Corentin Cohen

Si les confraternités nigérianes occupent une place croissante dans les médias au nom de la menace criminelle qu’elles représentent, elles n’ont fait l’objet d’aucun travail de recherche de terrain au Nigeria ni en Europe. Cette médiatisation alimente une confusion croissante entre les catégorisations juridico-policières qui sont utilisées pour les définir et les pratiques et discours panafricains, de solidarité ou d’émancipation, qu’elles mettent en avant. L’approche socio-historique développée dans cette étude permet de mettre en perspective l’expansion globale des confraternités depuis les années 2000, et de proposer un autre regard sur le rôle de ces sociétés secrètes et leur inscription dans des économies politiques et des territoires différents. En Europe, les confraternités sont d’abord des institutions sociales encadrant la jeunesse et les diasporas. Elles assurent la reproduction du pouvoir des élites tradition-nelles et politiques à l’étranger par la captation des rentes liées aux migrations (remittances), et jouent donc un rôle clé dans la production d’une forme de mondialisation de la société nigériane par le bas, participant à l’implantation des institutions morales et sociales du sud du pays en Europe. Derrière un discours d’empowerment et de solidarité, les confraternités sont ainsi un réseau transnational qui per-pétue un ordre conservateur, une hiérarchie sociale et des inégalités qu’elles contribuent à naturaliser.

Etienne Smith

S’il attire souvent l’attention médiatique pour son caractère atypique, le vote des Français de l’étranger a rarement fait l’objet d’enquêtes de terrain. L’étude des dynamiques électorales dans la neuvième circonscription des Français de l’étranger (Afrique du Nord et Afrique de l’Ouest) lors des élections présidentielle et législatives de 2017 permet d’interroger les questions de « l’éligibilité » à l’étranger, des brouillages transnationaux du vote et des effets des modalités spécifiques du « faire campagne » dans des archipels électoraux caractérisés à la fois par leur fort localisme et leur insertion particulière dans des enjeux géopolitiques plus larges. Elle montre combien les sens et enjeux du vote extraterritorial sont à entrées multiples selon les acteurs impliqués (candidats, électeurs, médias locaux, autorités du pays hôte). Ce vote à l’étranger fait-il exister une communauté française à l’étranger ou révèle-t-il surtout les différenciations persistantes à l’œuvre entre communautés françaises selon l’origine, le rapport au pays « hôte » et à l’« autochtonie », le statut social et la temporalité de l’ancrage à l’étranger ?

Ce texte analyse les dynamiques des mouvements sociaux dans les revendications liées à la lutte contre la pauvreté en Afrique. Il montre comment l'accroissement de l'activisme des organisations n'a eu qu'un impact direct limité au cours de ces dernières décennies sur la lutte contre la pauvreté. L'internationalisation de des revendications des mouvements sociaux a fait progressivement émerger une société civile internationale extrêmement active sur le terrain de la lutte contre la pauvreté et à laquelle les organisations africaines ont pris une part de plus en plus grande. Cette participation renouvelle les idées et les modes d'action sur les terrains d'intervention à l'échelle locale. L'article établit un état des lieux du militantisme des mouvements sociaux, s'intéresse à la lutte contre la pauvreté, thème qui émerge que lentement au sein de ces organisations à la faveur du déplacement et du renouvellement des terrains en lien direct avec leur implication dans les luttes qui prennent forme dans les arènes internationales.

Pourquoi partent-ils ? A cette question, tout un chacun répond généralement parce qu'ils sont pauvres et/ou qu'ils n'ont pas de travail. La pauvreté joue sans doute un rôle déterminant dans les migrations internationales mais est loin de suffire à les expliquer. Par ailleurs, l'importance des montants des transferts de fonds émanant des émigrés vers leur pays d'origine laisse à penser aux institutions internationales et aux Etats qu'ils pourraient participer au développement. L'exemple des ressortissants maliens en France analysé dans cet article appelle à repenser les notions de pauvreté et de richesse au-delà de leur acception économique.

Marc-Antoine Pérouse de Montclos

Au Nigeria, la dérive terroriste du mouvement islamiste Boko Haram interroge le rapport de la violence dite « religieuse » à l'État. Cette étude de terrain pose ainsi trois questions fondamentales qui tournent toutes autour de nos propres confusions sur les notions d'islamisation, de conversion, de radicalisation et de politisation du religieux, à savoir :
– S'agit-il d'une insurrection plus religieuse que politique ?
– En quoi exprime-t-elle une révolte sociale ?
– En quoi signale-t-elle une radicalisation des formes de protestation des musulmans du Nord Nigeria ?
À l'analyse, il s'avère en l'occurrence que le mouvement Boko Haram est un révélateur du politique : non parce qu'il est porteur d'un projet de société islamique, mais parce qu'il catalyse les angoisses d'une nation inachevée et dévoile les intrigues d'un pouvoir mal légitimé. Si l'on veut bien admettre que la radicalisation de l'Islam ne se limite pas à des attentats terroristes, il est en revanche difficile de savoir en quoi la secte serait plus extrémiste, plus fanatique et plus mortifère que d'autres révoltes comme le soulèvement Maitatsine à Kano en 1980. La capacité de Boko Haram à développer des ramifications internationales et à interférer dans les affaires gouvernementales n'est pas exceptionnelle en soi. Loin des clichés sur un prétendu choc des civilisations entre le Nord et le Sud, la singularité de la secte au Nigeria s'apprécie d'abord au regard de son recours à des attentats-suicides. Or la dérive terroriste de Boko Haram doit beaucoup à la brutalité de la répression des forces de l'ordre, et pas seulement à des contacts plus ou moins avérés et réguliers avec une mouvance jihadiste internationale.

