Europe centrale et orientale : le désenchantement démocratique

02/2015

Les pays d’Europe centrale et orientale, membres de l’Union européenne depuis une décennie, étaient considérés par les spécialistes des transitions vers la démocratie comme des « démocraties consolidées », c’est à dire dans lesquelles les élections constituent un enjeu de gouvernement et non de régime et surtout où les normes de l’Etat de droit sont respectées.  La situation était très différente de celle des Balkans occidentaux où les clivages ethniques et les agendas politiques liés à la construction d’Etats nations sur les débris de l’ancienne Yougoslavie avaient contribué à faire « dérailler » les transitions vers une variété de nationalismes peu favorables au pluralisme démocratique. Les pays d’Europe centrale se distinguaient aussi de leurs voisins de l’espace post-soviétique où prévalaient des régimes hybrides que la science politique qualifie d’« autoritarisme concurrentiel »1 : un pluralisme politique limité, des élections où les protagonistes ne jouent pas à armes égales, une séparation des pouvoirs uniquement théorique et des moyens déployés – notamment l’accès aux médias – qui donnent un avantage unilatéral au pouvoir en place.

L’adhésion au club des démocraties qu’est l’Union européenne était censée représenter un aboutissement de la transition et un point de non-retour. Force est de constater qu’il n’y a pas en la matière de « fin de l’histoire » et que le levier de la conditionnalité qui avait contribué à la mise en place d’institutions démocratiques perd de son efficacité après l’adhésion alors qu’entre-temps, l’Union elle-même traverse une crise de la représentation démocratique (entre technocratie et tentation populiste) qui n’est plus un problème spécifique de l’Est, mais concerne à des degrés divers tous les Etats membres. Enfin et surtout, une réflexion d’ensemble sur le « désenchantement démocratique » ne doit pas occulter la grande diversité des situations que le dossier proposé ici permet d’illustrer.

Vingt-cinq ans après la chute du régime communiste, la démocratie n’est, en Europe centrale et orientale, nulle part remise explicitement en cause, mais elle donne des signes de fatigue et parfois de véritable régression2. Les signes de fatigue sont nombreux et largement partagés dans la région : baisse de la participation électorale, déclin de la confiance dans les élites politique et, plus grave, dans les institutions de l’Etat.
Une évaluation comparée révèle cependant une grande diversité de situations entre deux pôles opposés : la Pologne, qui par sa stabilité politique, ses résultats économiques et la désignation de son ancien premier ministre Donald Tusk à la présidence du Conseil européen en décembre 2014 conforte l’image d’une démocratie consolidée dans le plus grand pays d’Europe centrale, et la Hongrie, ancien élève modèle des transitions post-1989, qui connaît une phase de « régression » démocratique pour reprendre un terme que l’historien et homme politique hongrois Oskar Jaszi a employé pour décrire la Hongrie du régime de l’Amiral Horthy durant les années 19203 . La Hongrie de Viktor Orban fait des emprunts idéologiques à celles de l’entre-deux-guerres, mais surtout elle s’est écartée de l’Etat de droit au nom de la démocratie majoritaire. Avec 44% des voix lors des dernières élections législatives de 2014, le Fidesz au pouvoir dispose d’une majorité constitutionnelle des deux tiers au parlement, ce qui lui permet d’amender ou d’invalider des décisions de la Cour constitutionnelle. L’introduction de la rétroactivité du droit fait dire à A. Solyom, ancien membre de la Cour, que l’Etat de droit a cessé d’exister en Hongrie. Face à cela une opposition de gauche socialiste ou libérale atomisée et décrédibilisée, qui n’empêche pas des sursauts ponctuels comme la mobilisation des jeunes contre la volonté du gouvernement de taxer l’Internet. Laszlo Rajk, une des figures de la dissidence hongroise, résume l’état d’esprit d’une opposition démunie devant la « révolution conservatrice » et l’assise du régime Orban :
We all believed that democratic institutions would guarantee democracy. It’s not true. We still haven’t built up a kind of resistance or immune system for fighting back lies”.

Cette « régression » est assumée et même « théorisée » par Viktor Orban dans un discours de juillet 2014 préconisant un modèle de démocratie non-libérale4. Certains critiquent les empiètements sur l’Etat de droit ou la liberté des médias au nom de la démocratie libérale, mais il existe d’autres conceptions tout aussi légitimes de la démocratie (non-libérale)  qui s’appuient sur la volonté exprimée par le peuple. On est ici proche de la « démocratie souveraine » de Vladimir Poutine ; les dirigeants du Fidesz regardent également d’un oeil favorable certaines évolutions de la Chine ou de Singapour. Ex Oriente Lux.

Entre la Pologne et la Hongrie, il existe des situations intermédiaires. Les cas tchèques et slovaques en sont une illustration : rejet des élites politiques partisanes et émergence d’entrepreneurs populistes. Dans toute la région, on peut faire le même constat : des élections libres et l’existence formelle d’institutions démocratiques ne suffisent pas à donner substance au processus démocratique. L’héritage de la dissidence a depuis longtemps été oublié ou tourné en dérision (les dissidents sont dépeints comme des intellectuels moralisateurs égarés dans la politique). Vingt-cinq ans après 1989, cet héritage (le primat de l’éthique dans l’engagement politique et la société civile comme substrat de la sphère politique) ne paraît pourtant pas si éloigné des réflexions actuelles sur les remèdes à apporter à la « démocratie désenchantée ».

  • 1. S. Levitsky et L. A. Way, Competitive Authoritarianism, Hybrid Regimes After the Cold War, Cambridge, Cambridge University Press, 2010
  • 2. Pour une analyse de la crise de la démocratie en Europe centrale, cf. J. Rupnik et J. Zielonka « The state of democracy 20 years on: domestic and external factors » in East European Politics and Society, 2013/1, pp. 3-25 et J. Rupnik, Prilis brzy unavena demokracie (La démocratie prématurément fatiguée), Prague, Portal, 2009.
  • 3. Rückschlag (régression) terme employé dans un texte de 1927 par Oscar Jaszi, The United States of Europe, Budapest, Hungarian European Society, 2006, p. 13.
  • 4. V. Orban’ s speech at the XXVth Balvanyos Free Summer University, 26 juillet 2014, Baile Tusnad (Tusnaddürdö). Version anglaise accessible sur le site du Budapest Beacon
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