Denise Fisher

Compte tenu des territoires qu’elle y possède encore, la France est en Océanie une puissance à la fois locale et extérieure. A ce titre, et quand elle ne se contente pas de bénéficier d’avantages hérités, elle poursuit des objectifs stratégiques multiples. Il se trouve cependant que la donne a changé ces dernières années : la présence croissante de la Chine entraîne une modification de l’engagement des Etats-Unis, du Japon et de Taïwan, tandis que de nouveaux acteurs interviennent dans la recherche des ressources à l’échelle planétaire. Finalement, la France est désormais une puissance parmi d’autres dans une région lointaine qui a longtemps été négligée. Ces évolutions influent de manière positive sur les bénéfices stratégiques qu’elle tire de sa présence en Océanie, mais réduisent sa capacité à exercer son influence et à poursuivre ses objectifs. Parallèlement, elle doit faire face à des revendications d’autonomie, voire d’indépendance, des deux principales collectivités que sont la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française, fondements de la légitimité de sa présence dans la région. La réponse que la France apportera à ces demandes aura une influence déterminante sur la nature de sa présence dans la région, qui est son atout stratégique majeur.

Christian Olsson

Dans cette étude, nous essayons d'appliquer la méthodologie généalogique à l'analyse du discours militaire français, britannique et américain sur la « pacification de populations » de la fin du xixe siècle jusqu'à nos jours. L'objectif est en effet de mettre en évidence et de problématiser les continuités coloniales que le leitmotiv « des coeurs et des esprits » y permet d'observer. Nous portons en particulier l'attention sur les grands « moments » qui nous paraissent avoir marqué les usages sociaux et les significations de l'énoncé : d'abord le « moment » de la conquête coloniale ; ensuite le « moment » des guerres de décolonisation ; enfin celui des interventions occidentales dans les États postcoloniaux. Tout en montrant qu'il y a un phénomène de rémanence coloniale dans les pratiques militaires, la conclusion à laquelle nous arrivons est que les significations attribuées à ce leitmotiv sont extrêmement évolutives dans le temps et toujours sujettes à des interprétations contradictoires. La généalogie de l'énoncé permet alors de montrer quelles en ont été les discontinuités et en particulier comment la « rupture postcoloniale » est venue en subvertir la signification.

La frontière, en tant que principe organisateur des relations internationales, a une histoire. Il faut tenir compte de celle-ci pour comprendre pourquoi, vu d'Europe, la notion de « dépassement des frontières » peut sembler une sorte d'idéal politique à atteindre, alors que vu d'ailleurs ce n'est pas nécessairement le cas. Le contraste des perceptions est, en l'occurrence, particulièrement net entre les anciennes puissances impériales européennes et les nations qui ont subi la domination de ces dernières. La signification de la souveraineté n'est historiquement pas la même chez les unes et les autres. L'homogénéité du discours sur le « village global » ou le « monde sans frontières » tend à faire perdre de vue cette différence fondamentale entre les trajectoires nationales. Elle n'en pèse pas moins dans la façon dont les Etats, européens et non-européens, se positionnent face à la mondialisation contemporaine.

La question des frontières reste d'une brûlante actualité dans toute l'Asie du Sud, notamment entre l'Inde et le Pakistan, deux pays nés en même temps qu'une partition sanglante en 1947. Le principal litige frontalier qui les oppose se situe au Cachemire, théâtre d'une guerre qui a donné lieu en 1948 à une ligne de cessez-le-feu qui a été rebaptisée « line of control » en 1972 mais dont le statut n'est toujours pas celui d'une frontière internationale. L'enjeu du Cachemire est quasiment existentiel pour les deux pays. Pour l'Inde, garder dans son giron sa seule province à majorité musulmane est essentiel à sa qualité multiculturelle. Pour le Pakistan, tenir cette région dans ses frontières validerait sa prétention à servir de « homeland » aux Musulmans de l'Asie du Sud.

Justine Guichard

La division des deux Corées est souvent considérée comme le dernier vestige de la guerre froide, vingt ans après l'effondrement de l'URSS et la fin de sa rivalité avec les États-Unis. Si l'antagonisme entre les deux blocs a indéniablement contribué à l'enracinement et au maintien de la division, cette dernière a aussi été structurée par des forces et des logiques qui, sans être étrangères à la guerre froide, la dépassaient et continuent aujourd'hui de s'exercer. Comprendre la frontière coréenne revient donc à s'aventurer par-delà la guerre froide, non seulement sur le plan chronologique mais également du point de vue de l'analyse afin de restituer le rôle des acteurs de premier plan que sont les deux Corées elles-mêmes et les autres puissances d'un ordre régional désormais multipolaire.

