The Justice and Development Party (JDP) has been in power in Turkey since 2002, consolidating its electoral support among an array of social groups ranging from broad appeal among the popular classes to business leaders and a growing middle class. The success of the JDP is a consequence of the manner in which the party inserted itself into certain economic and social sectors. While the party has internalized the principles of reducing the public sphere and outsourcing to the private sector, it has not restricted the reach of government intervention. On the contrary, it has become increasingly involved in certain sectors, including social policy and housing. It has managed this through an indirect approach that relies on intermediaries and private allies such as the businesses and associations that is has encouraged. In this way, the JDP has developed and systematized modes of redistribution that involve the participation of conservative businessmen who benefit from their proximity to the decision-makers, charitable organizations, and underprivileged social groups. These public policies have reconfigured different social sectors in a way that has strengthened the Party’s influence.

L’AKP, Parti de la Justice et du Développement, s’est maintenu au pouvoir en Turquie depuis 2002. Loin d’une usure du pouvoir, il a consolidé le soutien électoral de couches sociales diversifiées, réunissant une large partie des milieux populaires et de la classe moyenne en pleine expansion, mais aussi des milieux d’affaires. L’implantation de l’AKP tient à la manière dont ce parti s’est inséré au coeur de nombreux secteurs économiques et sociaux : bien qu’acquis aux principes de diminution de la sphère publique et de la délégation au privé, l’AKP n’a pas restreint le périmètre d’intervention de l’État. Au contraire, il est intervenu de manière accrue dans certains secteurs (politique sociale, logement). Il l’a fait de manière indirecte, en prenant appui sur des intermédiaires et alliés privés (entreprises, associations) qu’il a favorisés. Ainsi, l’AKP a mis en place et systématisé des modes de redistribution faisant intervenir des hommes d’affaires conservateurs bénéficiant de proximités avec les décideurs, milieu associatif charitable et couches sociales défavorisées. Ces politiques publiques ont reconfiguré différents secteurs sociaux dans un sens favorable à l’emprise du parti.

Youth delinquency has been a hot topic in Russian society for many years. Numerous associations, NGOs and international organizations have raised public awareness of the problem and have encouraged the government to place judicial reform on its agenda. However, debate over how to apply it, the various possible models and how to structure the relationship between social and judicial institutions has been limited. Discussion has instead focused on the relative priorities to be given to the interests of children versus those of the family, so-called “traditional” versus “liberal” values, and the extent to which the State should interfere in the private lives of Russian citizens. Discussion of the actual situation of children at risk and the concrete problems posed by reform have been overshadowed by rumors, encouraged by a discourse of fear in an increasingly violent society that tend to distort the real problems. Additionally, implementation of international norms and judicial reform has been largely blocked by the patriotic agenda of the State.

La question du traitement des mineurs délinquants enflamme la société russe depuis de nombreuses années. Plusieurs associations, ONG et organisations internationales ont alerté l’opinion publique sur la situation de l’enfance dans le pays et incité l’Etat à inscrire la réforme de la justice des mineurs à son calendrier politique. Mais les débats autour de sa mise en place, de ses différents modèles possibles et des formes à donner aux relations entre institutions sociales et judiciaires sont restés limités. Ils ont été dépassés par d’autres enjeux plus larges, tels la priorité qu’il faudrait ou non accorder aux enfants par rapport à leur famille, la place des valeurs dites « traditionnelles » par rapport aux valeurs libérales, et le degré d’intrusion possible de l’Etat dans la vie privée des citoyens russes. La discussion sur la situation réelle des enfants à risque et les problèmes concrets posés par la réforme a été remplacée par une rumeur, nourrie par un discours de crainte dans une société de plus en plus violente, qui déforme les problèmes véritables. L’implémentation des normes internationales et la mise en place d’une réforme de la justice des mineurs semblent en outre largement entravées par l’agenda patriotique de l’Etat.

Françoise Daucé

Many online newspapers were created in Russia during the early 2000s, which gave rise to hopes concerning further developments of media pluralism. Their day-to-day operations differ little from those of their Western counterparts. They are subject to the same technical possibilities and to the same financial limitations. Under the increasingly authoritarian Russian regime, however, these common constraints can become political. Economic constraints on editorial boards, limitations on their sources of advertising revenue, administrative requirements, and surveillance of Internet providers are all tools used for political purposes. This article uses the examples of the major news sites that are lenta.ru and gazeta.ru, and the more specialized sites, snob.ru and grani.ru, to show how this political control is based on the diversity of ordinary constraints, which procedures and justifications are both unpredictable and dependent on the economic situation. The result is that political control is both omnipresent and elusive, constantly changing.

Françoise Daucé

Depuis le début des années 2000, de nombreux journaux d’information en ligne ont vu le jour en Russie, laissant espérer un développement du pluralisme politique. Dans l’ordinaire du travail journalistique, leur fonctionnement diffère peu de celui de leurs homologues occidentaux. Ils bénéficient des mêmes libertés et sont soumis aux mêmes contraintes financières. En Russie cependant, dans un contexte de renforcement de l’autoritarisme, ces contraintes ordinaires peuvent se transformer en contraintes politiques. Les pressions économiques sur les rédactions, l’assèchement de leurs ressources publicitaires, l’invocation de diverses règles administratives, la surveillance des fournisseurs d’accès… sont autant d’outils de contrôle politique. A partir de l’exemple des sites lenta.ru et gazeta.ru, qui dominent le secteur de l’information en ligne, et des sites snob.ru et grani.ru, qui s’adressent à des publics plus spécifiques, cet article montre comment ce contrôle s’articule diversement aux contraintes ordinaires, selon des procédures et des justifications aléatoires et au gré de configurations conjoncturelles qui le rendent à la fois omniprésent et insaisissable, en recomposition permanente.

Jean-Pierre Pagé (dir.)

