L’européanisation des politiques de sécurité énergétique

09/2014

L’Union européenne (UE) dans son ensemble est, avec le Japon, la zone du monde la plus dépendante de ses importations d’énergie ; son taux de dépendance approche les 60%. Selon les estimations, celui-ci devrait augmenter, puisqu’il est prévu que l’UE (sans réorientation profonde de sa stratégie) importe 85% de son gaz naturel et 93% de son pétrole en 2030 et ce malgré le fait que la consommation d’énergie du continent soit quasi stationnaire depuis le début des années 2000. Cette situation résulte principalement d’une baisse des capacités de production d’énergies fossiles dans les Etats membres (diminution de l’ordre de 13% au cours des vingt dernières années) et des élargissements récents de l’Union vers des pays fortement importateurs. Qui plus est, l’UE est fortement dépendante pour des énergies comme le gaz et le pétrole d’un petit nombre de fournisseurs au premier rang desquels figure la Russie, qui représente environ 40% des importations européennes de gaz naturel et 35% de celles de pétrole. Moscou constitue donc la principale « menace » pesant sur la sécurité des approvisionnements énergétiques, comme l’ont prouvé les crises entre la Russie et l’Ukraine de 2006 et 2009 qui ont eu des répercussions sur l’approvisionnement en gaz dans les pays de l’Est de l’UE  et comme pourraient le faire les événements actuels en Ukraine.
Le défi de la sécurité énergétique se pose donc à l’UE  en termes simples : comment assurer un approvisionnement énergétique stable et à prix raisonnables sans devoir trop compter sur des fournisseurs extérieurs potentiellement menaçants ? A dire vrai, ce défi n’a été posé en ces termes européens que très récemment, à la suite d’une conjonction d’événements qui ont poussé les Etats membres à concevoir leur avenir énergétique en commun (le premier sommet européen consacré aux questions énergétiques a été organisé en février 2011) : les derniers élargissements vers l’Est qui ont considérablement augmenté le taux de dépendance énergétique extérieure (vis-à-vis de la Russie essentiellement) ; la forte augmentation des prix des énergies fossiles sous la poussée du décollage économique chinois ; la « révolution » nord-américaine du gaz de schiste qui accentue la perte de compétitivité énergétique européenne.

Le défi est de taille pour plusieurs raisons. On n’avait jamais parlé jusqu’à une date récente de véritable marché commun de l’énergie comme cela a été le cas pour l’agriculture, pour la simple raison qu’il n’avait jamais été question de protéger des producteurs européens de la concurrence extérieure, mais au contraire de garantir les approvisionnements en recourant à des fournisseurs extérieurs. La question d’une stratégie coordonnée pour promouvoir l’indépendance énergétique de l’Europe et faciliter les transferts de compétence vers le niveau fédéral de l’Union était encore moins évoquée. L’énergie étant un domaine stratégique où les Etats membres ont jusqu’ici souhaité conserver leurs prérogatives nationales pour développer leur propre stratégie de sécurité énergétique, nous sommes face à un patchwork de situations et de préférences nationales, articulation de contraintes géologiques et géopolitiques au sein desquelles il reste bien difficile de discerner un intérêt commun. On trouve ainsi dans l’UE des pays intégralement dépendants des importations en matière d’énergie (Malte, Luxembourg, Chypre) et deux pays exportateurs net (Danemark et Pays-Bas, ces derniers en gaz uniquement) ; d’autres dans lesquels le mix énergétique fossile peut reposer essentiellement sur le pétrole (Chypre, Malte, Grèce, Portugal, Luxembourg), le gaz (Royaume Uni, Pays-Bas, Italie, Hongrie) ou le charbon (Pologne, République tchèque, Estonie) ; des pays où les énergies renouvelables jouent déjà un rôle non négligeable (Suède, Lettonie, Finlande, Autriche) ; d’autres qui souhaitent conserver une part importante de leur production d’électricité à base de nucléaire (France, Lituanie et Slovaquie) tandis que l’Allemagne, la Suède et l’Espagne font le choix de la sortie de ce mode de production ; des pays en faveur de l’exploitation du potentiel en gaz et pétrole de schiste (Royaume-Uni, Pologne, Danemark) quand la France y est opposée ; des pays fortement dépendants de la Russie pour leurs approvisionnements en énergie fossile (ceux de l’Est de l’UE principalement) et d’autres, au Sud, de l’Afrique du Nord ; des pays non connectés au réseau électrique européen (les Pays baltes, qui dépendent toujours de la Russie pour leurs importations d’électricité) tandis que d’autres sont déjà en mesure d’exporter de l’électricité européenne en dehors de l’UE (l’Espagne vers le Maroc).