Contrairement à l'opinion commune, les conflits de frontière ont été relativement rares sur le continent africain depuis les indépendances. Le conflit entre Érythrée et Éthiopie est de ce point de vue paradoxal. La question frontalière n'était qu'une des causes du conflit mais la médiation internationale en a fait la raison centrale. Ce conflit vise également pour certains à séparer, dans des structures étatiques, différentes un même groupe ethnique. Le conflit de frontière apparaît surtout comme un moment endogène de la construction étatique, même s'il met en lumière des dynamiques régionales.

Le conflit du Sahara Occidental apparaît comme le principal facteur de blocage dans la construction d'une intégration régionale. Pour la monarchie marocaine, il lui a permis de s'approprier le sentiment nationaliste alors porté par le mouvement de l'Istiqlal qui faisait de la cause du grand Maroc l'un de ses combats politiques. Pour le régime algérien, il a représenté un moyen de justifier le pouvoir d'une armée et d'entretenir le sentiment nationaliste. L'avantage du conflit saharien était évident : l'instauration, sous couvert d'un sentiment nationaliste, de régimes politiques autoritaires. Depuis une décennie, ce conflit « gelé » est bloqué à la fois par « le statut avancé » du Maroc avec l'UE, qui n'ose aborder ce problème et le retour de l'abondance financière en Algérie qui alimente son intransigeance sur le dossier.

Malgré un récent retour en force des études du « fait colonial », accompli au sortir d’une période d’innovations théoriques majeures, il est encore souvent un point aveugle de l’analyse des situations de « rencontre » impériale ou coloniale des 17e, 18e et 19e siècles : le domaine des pratiques et des entendements ‘‘indigènes’’ (nous dirons plutôt : vernaculaires) peu ou pas finalisés par le rapport, contraint ou volontaire, aux Européens. Or, la prise en compte de ce ‘‘hors-champ indigène’’ du monde colonial – pensé ici comme une configuration de situations régies par des « régimes d’historicité » distincts – autorise une compréhension renouvelée de l’historicité des sociétés politiques asiatiques, océaniennes ou africaines. Elle implique en particulier d’interpréter le moment colonial de ces sociétés à l’aune de leurs propres trajectoires au long cours, déployées sur des siècles, et donc entamées bien avant « la venue des Européens » (laquelle ne fit pas toujours, loin s’en faut, ‘‘événement’’ parmi les lettrés locaux). Cette perspective de recherche oblige également à repenser à sa juste mesure l’enracinement toujours partiel et précaire des dominations coloniales, et ce faisant à renoncer à faire de la rencontre avec l’Europe l’axe unique des chronologies extraeuropéennes. Elle permet, enfin, à rebours des commodités trompeuses du paradigme désormais dominant de « l’appropriation indigène de la modernité coloniale/européenne », de pousser l’analyse au-delà de la simple assignation d’une agency (capacité individualisée d’action) aux Indigènes, et notamment d’interroger les constructions locales, vernaculaires, de l’intentionnalité et du rapport au temps.

Julien Meimon

Dans le contexte international mouvementé de la fin des années 1950, la Ve République et ses dirigeants mettent en scène la fin du système colonial, c’est-à-dire de l’ensemble de ses institutions emblématiques : ministre et ministère de la « France d’outre-mer », corps administratifs de fonctionnaires coloniaux, et filière de recrutement (École nationale de la France d’outre-mer) disparaissent au profit d’un nouveau dispositif relativement complexe labellisé « coopération », et dont le ministère éponyme jouera un rôle important jusqu’à la fin du XXe siècle. La naissance de ce nouveau dispositif, résultant de l’éclatement de l’empire colonial, est largement associée à la problématique de l’aide au développement, et repose essentiellement sur des agents formés par les institutions coloniales, en quête de reconversion. C’est ce paradoxe d’une « nouvelle politique » incarnée par des agents imprégnés d’une culture coloniale que nous analyserons ici, en centrant notre regard sur ses modalités pratiques et discursives. On y décèlera l’une des faiblesses initiales de la politique africaine de la France, et l’une des raisons de son effritement progressif jusqu’à aujourd’hui.