Dans le Tableau de bord d’Europe centrale et orientale et d’Eurasie de 2009, nous écrivions que les pays de l’Europe centrale et orientale étaient « touchés mais pas coulés » par la crise mondiale. Quatre ans après, ce diagnostic est toujours valable. Si l’Union européenne reste pour eux un idéal et si l’adhésion à cette union demeure un projet clairement balisé pour les Etats qui n’en sont pas encore membres, celle-ci, engluée dans ses contradictions, paraît trop souvent absente, silencieuse. Aux populations qui lui demandent un meilleur niveau de vie et plus de justice sociale, elle répond par des exigences de réformes et d’austérité et alimente ainsi dangereusement leurs désenchantements. Savoir leur répondre, c’est le défi majeur de l’Union européenne aujourd’hui. Les pays de l’Eurasie, s’ils sont moins directement touchés par la crise de la zone euro et conservent, en conséquence, une croissance nettement plus élevée, ont d’autres préoccupations. Fortement sollicités par la Russie qui entend consolider sa zone d’influence avec la concrétisation de l’Union économique eurasiatique, ils sont aussi l’objet de l’attraction qu’exerce sur eux l’Union européenne – comme en témoignent éloquemment les évènements survenus en Ukraine – et, de plus en plus, la Chine. Cet espace est donc actuellement dans une recomposition qui conditionne les possibilités de son développement.

Jean-Pierre Pagé (dir.)

Dans le Tableau de bord d’Europe centrale et orientale et d’Eurasie de 2009, nous écrivions que les pays de l’Europe centrale et orientale étaient « touchés mais pas coulés » par la crise mondiale. Quatre ans après, ce diagnostic est toujours valable. Si l’Union européenne reste pour eux un idéal et si l’adhésion à cette union demeure un projet clairement balisé pour les Etats qui n’en sont pas encore membres, celle-ci, engluée dans ses contradictions, paraît trop souvent absente, silencieuse. Aux populations qui lui demandent un meilleur niveau de vie et plus de justice sociale, elle répond par des exigences de réformes et d’austérité et alimente ainsi dangereusement leurs désenchantements. Savoir leur répondre, c’est le défi majeur de l’Union européenne aujourd’hui. Les pays de l’Eurasie, s’ils sont moins directement touchés par la crise de la zone euro et conservent, en conséquence, une croissance nettement plus élevée, ont d’autres préoccupations. Fortement sollicités par la Russie qui entend consolider sa zone d’influence avec la concrétisation de l’Union économique eurasiatique, ils sont aussi l’objet de l’attraction qu’exerce sur eux l’Union européenne – comme en témoignent éloquemment les évènements survenus en Ukraine – et, de plus en plus, la Chine. Cet espace est donc actuellement dans une recomposition qui conditionne les possibilités de son développement.

Renaud Egreteau

In March 2011, the transfer of power from the junta of general Than Shwe to the quasi-civil regime of Thein Sein was a time of astonishing political liberalization in Burma. This was evidenced specifically in the re-emergence of parliamentary politics, the return to prominence of Aung San Suu Kyi elected deputy in 2012 and by the shaping of new political opportunities for the population and civil society. Yet, the trajectory of the transition has been chiefly framed by the Burmese military’s internal dynamics. The army has indeed directed the process from the start and is now seeking to redefine its policy influence. While bestowing upon civilians a larger role in public and state affairs, the army has secured a wide range of constitutional prerogatives. The ethnic issue, however, remains unresolved despite the signature of several ceasefires and the creation of local parliaments. Besides, the flurry of foreign investments and international aid brought in by the political opening and the end of international sanctions appears increasingly problematic given the traditional role played in Burma by political patronage, the personification of power and the oligarchization of the economy.

Renaud Egreteau

La passation de pouvoir qui a eu lieu en Birmanie (Myanmar) entre la junte du général Than Shwe et le régime quasi civil de Thein Sein en mars 2011 a été l’occasion d’une étonnante libéralisation de la scène politique qui s’est manifestée en particulier par un renouveau parlementaire, par le retour au premier plan d’Aung San Suu Kyi élue députée en 2012 et par la consolidation de nouveaux espaces politiques pour la population et la société civile. Cette trajectoire transitionnelle répond tout d’abord à une logique interne à l’institution militaire qui encadre le processus depuis son origine et cherche désormais à redéfinir son intervention sur le fait politique. Tout en laissant une plus grande place aux civils dans la conduite des affaires de l’Etat, l’armée conserve de nombreuses prérogatives constitutionnelles. La question ethnique demeure toutefois irrésolue, malgré la signature de plusieurs cessez-le-feu et la mise en place de parlements locaux. Quant à l’afflux désordonné des investisseurs étrangers et de l’aide internationale suscité par l’ouverture et la fin des sanctions internationales, il est d’autant plus problématique qu’il se produit dans un pays miné par le clientélisme, la personnification du pouvoir et une oligarchisation croissante de son économie.

Raphaelle Mathey

Anthropological studies demonstrate that personal values, social relationships and indicators of cultural identity are expressed in a symbolic manner in funeral rites. In Azerbaijan such rites can include as many as ten commemorative events (yas) in the year following the death. These are critically important events in which allegiances are made and broken. During the period of political chaos and economic recession which followed independence, from 1991 to 1996, the yas served as an incubator for a local identity movement. Political stability, beginning in 1996, and the advent of the petroleum era, in the 2000s, transformed the country’s face, reordered the relationships between individuals, and today raise the issue of creating a State and developing a national political project. The study of funeral rites enables one to measure the magnitude of these changes. The evolution of yas reveals new needs of a society in turmoil and reflects the fundamental examination Azerbaijanis are undertaking of themselves, their religion, their European and Oriental identity and their relationship to modernity.