Boris Samuel

En 2004, le gouvernement mauritanien avouait que les statistiques macroéconomiques et financières nationales étaient falsifiées depuis plus de dix ans. Cet épisode levait un coin du voile sur les pratiques frauduleuses de l'ère Taya, renversé en 2005. Mais il montrait aussi que les procédures formelles de la gestion économique de ce « bon élève » s'étaient jusque-là enchevêtrées aux pratiques de captation, dans une véritable « anarchie bureaucratique ». A partir de 2005, alors que la transition démocratique devait remettre de l'ordre dans la gestion publique, les réformes, souvent motivées par l'amélioration de l'image du régime, restèrent ambivalentes. Puis, après les élections de 2007, sur fond de scandales financiers, le gouvernement a développé une orientation technocratique qui l'a éloigné des Mauritaniens et nourri le sentiment de vacuité du pouvoir. Un nouveau coup d'Etat eut lieu à l'été 2008. Le « mouvement rectificatif » du général Abdel Aziz, s'abritant derrière un discours populiste et moralisateur de lutte contre la gabegie, favorise désormais une gestion discrétionnaire des ressources et un contrôle étroit, voire autoritaire, des finances publiques, renforcé par la rente de légitimation que lui fournit la lutte contre le terrorisme au Sahel.

Depuis le début de la guerre en 2002, un mouvement social d’ampleur inédite s’est affirmé en Côte d’Ivoire, celui de la « Jeunesse patriotique », qui se mobilise dans la violence d’un discours ultranationaliste et anticolonialiste. Encadrés par des organisations de masse qui quadrillent l’espace urbain, les Jeunes patriotes sont devenus des acteurs centraux du jeu politique et une arme de choc au service du pouvoir. Tout en reconnaissant cette instrumentalisation politique, l’Etude dépasse les lectures fonctionnalistes du phénomène des Jeunes patriotes pour tenter d’en saisir les ressorts sociologiques et d’en mesurer la portée. Fondée sur des enquêtes inédites menées à Abidjan auprès de militants de base de la « galaxie patriotique », elle démontre que dans la grande geste nationaliste se joue également l’émergence d’une nouvelle génération politique, passée par le syndicalisme étudiant de la Fesci, qui aujourd’hui réclame violemment des droits et une reconnaissance sociale. Le registre anticolonialiste apparaît, dans cette hypothèse, comme un langage d’énonciation d’une révolution générationnelle, d’émancipation d’une fraction de la jeunesse ayant expérimenté la violence dans la lutte syndicale et dans la guerre. Elle s’interroge in fine sur l’influence de ce phénomène quant aux perspectives de sortie de crise. Par-delà ses dimensions institutionnelles, l’accord de Ouagadougou n’ouvre-t-il pas la voie à un changement de génération politique, celles des « fescistes » – patriotes et rebelles confondus – qui aura su s’imposer aux héritiers de l’houphouëtisme ?

Denis-Constant Martin

Les mouvements politiques qui ont animé récemment l'Europe de l'Est et l'Afrique sub-saharienne posent une fois encore la question des conditions et des modalités du changement politique. Ils soulèvent notamment le problème du rapport entre des phénomènes qui perdurent, manifestant une continuité des sociétés en certains de leurs traits au moins, et d'autres phénomènes qui bouleversent, faisant éclater dans l'immédiat le changement. Les interprétations présentées, d'un côté, en termes de "retour à une identité bafouée", de "retrouvailles" avec le passé ou, de l'autre, sous l'angle du "tribalisme" ou du "réflexe clanique" n'aident guère à comprendre mieux comment interagissent phénomènes de longue durée et phénomènes éphémères.
Ce texte propose quelques pistes pour tenter de dépasser leur opposition, pour éviter d'en privilégier certains au détriment d'autres. Il suggère que l'imprégnation culturelle des systèmes, des pratiques et des représentations politiques peut être reconstruite analytiquement dans le concept de "culture politique". Celui-ci fait une large place aux dynamiques (impulsant l'innovation politique) tout en prenant en compte la complexité des transmissions (assurant la continuité). Il suppose que la continuité nourrit l'innovation en s'attachant plus particulièrement à l'étude de trois couples de forces : la dialectique des dynamiques du dehors et des dynamiques du dedans, la dialectique de l'affectivité et de la rationalité, la dialectique de la tradition et de l'innovation ; couples de forces dont le jeu doit être observé aussi bien dans les "lieux officiels" du politique que dans les lieux apparemment non politiques, mais qui peuvent être "investis" par le politique

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