Depuis le début de la guerre en 2002, un mouvement social d’ampleur inédite s’est affirmé en Côte d’Ivoire, celui de la « Jeunesse patriotique », qui se mobilise dans la violence d’un discours ultranationaliste et anticolonialiste. Encadrés par des organisations de masse qui quadrillent l’espace urbain, les Jeunes patriotes sont devenus des acteurs centraux du jeu politique et une arme de choc au service du pouvoir. Tout en reconnaissant cette instrumentalisation politique, l’Etude dépasse les lectures fonctionnalistes du phénomène des Jeunes patriotes pour tenter d’en saisir les ressorts sociologiques et d’en mesurer la portée. Fondée sur des enquêtes inédites menées à Abidjan auprès de militants de base de la « galaxie patriotique », elle démontre que dans la grande geste nationaliste se joue également l’émergence d’une nouvelle génération politique, passée par le syndicalisme étudiant de la Fesci, qui aujourd’hui réclame violemment des droits et une reconnaissance sociale. Le registre anticolonialiste apparaît, dans cette hypothèse, comme un langage d’énonciation d’une révolution générationnelle, d’émancipation d’une fraction de la jeunesse ayant expérimenté la violence dans la lutte syndicale et dans la guerre. Elle s’interroge in fine sur l’influence de ce phénomène quant aux perspectives de sortie de crise. Par-delà ses dimensions institutionnelles, l’accord de Ouagadougou n’ouvre-t-il pas la voie à un changement de génération politique, celles des « fescistes » – patriotes et rebelles confondus – qui aura su s’imposer aux héritiers de l’houphouëtisme ?

La place prise par l’hypothèse – souvent devenue postulat – de la « permanence » ou de la « rémanence » contemporaines des imaginaires et des pratiques de domination propres aux « situations coloniales » invite à essayer d’esquisser un premier état des lieux du renouveau de l’historiographie du fait colonial. Après avoir passé en revue les principales lignes de force de cette historiographie, l’on s’efforcera de montrer, au regard du cas sud-est asiatique, que la compréhension des dynamiques du moment colonial des sociétés politiques noneuropéennes gagne à être raccordée à une interrogation comparatiste sur la notion d’hégémonie impériale. Il s’agira plus précisément de rappeler que les sociétés politiques d’Asie du Sud-Est vivaient, à la veille de leur « rencontre coloniale » avec l’Europe, sous le régime de modes spécifiques d’entrée en modernité étatique – et, ce faisant, de pointer les phénomènes d’enchâssement des historicités impériales. Analyser le moment colonial de l’Insulinde ou de l’Indochine non plus comme l’unique point d’origine des entrées en modernité (étatique, capitaliste, individualiste), mais comme une séquence d’une histoire impériale ‘‘eurasiatique’’ de « longue durée », c’est en effet se donner les moyens de penser l’histoire des sociétés asiatiques dans son irréductible spécificité.

Rémi Castets

Peuplé majoritairement d’Ouïghours, le Xinjiang (Turkestan oriental) constitue après l’Ouzbékistan le second foyer de peuplement turcophone musulman en Asie centrale. Tardivement intégré à l’Empire chinois, il a connu un passé tumultueux émaillé d’ingérences extérieures et d’insurrections séparatistes. via un contrôle étroit du système politique régional et un processus de colonisation démographique massif, le régime communiste a progressivement intégré ce territoire stratégique – riche en hydrocarbures – au reste du pays. Pourtant, depuis vingt ans, les troubles se sont multipliés de façon préoccupante. Moins connu en Occident que le problème tibétain, le problème ouïghour n’en constitue pas moins aux yeux de Pékin une question bien plus aiguë. Après un long black out médiatique sur la question jusqu’en septembre 2001, le gouvernement chinois a finalement publié une série de documents dépeignant l’opposition ouïghoure comme une force terroriste exogène liée aux réseaux jihadistes transnationaux. Une telle rhétorique, qui présente les troubles actuels comme le fait de déstabilisations extérieures, cache cependant un profond mal-être sociopolitique et une opposition qui, dans la réalité, s’exprime selon des formes bien différentes des clichés imposés.