Elsa Tulmets

After joining the European Union in 2004 or 2007, all Central and Eastern European countries have expressed their will to transfer their experience of democratization, transition to market economy and introduction of the rule of law to other regions in transition. They have influenced in particular the launching of an EU policy towards the East, which was so far rather absent, and of the European Neighbourhood Policy in 2003. The rhetoric developed is particularly strong and visible, but what about the implementation of the aid policies to transition? Which reality does the political discourse entail, both in its bilateral and multilateral dimensions? Central and Eastern European countries do not represent a homogeneous bloc of countries and have constructed their foreign policy discourse on older ideological traditions and different geographical priorities. Despite the commitment of a group of actors from civil society and reforms in the field of development policy, the scarce means at disposal would need to be better mobilized in order to meet expectations. In the context of the economic crisis, the search for a concensus on interests to protect and means to mobilize, like through the Visegrad Group and other formats like the Weimar Triangle, appears to be a meaningful option to follow in order to reinforce the coherence of foreign policy actions implemented.

With a population exceeding twenty million, Karachi is already one of the largest cities in the world. It could even become the world’s largest city by 2030. Karachi is also the most violent of these megacities. Since the mid-1980s, it has endured endemic political conflict and criminal violence, which revolve around control of the city and its resources. These struggles for the city have become ethnicised. Karachi, often referred to as a “Pakistan in miniature”, has become increasingly fragmented, socially as well as territorially. Notwithstanding this chronic state of urban political warfare, Karachi is the cornerstone of the economy of Pakistan. Despite what journalistic accounts describing the city as chaotic and anarchic tend to suggest, there is indeed order of a kind in the city’s permanent civil war. Far from being entropic, Karachi’s polity is predicated upon relatively stable patterns of domination, rituals of interaction and forms of arbitration, which have made violence “manageable” for its populations – even if this does not exclude a chronic state of fear, which results from the continuous transformation of violence in the course of its updating. Whether such “ordered disorder” is viable in the long term remains to be seen, but for now Karachi works despite—and sometimes through—violence.

Avec une population dépassant les 20 millions d’habitants et une croissance démographique se maintenant à un niveau spectaculaire, Karachi pourrait devenir la première agglomération urbaine du monde d’ici 2030. C’est aussi la plus violente de ces grandes métropoles. Depuis les années 1980, Karachi est confrontée à des rivalités partisanes et à des violences criminelles endémiques portant sur le contrôle de la ville et de ses ressources. Ces luttes se sont progressivement ethnicisées, si bien que ce « Pakistan en miniature » apparaît de plus en plus fragmenté, aussi bien socialement que spatialement. Mais, malgré ses désordres, Karachi demeure la pierre angulaire de l’économie pakistanaise. Et, contrairement aux lectures journalistiques de ces désordres en termes de « chaos » ou d’« anarchie », une forme d’ordre y régule les interactions politiques, les relations sociales et les pratiques d’accumulation économique. Loin d’être entropique, cette configuration violente se reproduit à travers des formes de domination, des rituels d’interaction et des mécanismes d’arbitrage qui rendent cette violence « gérable » au quotidien – sans évacuer pour autant le sentiment d’insécurité résultant de ses transformations continues. Si la viabilité de ce « désordre ordonné », à moyen terme, n’est pas assurée, pour l’heure, Karachi continue de fonctionner en dépit – et parfois en vertu – de ses violences.

In post-Qadhafi Libya, the authorities are in search of a new art of governing. Despite the legitimacy accorded them by elections, they remain very weak. Without any means of coercion, they are constantly obliged to negotiate for their survival, threatened by those who were not chosen by voters but who instead draw their legitimacy from their participation in the revolution – the militias. The challenge facing the Libyan authorities is not so much to combat these forces but to harness them. Libya has not undertaken a process of “de-Qadhafication.” But for the militias, in particular the Islamists, the presence of former officials and leaders in the state apparatus is intolerable. Thus, on May 5, 2013 they pressured the parliament into passing a law excluding from politics persons who occupied positions of responsibility under the old regime. If the revolutionary brigades continue to impose their will on the government, the fall of Qadhafi’s regime will have not brought about political change in Libya but rather the continuation of former political practices under a new guise.

Dans la Libye post-Kadhafi, les autorités libyennes sont à la recherche d’un nouvel art de gouverner. Très faibles en dépit de la légitimité que leur confère le suffrage électoral, ne disposant d’aucun moyen de coercition, elles doivent négocier en permanence leur survie, menacées par ceux qui n’ont pas été choisis par les électeurs mais par la force de leur engagement dans la révolution, les milices. Le défi qui se pose au nouveau pouvoir est de parvenir à domestiquer les milices révolutionnaires, non de les combattre. La Libye ne s’est pas « dékadhafisée ». Or, pour les milices, en particulier islamistes, le maintien des anciens responsables et dirigeants dans l’appareil d’Etat est insupportable. Aussi, le 5 mai 2013, elles ont obligé le Parlement a voté la loi sur l’exclusion de la vie politique de toute personne ayant occupé des postes à responsabilité sous l’ancien régime. Si les milices révolutionnaires continuent à imposer leur loi au gouvernement, la chute du régime de Kadhafi n’aura pas constitué une rupture dans la trajectoire des pratiques politiques en Libye, mais davantage leur continuité sous d’autres habits.

Raphaelle Mathey

Les études anthropologiques révèlent que les valeurs personnelles, les relations sociales et les marques de la cohésion culturelle s’expriment de façon symbolique dans le rituel funéraire. En Azerbaïdjan, celui-ci peut compter jusqu’à dix réunions de commémoration (yas) dans l’année qui suit le décès. Ce sont des rendez-vous incontournables où les solidarités et les allégeances se font et se défont. Durant la période de chaos politique et de récession économique qui a suivi l’indépendance, de 1991 à 1996, le yas a servi d’incubateur à un mouvement identitaire local. La stabilisation politique, à partir de 1996, et l’avènement de l’ère pétrolière, dans les années 2000, ont transformé la physionomie du pays, refaçonné les rapports entre les individus, et posent aujourd’hui la question de la construction de l’État et de l’élaboration d’un projet politique national. L’étude du rituel de deuil permet de mesurer l’ampleur de ces bouleversements. L’évolution du yas révèle les besoins nouveaux d’une société en pleine mutation, il est également le signe d’une réflexion fondamentale que les Azerbaïdjanais mènent sur eux-mêmes, sur leur religion, leur identité européenne et orientale, et sur leur rapport à la modernité.