De fait, la sécurité est le parent pauvre de la politique énergétique européenne, qui coopère davantage en matière de compétitivité et de protection de l’environnement (voir ci-dessous). Les priorités fluctuent au gré des contraintes extérieures et intérieures (chocs pétroliers, découvertes de gisements européens puis épuisement de ces réserves, élargissements vers l’Est, tensions sur les fournitures de gaz par la Russie, etc.), et les capacités des institutions européennes à influencer les politiques dans ce domaine sont limitées par le désir des Etats membres les plus influents de mener une politique étrangère énergétique autonome (par le biais de relations bilatérales conduites essentiellement par leurs producteurs nationaux en charge des approvisionnements extérieurs). Ainsi, les « petits » pays qui ne disposent pas de champions nationaux dans ce secteur verraient d’un œil très favorable une coordination européenne des efforts de sécurisation énergétique, mais les divergences d’intérêts entre Etats sont trop marquées pour pouvoir aller au-delà de quelques initiatives sur lesquelles un consensus a permis de mandater la Commission européenne pour coordonner les négociations avec des partenaires extérieurs. Le corridor Sud-Est pour développer l’accès au gaz de la mer Caspienne et le plan solaire destiné à ouvrir un partenariat avec le Sud et l’Est de la Méditerranée pour l’exploitation du potentiel électrique à base de renouvelables sont les principaux projets d’infrastructures. Jusqu’ici, il y a donc eu peu de dialogue et de concertation entre Etats membres et institutions européennes sur cette question de la sécurité énergétique.
Les choses avaient timidement évolué après l’effondrement de l’Union soviétique avec le traité sur la Charte de l’énergie signé en 1994, qui établissait un cadre de coopération entre les pays d'Europe et d'autres pays industrialisés dans le but de développer le potentiel énergétique des pays d'Europe centrale et orientale et d'assurer la sécurité des approvisionnements énergétiques de l'UE. Mais cette tentative d’exporter la politique énergétique européenne dans les pays d’où l’UE importe son énergie a échoué du fait de l’absence de participation de la Russie. De même, le traité de la Communauté de l’énergie signé en 2005 obligeait les membres à accepter les principes de politique énergétique de l’UE. Il concerne principalement la zone des Balkans et n’aura qu’une efficacité limitée tant que la Turquie ne décidera pas d’y jouer un rôle plus actif.  Le plus gros potentiel de coopération ne réside dans la conduite d’une politique énergétique extérieure commune afin de diversifier les sources d’approvisionnement mais plutôt dans des réalisations concrètes qui permettront aux pays européens d’améliorer leurs réseaux de distribution d’énergie et leurs capacités de stockage stratégique.

Mais la sécurité énergétique n’est pas uniquement affaire de diversification et de stabilisation des sources d’approvisionnement extérieur. Elle concerne également la maîtrise de la demande et la modification du mix énergétique en faveur de sources dont les Etats membres peuvent se rendre maîtres. L’amélioration de l’efficacité énergétique des économies européennes et le développement des énergies renouvelables, qui pourraient permettre de réduire la dépendance aux énergies fossiles, notamment importées, constituent les pistes principales. Ceci nous amène à considérer deux autres domaines de coopération européenne dans lesquels des progrès significatifs ont été réalisés récemment : la mise en œuvre d’un marché intégré de l’énergie et la lutte contre le changement climatique.

