circonscriptions de l’étranger ; national, pour chacune de ces circonscription ; et local, pour les bureaux de vote à l’étranger.
Au niveau global, les quatre principaux partis laïcs (CPR, Ettakatol, PDM, PDP15) obtiennent un score nettement supérieur à leur score en Tunisie (tableau 1). Cette différence ne s’explique pas par un contre-résultat d’En-Nahda et d’Al-Aridha, qui réalisent un score similaire à l’étranger et en Tunisie, mais par une moindre dispersion des voix à l’étranger qui profite exclusivement aux partis laïcs. La préférence des électeurs à l’étranger pour les grands partis peut s’expliquer par une moins bonne connaissance du champ politique postrévolutionnaire due, en partie, à la faible représentation des petits partis dans les médias satellitaires et au manque de moyens pour faire campagne à l’étranger.
Au niveau national, deux cas de figure doivent être distingués (tableau 1). Tout d’abord, les circonscriptions où En-Nahda et les partis laïcs s’excluent mutuellement : d’une part, l’Italie, où En-Nahda réalise son meilleur score et les partis laïcs le plus mauvais ; d’autre part, l’Amérique du Nord/reste de l’UE et, dans une moindre mesure, la France 1, où la situation est inversée. Ensuite, les circonscriptions où En-Nahda et les partis laïcs suivent la même tendance : un score supérieur à leur moyenne respective en Allemagne et dans les pays arabes/reste du monde, et inférieur en France 2. La participation et la dispersion des voix sont des facteurs clefs pour comprendre ces résultats. En effet, les partis laïcs profitent toujours d’une dispersion faible et d’une participation forte, et Al-Aridha bénéficie systématiquement d’une abstention forte.
Au niveau local, l’analyse porte sur les bureaux de vote en l’Île-de-France, qui concentrent 80% du total des votes de la circonscription de France 1 (tableau 2). Le nombre important de bureaux déployés16 permet d’avoir un aperçu des territoires du vote tunisien en Île-de-France, même si les bureaux situés à Paris et en Seine Saint-Denis ont drainé le tiers et le quart des votants respectivement. A la différence du niveau précédent, on ne retrouve ici que le cas de figure où les partis laïcs et En-Nahda s’excluent mutuellement. Les partis laïcs obtiennent des résultats bons ou moyens à Paris, dans les Hauts-de-Seine, et dans les Yvelines, où En-Nahda obtient des scores faibles. A l’inverse, En-Nahda obtient un score élevé ou moyen dans les cinq autres départements, où les partis laïcs obtiennent des résultats faibles. Par ailleurs, on note que les résultats d’Al-Aridha suivent généralement la même tendance que ceux d’En-Nahda (sauf dans le Val-de-Marne et dans les Yvelines). La lecture des résultats en Île-de-France fait donc apparaître des différences assez fortes entre Paris, les Hauts de Seine, et les Yvelines, d’une part ; et la Seine-Saint-Denis, le Val-de-Marne, le Val-d’Oise, la Seine-et-Marne et l’Essonne, d’autre part. La dispersion des voix, sensiblement égale dans l’ensemble de la région, ne représente pas une variable significative, et il n’a pas été possible de calculer le niveau de participation17.

Pour conclure, ces résultats soulignent d’abord l’importance des variables démographiques et socioéconomiques18. Par exemple, la participation est plus forte dans les pays qui attirent le plus grand nombre de migrants qualifiés (États-Unis/Canada/reste de l’UE ; pays arabes/reste du monde, France 1), alors qu’elle est plus faible là où les migrants tunisiens sont généralement moins qualifiés (Italie, Allemagne, France 2)19. De même, les partis laïcs tendent à obtenir de meilleurs résultats là où les migrants sont plus qualifiés (France 1, Amérique du Nord/reste l’UE).
Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que ces résultats n’indiquent pas que le régime politique du pays d’accueil exerce une influence sur le comportement électoral, ni que le déficit d’intégration à la société d’accueil encourage une plus grande participation. En revanche, ils suggèrent d’explorer l’impact d’autres variables, comme la région d’origine ou le statut légal des migrants, et à comparer le comportement électoral aux élections du pays d’origine et du pays d’accueil (pour les binationaux ou les pays qui accordent le droit de vote aux étrangers) afin d’identifier d’éventuelles correspondances ou contradictions (par exemple, vote à gauche et vote islamiste).
Enfin, et surtout, la diversité des résultats dans les circonscriptions de l’étranger invite à s’intéresser aux dynamiques locales au sein des communautés tunisiennes du pays d’accueil et, plus particulièrement, aux rôles des associations comme relai des partis politiques tunisiens. Finalement, l’exemple tunisien suggère que la géographie électorale représente, dans certains cas, une alternative méthodologique aux enquêtes par sondage pour l’étude des élections à distance.