Elsa Tulmets

Après leur adhésion à l’Union européenne en 2004 ou 2007, l’ensemble des pays d’Europe centrale et orientale ont déclaré vouloir transférer leur expérience de la transition démocratique, du passage à l’économie de marché et de l’introduction de l’état de droit vers d’autres régions en transition. Ils ont particulièrement influencé la mise en place d’une politique européenne vers l’Est, jusqu’ici relativement absente, et le lancement de la Politique européenne de voisinage en 2003. La rhétorique mise en place est particulièrement forte et visible, mais qu’en est-il exactement de la mise en œuvre des politiques d’aide à la transition ? Quelle réalité le discours politique recouvre-t-il, aussi bien dans sa dimension bilatérale que multilatérale ? Loin de représenter un bloc homogène d’Etats, les pays d’Europe centrale et orientale ont construit leurs discours de politique étrangère en s’appuyant sur des filiations idéologiques plus anciennes et des priorités géographiques différentes. Malgré l’engagement d’un ensemble d’acteurs issus de la société civile et la réalisation de réformes dans la politique de développement, les moyens, modestes, demandent à être mieux mobilisés pour être à la hauteur de la tâche. Dans le contexte de la crise économique, la recherche de consensus sur les intérêts à défendre et les moyens à mobiliser, comme dans le cadre du Groupe de Visegrad et d’autres formats comme le Triangle de Weimar, apparaissent être des options importantes à suivre pour renforcer la cohérence des actions de politique étrangère entreprises.

Jean-Pierre Pagé (dir.)

L’Europe centrale et orientale ne se porte globalement pas aussi mal qu’on l’écrit parfois et, d’une certaine manière, nettement mieux que l’Europe occidentale et que la zone euro en particulier. Avant la crise déjà, elle se singularisait par une croissance élevée, qui atteignait 4 % par an en 2008 pour les dix nouveaux membres de l’Union européenne (UE), contre 0,5 % pour les quinze pays de la zone euro. Son taux de chômage était inférieur d’environ 6,5 % à celui constaté dans ladite zone. En outre, dûment chapitrée par les institutions financières internationales, elle pouvait faire état d’une discipline exemplaire en matière de finances publiques, avec une dette qui ne dépassait pas 30 % du PIB pour la grande majorité des seize pays étudiés ici (voir les tableaux synthétiques à la fin de ce chapitre) et était très inférieure à ce niveau pour plusieurs d’entre eux. Quant au déficit des finances publiques, calculé à partir de la moyenne des seize pays, il était inférieur à 3 % du PIB. A tout cela s’ajoute la bonne tenue d’ensemble d’un jeune système bancaire qui, pourtant dépendant de maisons mères occidentales ayant subi le choc de la crise, ne s’est pas effondré malgré les sinistres avertissements des Cassandres : les pays baltes ont bénéficié de liens très forts avec les riches systèmes bancaires de l’Europe du Nord, les pays de l’Europe centrale (à l’exception de la Slovénie) ont su constituer au cours de la transition des banques saines, et les établissements de l’Europe du Sud-Est ont été, au moins momentanément, sauvés par l’action conjuguée des institutions financières internationales dans le cadre des deux « Initiatives de Vienne ».

Bayram Balci

For ideological and practical reasons the AKP government, in power since November 2002, has engaged in a policy of progressive integration of Turkey into the Muslim, and more particularly, the Arab world. This policy has been facilitated by the country’s booming economy and assertive foreign policy. Turkey, whose government embraced a political ideology similar to those, brought to power by the Arab Spring, benefitted greatly from the ideological effects of the Arab Spring. These benefits were enhanced by the fact that the political ideology of those brought to power by the « Arab Spring » was similar to that of the AKP. Turkey appeared to be becoming a model for the Arab world. However, the crisis in Syria, a country central to Turkey’s Arab policy, and the inability of the Turkish government to remain neutral has put an end to Turkey’s Arab dream. Turkish engagement in the Syrian crisis has caused deterioration in Turkey’s relations with a number of its neighbors and forced it to renew ties with its traditional western allies from whom it had hoped to distance itself in order to be an independent regional and international player.

Bayram Balci

Pour des raisons aussi bien idéologiques que pragmatiques, le gouvernement AKP arrivé au pouvoir en novembre 2002 a progressivement engagé la Turquie dans une ambitieuse politique de rapprochement avec le monde musulman, plus particulièrement arabe. Servi par une économie en plein essor et une politique étrangère volontariste, ce rapprochement était d’autant plus bénéfique pour la Turquie que les « printemps arabes » ont favorisé l’arrivée au pouvoir de formations politiques idéologiquement proches de l’AKP. Il est alors apparu que la Turquie était en train de devenir un modèle pour le nouveau monde arabe. Or l’éclatement de la crise en Syrie, alors même que ce pays avait une place centrale dans la politique arabe d’Ankara, et l’incapacité du gouvernement turc à demeurer neutre dans ce dossier semblent bien être en train de mettre fin au rêve arabe de la Turquie. Son enlisement dans le conflit syrien aggrave ses relations avec nombre de ses voisins et l’oblige à se rapprocher de ses alliés traditionnels occidentaux, dont elle voulait s’éloigner pour être plus autonome sur la scène régionale et internationale.

Aux termes de la relation clientéliste nouée par les Etats-Unis et le Pakistan dans les années 1950, les premiers utilisaient le second dans leurs efforts pour contenir le communisme en Asie et le second utilisait le premier pour se renforcer face à l’Inde. Cette relation a connu son point d’orgue lors de la guerre contre les Soviétiques en Afghanistan. Washington a cherché à rejouer cette partition après le 11 septembre 2001 – à une réserve près une fois G. W. Bush remplacé par Obama, celui-ci ayant exprimé le souhait d’émanciper le partenariat américano-pakistanais de l’agenda sécuritaire auquel le Pentagone et l’armée pakistanaise donnaient la priorité. Obama s’est heurté au manque de pouvoir de ses interlocuteurs pakistanais, pourtant démocratiquement élus, et à la persistance de la priorité sécuritaire à Washington – dont témoigne la répartition de l’aide américaine. Même les questions de sécurité n’ont pas permis une vraie collaboration entre les deux pays. Tout d’abord, le rapprochement entre Washington et New Delhi a indisposé le Pakistan. Ensuite, Islamabad a protégé les talibans en lutte contre l’Otan. Enfin, Obama a pris des libertés avec la souveraineté pakistanaise (des frappes de drones au raid contre Ben Laden). Cette divergence d’intérêt n’annonce toutefois pas nécessairement de rupture.