Jean-François Bayart

L'Etat en Afrique et en Asie est volontiers considéré comme un "pur produit d'importation", selon l'expression désormais classique de Bertrand Badie et Pierre Birnbaum. Mais plutôt que de nous en tenir au constat d'une "universalisation manquée", il convient de nous interroger sur la formation de l'Etat en tant que processus historique conflictuel, involontaire, largement inconscient et de ce fait souvent paradoxal. En effet la thèse de son extranéité radicale ne résiste pas aux acquis les plus récents de l'histoire et de l'anthropologie. Les institutions d'origine européenne disposent d'une base sociale propre et ont fait l'objet d'une appropriation culturelle. Elles doivent être comprises à la lumière de la "longue durée" chère à Braudel, moyennant certaines précautions méthodologiques. L'on peut envisager trois manières de restituer les trajectoires historiques de l'Etat en Afrique et en Asie : en tant que continuités civilisationelles, scénarios de l'inégalité sociale ou configurations culturelles du politique. Mais si la compréhension de l'historicité culturelle conditionne celle de l'historicité politique, elle ne peut pour autant consister en un retour à l'explication culturaliste, n'en déplaise aux faiseurs de modes intellectuelles. Le concept foucaldien de "gouvernementalité" offre une problématique comparative autrement plus fructueuse qui met la formation de l'Etat en relation avec le processus de subjectivation et la dimension de l'imaginaire politique, saisis dans leur rapport à la matérialité.

Sudipta Kaviraj

La théorie occidentale ne permet pas toujours de rendre intelligible ce que celle-ci représente dans le Tiers monde. Une manière féconde de poser le problème est de considérer la démocratie non comme un régime, mais comme une "langue". En Inde, la Constitution s'est inspirée des modèles élaborés à l'Ouest ; mais en pratique, la démocratie ne s'est pas appuyée sur les valeurs individualistes de l'idéologie libérale : la nation, puis les groupes sociaux (et non les individus) étant perçus comme les unités de base du processus politique - notamment sous l'impulsion de Gandhi qui concevait la nation comme composée des communautés traditionnelles. Nehru se détourna quant à lui des valeurs libérales au nom d'une critique de gauche qui valorisa l'intervention de l'Etat. Cet Etat fort ne fut cependant pas en mesure de remplir les fonctions redistributives qu'on attendait de lui en raison du conservatisme des "boss" du Congrès, surtout représentatifs d'une coalition dominante comprenant des propriétaires terriens, une bourgeoisie capitaliste et l'élite administrative. Le seul acquis enregistré avant la mort de Nehru concerne le remplacement des premiers, en perte de vitesse, par des paysans de rang inférieur mais en cours d'ascension sociale.
Indira Gandhi fit dériver la démocratie indienne vers une centralisation et une personnalisation accrues du pouvoir, au moyen d'un discours populiste. D'où le discrédit dont souffrit le processus démocratique, et l'instauration de l'état d'urgence en 1975. Le retour à la démocratie en 1977 n'inversa pas ces tendances, jusqu'à la libéralisation de 1991. La démocratie reste aujourd'hui menacée par des groupes imposants, les hindous et les basses castes, qui, au nom des "droits de la majorité", cherchent à prendre le pouvoir de façon définitive, ce qui reviendrait à évincer les minorités du processus de décision.

David Camroux

L'Etat-nation, en tant qu'unité de base pour l'analyse des relations internationales, est de plus en plus contesté. Les pressions exercées par la mondialisation et le phénomène, qui lui est apparemment lié, de la régionalisation, remettent en question le concept de souveraineté nationale. Pourtant l'Etat-nation subsiste, les acteurs politiques nationaux, responsables surtout devant une opinion nationale, continuant de se préoccuper de la définition et de la défense des intérêts nationaux et, corollaire souvent implicite, de l'identité nationale.
Dans cette étude, l'auteur analyse le cas de la Malaisie, Etat-nation multiculturel et multiethnique, et tente d'éclairer les liens entre le global, le régional et le national en matière de relations extérieures. Ce faisant, il souligne l'importance des nécessités de la construction de la nation dans la définition et la formulation de la politique extérieure. Il examine notamment la participation de la Malaisie à quatre groupements : ASEAN, Organisation de la Conférence islamique, Mouvement des non-alignés et Commonwealth. Il analyse ensuite la politique "Look East" et la proposition de groupement économique est-asiatique, formulées par le Premier ministre malaisien Mahathir. Il fait ressortir les contraintes imposées par la complexité de la société malaisienne et le rôle double du Premier ministre : défenseur des intérêts de l'ethnie dominante, les Malais, et chef d'une coalition gouvernementale multiethnique. Le régionalisme ne représenterait pas simplement un compromis entre le global et le national mais un moyen de réinventer l'Etat-nation même

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