*Thibaut Jaulin, Sciences Po, Centre d’études et de recherches internationales (CERI), CNRS, est boursier Marie Curie (2013-2015). Son projet de recherche (Arab Overseas Voting) porte sur l'adoption et la mise en place du vote à distance en Tunisie et au Maroc, et sur la participation et le comportement des électeurs originaires de ces deux pays en France et en Italie.

  • 1. L’expression Tunisiens à l’étranger est l’expression officielle, comme dans Office des Tunisiens à l’Etranger (OTE). Certaines associations tunisiennes à l’étranger utilisent l’expression Tunisiens de l’étranger, comme l’Association des Tunisiens de France (ATF). A l’évidence, aucune de ces deux expressions ne reflète vraiment la complexité de la relation triangulaire entre les migrants, le pays d’origine, et le pays d’accueil. Le choix d’utiliser l’expression Tunisiens à l’étranger dans ce texte est justifié par l’objet de recherche (le vote à distance) caractérisé par une relation directe avec le pays d’origine.
  • 2. L’Instance Supérieur Indépendante pour les Elections (ISIE), chargée d’organiser et de superviser l’élection, a déployé 479 bureaux de vote dans six circonscriptions de l’étranger : France 1 (consulats de Paris, Pantin, Strasbourg), France 2 (consulats de Marseille, Nice, Toulouse, Lyon, Grenoble), Italie, Allemagne, Amérique du Nord/reste de l’UE, et pays arabes/reste du monde
  • 3. Pétition populaire pour la liberté, la justice et le développement
  • 4. Par exemple « EnNahda en France : le vote qui dérange », SlateAfrique.com, 15 novembre 2011, http://www.slateafrique.com/59675/ennahda-france-ben-ali-tunisie
  • 5. www.isie.tn
  • 6. Les résultats détaillés par bureaux de vote pour la circonscription de France 1 ont été fournis par l’IRIE (Instance Régionale Indépendante pour les Elections), qui est vivement remerciée ici.
  • 7. J.M. Lafleur, Transnational Politics and the State. The External Voting Rights of Diaspora, New York and London: Routledge, 2013.
  • 8. C. Braconnier & J.Y. Dormagen, La démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Paris: Gallimard, 2007
  • 9. F. Docquier, E. Lodigiani, H. Rapoport, M. Schiff, Emigration and Democracy, IZA DP n° 5496, Institute for the Study of Labor, Bonn, 2011.
  • 10. G. Tintori, « The Transnational Political Practices of ‘Latin American Italians’ », International Migration, 49 (3), 2009.
  • 11. J.M. Lafleur, idem
  • 12. L’ISIE a d’abord mis en place une procédure d’inscription "volontaire" sur les listes électorales puis a décidé dans un deuxième temps d’inscrire les électeurs « automatiquement », à partir du fichier des cartes d’identité du ministère de l’Intérieur. Finalement, les électeurs dont le nom ne figurait ni sur la liste des inscrits « volontaires » et ni sur celle des inscrits « automatiques » ont été inscrits dans un registre complémentaire.
  • 13. Il n’a été possible d’estimer la participation que dans 22 bureaux de vote de la circonscription de France 1, sur un total de 64, car les autres bureaux présentent des incohérences au niveau du nombre d’inscrits de chaque catégorie (« volontaires », « automatiques », « complémentaires »).
  • 14. C’est à dire, la proportion d’inscrits « volontaires », « automatiques », et »complémentaires ».
  • 15. CPR (Congrès pour la République), Ettakatol (Forum Démocratique pour le Travail et les Libertés), PDM (Pôle Démocratique Moderniste), PDP (Parti Démocrate Progressiste). Le PDM, qui était une alliance de quatre partis, et le PDP ont disparu en 2012 avec la création de deux nouveaux partis: le parti Républicain et la Voix démocratique sociale.
  • 16. En Île-de-France, des bureaux étaient installés au consulat, à l’ambassade, au centre culturel tunisien, et à la mairie du 11e et du 12e arrondissement pour Paris ; au consulat de Pantin et au centre socioculturel tunisien d’Aubervilliers pour la Seine-Saint-Denis, et dans des salles mises à disposition par les communes dans les autres départements (à Asnières pour les Hauts-de-Seine ; à Créteil pour le Val-de-Marne ; à Sarcelles et Argenteuil pour le Val-d’Oise ; à Melun, Meaux et Lognes pour la Seine-et-Marne ; à Corbeil, Les Ulis, Epinay, et Massy pour l’Essonne ; et à Trappes pour les Yvelines)
  • 17. Voir note nº 7
  • 18. A. Gana & al. « La territorialité du vote pour l’Assemblée nationale constituante tunisienne de 2011 », Confluences méditerranée, n°82, pp 51-69, 2012
  • 19. L. Sliman & W. Khlif, « Les compétences tunisiennes à l’étranger : peut-on parler d’une diaspora scientifique ? », L’Année du Maghreb, V, p.421-436, 2009.
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