During the Cold War the US-Pakistan relationship was one in which the US considered Pakistan as a necessary part of its effort to contain communism in Asia while Pakistan considered its relationship with the US as strengthening its position vis a vis India. The high point in this relationship was during the Soviet-Afghan war. The US tried to renew this relationship after 9/11, although when Obama replaced GW Bush he stated his intention to move US-Pakistani relations off the security agenda which the Pentagone and the Pakistani army considered a priority. However, Obama rain into resistance from the Pakistani army and from the national security establishment in Washington- as can be seen from the security-oriented distribution of US aid. But not even in the area of security have the two nations been able truly to collaborate. To begin with, the strengthening of US-India relations angered Pakistan. Then Islamabad protected the Taliban in its fight with NATO. Finally, Obama violated Pakistani sovereignty (the Drone strikes in the tribal belt and the Ben Laden raid). These conflicting interest, however, do not necessary means the end of the relationship.

Evelyne Ritaine

La construction politique de la frontière extérieure de l’UE en Méditerranée, envisagée du point de vue des Etats de l’Europe du Sud (Espagne, Italie, Grèce, Malte), montre l’importance de la charge politico-symbolique du contrôle de la frontière pour ces Etats. Elle détermine en grande partie les modalités des contrôles mis en place, et les intrications entre décisions nationales et décisions européennes. La mise à l’agenda de cette question fait apparaître une version méditerranéenne des frontières extérieures de l’UE, largement déterminée par les conditions d’intégration des différents pays méditerranéens dans l’espace Schengen. Ce nouveau régime frontalier révèle des jeux politiques complexes, tant cette frontière méditerranéenne est saturée par des échanges politiques qui en construisent une vision sécuritaire. Considéré comme un produit de ces différents processus et tensions, l’actuel dispositif de contrôle apparaît bien moins planifié et légal-rationnel qu’erratique et travaillé par des tensions permanentes, entre tactiques internes, stratégies étatiques et tentatives de communautarisation.

Evelyne Ritaine

The political determination of the Mediterranean border of the European Union seen from the perspective of the Southern European countries (Spain, Italy, Greece, Malta) illustrates the symbolic and political importance for these nations of maintaining control of the border. It has a significant impact on the types of controls that are enacted and the interplay between national and European decisions. Placing this question on the agenda brings to light a Mediterranean perspective regarding the exterior borders of the European Union that is largely determined by the conditions of integration of the different countries into the Schengen area. This new border regime is the result of complex political games and is seen as a security issue. The actual set of controls seems to be less planned and legal-rational than simply erratic and the result of tensions between internal tactics, nation state strategies and attempts at bringing within the ring of EU.

Dans les années 2000, les monarchies du Golfe ont entrepris de réformer leur modèle social, basé sur la redistribution très généreuse des dividendes des hydrocarbures. L'un des principaux dispositifs de cette politique de redistribution était l'emploi public garanti. Depuis les années 1990, l'apparition du chômage de masse indique que les politiques traditionnelles de l'emploi sont devenues dysfonctionnelles, générant des tensions sociales qui se sont notamment exprimées à la faveur du « printemps arabe ». L'enjeu des réformes en cours est d'aménager une transition des nationaux vers le salariat dans le secteur privé, largement dominé par les travailleurs expatriés. Cette perspective fait l'objet de fortes résistances de la part des hommes d'affaires et entrepreneurs locaux. Habitués à une main-d'oeuvre expatriée bon marché, ils refusent notamment l'augmentation du coût du travail qu'impliquent les réformes. Les dynasties royales sont dès lors confrontées à la nécessité de faire des arbitrages entre les intérêts du secteur privé, souvent étroitement imbriqués aux leurs, et le mécontentement de la jeunesse, principale catégorie touchée par le chômage et actrice des protestations qui, en 2011, ont touché le Bahreïn, l'Arabie saoudite et Oman.

During the first decade of the 21st century the Gulf States undertook reforms of their social policies based on the generous redistribution of hydrocarbon profits. One of the elements of the redistribution was to guarantee of employment. Beginning in the 1990s rising unemployment indicated that the traditional employment policies were ineffective, generating social tensions as evidenced in the "Arab spring". The goal of the reforms is to move nationals into salaried jobs in the private sector, currently held largely by foreign workers. The change is strongly opposed by business executives and local entrepreneurs. Having become accustomed to inexpensive foreign workers they object to the increased costs entailed by the reforms. The royal families are thus obliged to negotiate between the interests of the private sector, often aligned with their own, and the dissatisfaction of the young, the group most impacted by unemployment and the key players in the protests that erupted in 2011 in Bahrain, Saudi-Arabia and Oman.

Les experts en matière de sécurité sont régulièrement sollicités pour donner leur avis sur le futur de la politique internationale. A Washington, le petit monde des think tanks est un véritable « marché du futur ». Son homogénéité culturelle et sociale est très forte, la diversité des idées qui s'y expriment très réduite. Dans ce marché des idées, le spectre de futurs possibles est dès lors très étroit.
On note trois caractéristiques principales de cette énonciation du futur. Premièrement, pour des raisons épistémiques et politiques, le futur est linéaire, et ainsi conforte la stabilité et la continuité des décisions politiques. Deuxièmement, ces savoirs de l'expertise sont fortement enracinés dans un « groupthink », une pensée collective entravée par des biais qui s'auto-entretiennent et qui conduisent à lisser fortement prédictions et scénarios. Troisièmement, c'est là un paradoxe, les anticipations de la sécurité internationale contribuent à créer un effet de surprise. Par des effets de tunnel, l'attention des praticiens de la sécurité tout comme celle du public se concentre sur des points focaux, les empêchant de voir les inévitables ruptures avec les trajectoires linéaires émerger et se réaliser.