La politique énergétique européenne émergente est en fait articulée autour de trois priorités clairement établies par le traité de Lisbonne : la sécurité énergétique, la compétitivité et la protection de l’environnement. Les trois objectifs s’articulent dans un jeu à somme potentiellement positive : maîtriser la consommation énergétique permet de réduire les émissions de carbone (sachant que les deux tiers des émissions de gaz à effet de serre (GHS) sont liées à l’utilisation d’énergie) et d’augmenter la sécurité ; réduire les coûts d’accès à l’énergie rend possible une amélioration de la compétitivité des économies européennes et le renforcement de la sécurité ; développer les énergies renouvelables permet de lutter contre le réchauffement global, de réduire la dépendance aux énergies fossiles et d’améliorer la compétitivité des économies européennes. L’articulation de ces trois dimensions rend compliquée l’émergence d’une politique européenne cohérente, dans la mesure où elles touchent à des compétences variées du processus d’intégration, qui vont du Marché intérieur et de la politique de concurrence pour ce qui concerne la compétitivité, à la Politique extérieure et de sécurité pour ce qui est de la sécurité énergétique, en passant par la politique climatique. Le potentiel d’européanisation réside cependant dans le fait que les autorités européennes jouissent déjà de compétences importantes dans certains domaines clés comme l’achèvement du marché intérieur de l’énergie ou la politique climatique, et que les Etats membres reconnaissent plus volontiers la nécessité de la coopération dans ces domaines que dans celui de la sécurité extérieure.
Les préoccupations climatiques constituent notamment le moteur principal de l’intégration des politiques énergétiques et environnementales à l’échelle européenne, le livre vert de 2005 a ouvert la voie à la stratégie pour 2020 en fixant trois objectifs :  diminution de l’intensité énergétique des économies européennes (- 20%) ; réduction des émissions de GHS (- 20% par rapport au niveau de 1990, - 30% en cas de participation de la communauté internationale à cet effort) et contribution des renouvelables au bouquet énergétique (20%). Les deux derniers sont les plus susceptibles de renforcer le potentiel de coopération européenne (d’autant qu’ils portent sur un horizon de très long terme, avec en ligne de mire une réduction des émissions de GHS de l’ordre de 90% d’ici 2050). Le premier parce qu’il est soutenu par un processus de fédéralisation des politiques déjà en œuvre (avec notamment le marché européen des permis d’émission négociables créé en 2005 et piloté par la Commission), le second parce qu’il est porté par une convergence d’intérêt des Etats membres, même s’il subsiste une opposition sur la question de la centralisation des décisions dans ce domaine (le Royaume-Uni, la Belgique, le Luxembourg, le Danemark, la Suède et l’Italie sont pour au contraire de l’Allemagne, l’Espagne, la Slovénie et la Lituanie).

Les obstacles à l’émergence d’une véritable politique européenne de l’énergie sont encore nombreux, notamment en matière de sécurisation des approvisionnements. Cette situation s’explique par l’importance des différences entre les Etats membres en matière de politique énergétique et de modes de régulation des marchés de l’énergie. Mais le processus n’en est qu’à ses débuts et ne pourra évoluer que lorsque chacun aura pris conscience de la nécessité de coopérer. A l’évidence, le cadre national n’est plus adapté à la mesure des défis énergétiques. Il serait même justifié de dire que l’énergie est l’un des domaines qui illustrent le mieux l’idée qu’aucun pays européen ne peut espérer régler ses problèmes seul.
En matière d’infrastructures de réseaux de distribution et de stockage d’énergie, la coopération est indispensable pour optimiser la gestion des ressources à l’échelle européenne et pour développer les capacités électriques à base d’énergies renouvelables (l’électricité ne pouvant être stockée, il convient de faire qu’elle puisse être acheminée du lieu de production au lieu de consommation dans les meilleures conditions, afin d’éviter les gaspillages et assurer l’équilibre des approvisionnements). L’harmonisation des politiques énergétiques nationales est cruciale, dans la mesure où les choix de chaque pays ont des répercussions sur l’éventail de choix de ses partenaires (les choix de mix énergétique d’un pays modifient les coûts d’approvisionnement énergétique pour ses partenaires, comme c’est le cas par exemple avec la transition énergétique allemande). Le manque d’harmonisation des dispositifs nationaux de subvention des énergies (fossiles ou renouvelables) crée des distorsions de concurrence peu favorables à l’achèvement du marché intérieur et à la promotion des énergies renouvelables. Certains objectifs des politiques énergétiques ne peuvent être atteints que par une coopération des Etats comme le montre le problème du réchauffement climatique où rien ne peut se faire sinon à l’échelle européenne, voire planétaire, avec la participation a minima des Etats-Unis et de la Chine, et où les pays membres de l’UE peuvent tirer parti de synergies importantes pour atteindre leurs objectifs (passer par exemple de 20% à 30% de réduction des émissions de GHS d’ici 2020 est réaliste si l’UE « exploite » correctement le gisement de réduction d’émissions à bas coûts qui subsiste encore à l’Est). Les besoins de financement des investissements en rapport avec la stratégie énergétique européenne (estimés à 60-70 milliards d’euros annuels pour atteindre l’objectif en matière de renouvelables d’ici 2020) sont tels qu’ils ne peuvent être envisagés que de manière coordonnée. Enfin, les externalités fortement positives potentiellement générées par la recherche et le développement dans des domaines des énergies renouvelables ou du stockage du carbone exigent que ces activités soient menées en commun.

L’européanisation des politiques de sécurité énergétique n’en est qu’à ses balbutiements. Etant donné les fortes contraintes qui pèsent sur les potentialités de coopération entre Etats membres de l’UE dans ce domaine, il est probable que les progrès en la matière reposeront à court terme sur l’intégration des politiques énergétiques et environnementales, et notamment sur la poursuite de la stratégie climatique européenne.


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