What kind of future worlds do experts of international security envision? This paper studies the role of experts in DC's think tanks, a relatively small world socially and culturally highly homogeneous. It underlines the characteristics of this epistemic community that influence the way its analysts make claims about the future for security. The DC's marketplace of the future lacks diversity. The paradigms analysts use when they study international politics are very similar. Moreover, the range of issues they focus on is also relatively narrow.
The paper highlights three main features of the relation between those who make claims about the future of security and those to whom these claims are addressed (mainly policymakers). First, it shows that, for epistemic but also for political reasons, the future imagined in think tanks is relatively stable and linear. This future also contributes to the continuity of political decisions. Second, the paper shows that think tanks are also "victims of groupthink", especially when they make claims about the future. Third, it underlines a paradox: scenarios and predictions create surprises. Claims about the future have a strong tunneling effect. They reinforce preexisting beliefs, create focal points, and operate as blinders when, inevitably, the future breaks away from its linear path.

Isabelle Rousseau

Créées à différents moments au cours du XXe siècle, les compagnies nationales pétrolières latino-américaines ont chacune suivi leur propre évolution. Les deux principales sociétés – Petróleos de México (Pemex) et Petróleos de Venezuela (PDVSA) – illustrent de façon exemplaire la richesse de ces trajectoires organisationnelles et industrielles. De multiples facteurs – dont l'importance des gisements en terre – sont à l'origine de cette hétérogénéité. Néanmoins, le rôle de l'Etat au moment de la nationalisation demeure crucial. Ce fut à ce moment-là que se définirent les relations entre le propriétaire des ressources en terre, l'opérateur public, le régulateur et le ministère des Finances, sans oublier les différents opérateurs internationaux. Ce processus a laissé de profondes empreintes dans le tissu institutionnel (path dependency) et dessiné les possibilités et/ou les limites de la future dynamique entrepreneuriale. Sans jamais devenir un véritable carcan, ce chemin institutionnel continue aujourd'hui encore d'imprégner largement la culture de ces entreprises. Les réformes récentes qui ont tenté de remodeler Pemex et PDVSA en sont la preuve.

Isabelle Rousseau

Latin America's national oil companies, created at various times during the twentieth century, have each evolved in a different way. The two main companies – Petroleos de Mexico (Pemex) and Petroleos de Venezuela (PDVSA) – provide excellent illustrations of the rich diversity of organizational and industrial development. Many factors – such as the importance of earth quakes – explain the diversity.
Nevertheless, the role of governments during the period of nationalizations is key. It was then that the relationships between the owners of natural resources, public operators, regulators, the finance ministries, and international operators were defined. This process shaped the companies' institutional structures (path dependency) and set the parameters for future entrepreneurial dynamism. The path by which each of these enterprises developed continues to affect their culture as evidenced by the recent reforms which attempted to restructure Pemex and PDVSA.

Jean-Pierre Pagé

Pour sa quinzième édition (le premier volume est paru en 1997 !), le Tableau de Bord fait peau neuve et ouvre ses pages à des pays qu'il ignorait jusqu'à présent : signe des temps, alors que les pays d'Europe centrale et orientale sont tous intégrés dans l'Europe ou se préparent à l'être, c'est aux contrées plus orientales qu'il nous revient d'ouvrir nos pages. Cette innovation modifie la typologie et le format des chapitres dont nos lecteurs sont familiers. Le nouveau Tableau de bord consacre en effet un premier volume à l'Europe centrale, balkanique et balte et continue de suivre l'évolution des pays qui faisaient l'essentiel des précédentes éditions, regroupés dans des ensembles à dimension régionale : les pays de l'Europe centrale (incluant la Slovénie) sont traités ensemble, de même que les Etats baltes et les pays des Balkans ayant rejoint l'Union européenne (Bulgarie et Roumanie). Un quatrième chapitre est consacré aux « Balkans occidentaux », et traite non seulement de la Croatie et de la Serbie, mais aussi – et c'est une autre innovation importante – de tous les pays de cette région jusqu'alors non présentés dans ces pages, à savoir l'Albanie, la Bosnie-Herzégovine, la Macédoine et le Monténégro. Le Kosovo, pour lequel on ne dispose pas de statistiques appropriées pour ce travail, n'y figure pas. Le deuxième volume est consacré aux pays de l'ex-Union soviétique, regroupés sous le vocable d'Eurasie. On y trouve ainsi la Russie et l'Ukraine, comme dans les précédentes éditions, et les autres Etats regroupés en quatre chapitres : le Bélarus et la Moldavie, les trois pays du Caucase du Sud, le Kazakhstan, isolé en raison de la dimension de son économie, et les quatre autres pays de l'Asie centrale. Cette nouvelle structure entraîne également, on le comprendra, des modifications dans la présentation des tableaux d'indicateurs.

Boris Samuel

En 2004, le gouvernement mauritanien avouait que les statistiques macroéconomiques et financières nationales étaient falsifiées depuis plus de dix ans. Cet épisode levait un coin du voile sur les pratiques frauduleuses de l'ère Taya, renversé en 2005. Mais il montrait aussi que les procédures formelles de la gestion économique de ce « bon élève » s'étaient jusque-là enchevêtrées aux pratiques de captation, dans une véritable « anarchie bureaucratique ». A partir de 2005, alors que la transition démocratique devait remettre de l'ordre dans la gestion publique, les réformes, souvent motivées par l'amélioration de l'image du régime, restèrent ambivalentes. Puis, après les élections de 2007, sur fond de scandales financiers, le gouvernement a développé une orientation technocratique qui l'a éloigné des Mauritaniens et nourri le sentiment de vacuité du pouvoir. Un nouveau coup d'Etat eut lieu à l'été 2008. Le « mouvement rectificatif » du général Abdel Aziz, s'abritant derrière un discours populiste et moralisateur de lutte contre la gabegie, favorise désormais une gestion discrétionnaire des ressources et un contrôle étroit, voire autoritaire, des finances publiques, renforcé par la rente de légitimation que lui fournit la lutte contre le terrorisme au Sahel.

Boris Samuel

In 2004 the government of Mauritania admitted that for the past ten years its national macroeconomic and financial data had been falsified. This admission revealed a small part of the fraudulent practices that took place during the Taya era which ended in 2005. But it also showed that the economic management of this "good student" had become ensnared in true "bureaucratic anarchy". Beginning in 2005, when the democratic transition should have enabled the public administration's house to be put in order, reforms were often motivated by a desire to improve the image of the regime and were thus less than effective. Then, following the elections of 2007, and in the midst of financial scandals, the government developed a technocratic approach which alienated the Mauritanian public who perceived a power vacuum. A new coup d'etat occurred during the summer of 2008. The "Rectification Movement" of general Abdel Aziz acquired legitimacy as a result of its fight against terrorism in Sahel. Employing populist rhetoric and adopting the moral high ground in the fight against rampant corruption, the Movement favored lax management of resources and tight, even authoritarian, control of public finances.

Rémi Bourguignon, Solène Hazouard, Martine Le Boulaire

Ce rapport constitue le troisième volet1 d’une série d’études consacrées à l’implantation des entreprises occidentales en Chine, un pays qui représente un environnement des affaires atypique, entre exploit et danger. Son rythme de croissance effréné et ses équilibres sociaux, son contexte politique et social apparaissent comme autant de défis. Pour les entreprises occidentales, notamment, il n’est pas possible de s’en remettre à un transfert pur et simple des pratiques managériales. Le présent rapport s’efforce d’enrichir et de compléter les observations antérieures par la prise en compte d’une dimension comparative. Cinq nouvelles entreprises seront spécifiquement étudiées, deux d’origine française et trois d’origine allemande, portant ainsi notre panel global à près de trente cas d’entreprises.

Le mouvement maoïste s'est développé en Inde à partir de la fin des années 1960 à la faveur du recentrage du Communist Party of India (Marxist) qui lui a ouvert un espace politique en abandonnant le combat révolutionnaire. Les maoïstes, également appelés naxalistes, ont été victimes au début des années 1970 d'un factionnalisme intense et d'une répression sévère qui a conduit les militants à se replier sur la zone tribale de l'Andhra Pradesh et du Bihar, les deux poches de résistance du mouvement dans les années 1980. Cette stratégie explique non seulement la transformation de la sociologie du maoïsme indien (qui, d'abord porté par des élites intellectuelles est devenu plus plébéien) mais aussi son retour en force à partir des années 1990. Cette décennie marquée par la libéralisation économique voit en effet la mise en valeur agressive des ressources minières de la zone tribale en question au mépris des droits de ses habitants. L'essor du maoïsme dans les années 2000 s'explique toutefois aussi par un retour à l'unité, sous l'égide du Communist Party of India (Maoist) créé en 2004. Face à ce phénomène qui touche maintenant la moitié des Etats indiens, le gouvernement de New Delhi tend à opter de nouveau pour la répression alors que les maoïstes se veulent les défenseurs d'un Etat de droit plus juste.

The Maoist movement in India began to develop in the late 1960s, taking advantage of the political space provided when the Communist Party of India (Marxist) abandoned its revolutionary fight. In the early 1970s the Maoist, also called Naxalistes, were the victims of intense factionalism and severe repression which led the militants to retreat to the tribal zones of Andhra Pradesh and Bihar, their two pockets of resistance during the 1980s. This strategy explains not only the transformation of the Indian Maoist sociology (which was led originally by intellectuals but became increasingly plebian) but also its return to power in the late 1990s. That decade, notable for economic liberalization, witnessed the exploitation of mineral resources in the tribal regions to the detriment of the interests of the inhabitants. The growth in Maoism during the 2000s can be explained also by a reunification under the banner of the Communist Party of India (Maoist) which was created in 2004.
The reaction of the government in New Delhi to this phenomenon which affects half the Indian states has been to impose repressive measures. In contrast the Maoists see themselves as the defenders of a State of rights and justice.

Shira Havkin

Depuis 2006, les checkpoints situés le long des limites de la Cisjordanie et de la bande de Gaza ont été réaménagés et équipés d'une nouvelle plateforme technologique. Leur gestion a également été déléguée à des entreprises de sécurité privées. Les initiateurs de ces réformes ont évoqué une « citoyennisation » des « passages » et justifié leur démarche au nom d'une rationalité économique, organisationnelle et humanitaire. L'étude détaillée des modalités concrètes d'externalisation et de marchandisation de la gestion des checkpoints israéliens permet d'établir des liens entre évolutions internes de la société israélienne, au niveau des rapports entre Etat, marché et société, et transformations actuelles du dispositif de l'occupation. Il semble que l'on soit en présence non pas d'un retrait de l'Etat face aux forces du marché, dans ce qui est imaginé comme un jeu à somme nulle, mais d'un redéploiement dans un contexte néolibéral, qui renvoie à des formules locales et particulières de chevauchement entre public et privé, national et international, sphère étatique et sphère d'une société dite civile.

Shira Havkin

Since 2006 the checkpoints along the borders of the West Bank and the Gaza strip have been reorganized and equipped with a new technological platform. They are now managed by private security firms. The instigators of these reforms speak of the "civilianization" of the checkpoints and justify their program on economic, organizational and humanitarian grounds. This detailed study of the concrete means by which the management of the Israeli checkpoints has been outsourced and commodified enables one to establish links between the evolution of Israeli society in terms of the relationship between the State, the market and society and the actual changes in the operation of the occupation. It would appear that this is not a case of the State receding in the face of market forces in a zero sum game. Rather it is the redeployment in a neoliberal context of the State in which it has adopted the uniquely Israeli layering of the public and the private, the national and the international, the State and civil society.

Keiko Sakurai

En tant qu’institutions sociales, les madrasas doivent être analysées dans leur rapport au changement social, économique et politique, et dans leur relation de complémentarité avec l’enseignement public dont elles reproduisent l’organisation bureaucratique. Dans le cas de l’Afghanistan, elles sont en particulier indissociables de la guerre et de ses conséquences, telles que l’émigration et la recomposition des appartenances ethnoconfessionnelles. Financées et gérées par la diaspora, elles permettent à la minorité chiite, notamment hazara, de renégocier sa place dans l’Etat central et de contrebalancer la domination pachtoune. Elles participent également à la scolarisation des jeunes filles ou d’élèves issus de milieux défavorisés. La dépendance de l’enseignement religieux chiite afghan par rapport au clergé iranien constitue de ce double point de vue une ressource organisationnelle, théologique, financière et symbolique. Mais elle va de pair avec un processus de réinvention du modèle iranien et d’autonomisation par rapport à celui-ci qui devrait conduire, dans l’esprit des autorités religieuses, à l’émergence d’un chiisme national afghan dont Kaboul ambitionne d’être la capitale spirituelle. L’interaction asymétrique irano-afghane illustre la pertinence de la notion de « dépendance religieuse ».

SAKURAI Keiko

As a social institution, the madras must be analyzed in terms of their relationship to social, econmomic and political change and to the public educational system whose bureaucratic organization they have copied. In the case of Afghanistan they cannot be disassociated from the war and its consequences, such as emigration and the reconstitution of ethno-religious affiliations. Financed and run by the diaspora, they enable the Shiite minority, notably Hazara, to reestablish itself in the central State and to provide a counterweight to the Pachtoune domination. They also contribute to the education of girls and children from disfavored social classes. The dependeance of Shiite education in Afghanistan on the Iranian clergy has organizational, theological, financial and symbolique benefits. But it is accompanied by a reinvention of, and separation from, the Iranian model which should, in the minds of the religous authorities, lead to a national schism in Afghanistan of which Kaboul hopes to be the spiritual capital. The asymetric Irano-Afghan interaction illustrates the relevance of the notion of « religous dependence ».

Trente ans après la nationalisation des hydrocarbures, la richesse pétrolière accumulée semble avoir disparu tant elle est absente des indicateurs d’évaluation du bien-être. En Algérie, elle a fait le bonheur d’une minorité et la tristesse de la majorité. L’absence de contrôle exercé sur la rente pétrolière a conduit à sa dilapidation. Depuis 2002, le pays a renoué avec la richesse pétrolière. L’envolée du prix du baril, bondissant de 30 à 147 dollars entre 2002 et 2008, lui a procuré des revenus extérieurs inespérés qui lui ont permis de se doter de réserves en dollars estimées en 2009 à 150 milliards. Rapatrié pour restaurer la paix civile dans une Algérie dévastée, Abdelaziz Bouteflika a bénéficié de la montée inattendue et inespérée du prix du baril de pétrole. Ainsi, au-delà de la réconciliation nationale, il a pu offrir à l’Algérie un nouvel envol économique. Mais, alors que les drames de la décennie 1990 ne sont pas entièrement pansés et que les illusions de la richesse pétrolière se sont évaporées dans les méandres de la précarité, ce retour inattendu de l’abondance financière ne manque toutefois pas d’inquiéter. A quoi la manne va-t-elle servir ? Qui va la contrôler ? Va-t-elle provoquer ou entretenir à nouveau violence et conflits ?

Thirty years after the nationalisation of hydrocarbons Algeria’s oil wealth seems to have disappeared judging by its absence in the country’s indicators of well being. In Algeria oil led to happiness for a few and sadness for many. The absence of controls over oil revenue led to the industries downfall. Since 2002 Algeria is again seeing oil wealth. The increase in the price per barrel from 30 to 147 dollars between 2002 and 2008 provided the country with unexpected revenue permitting it to accumulate funds estimated, in 2009, at 150 billion dollars. Abdelaziz Bouteflika, returned to a devastated Algeria to restore civil order, unexpectedly benefited from this price increase. Thus, in addition to national reconciliation he was able to offer Algeria renewed economic growth. However, given that the wounds of the 1990s are not entirely healed and the illusions of oil wealth have evaporated this unexpected return of financial abundance raises concerns. To what ends will this manna be put ? Who will control it ? Will it provoke new violence and conflict ?

Christian Milelli, Françoise Hay

L’arrivée en Europe de firmes originaires de Chine et d’Inde est un phénomène certes récent, mais qui doit être vu comme une dynamique durable traduisant l’essor économique des deux géants asiatiques. Dans cette perspective, il est opportun de détailler les principaux traits d’investisseurs qui restent encore largement méconnus en Europe en dehors d’un cercle restreint d’initiés, et qui présentent des caractéristiques spécifiques dont certaines se recoupent parfois ; l’explication de cette diversité est à rechercher dans des expériences historiques nationales singulières. L’exploration de la question des modalités d’inscription territoriale des filiales de ces entreprises éclaire les choix, la nature et l’intensité des différentes interactions. Enfin, l’examen de la thématique des conséquences de la venue de ces nouveaux investisseurs sur les économies et les sociétés européennes permet tant de désarmer d’éventuelles paranoïas infondées que de mieux cerner et faire face aux différents enjeux. L’enseignement principal de cette réflexion réside dans la nécessité d’un suivi périodique et méthodique d’un phénomène qui n’en est encore qu’à son adolescence.

Christian Milelli, Françoise Hay

The arrival in Europe of Chinese and Indian firms is a recent phenomenon, yet it should be viewed as one which will last as it results from the strong economic growth of these two Asian giants. In this light it is useful to spell out the principal traits of these investors which remain largely unknown in Europe outside a narrow circle of experts and which have their own unique characteristics which are, on occasion, similar; this diversity can be explained by their unique national histories. The various modes of interaction can be explained by the manner in which these enterprises establish foreign subsidies. An examination of the impact these firms have on European economies and societies can help avoid unfounded paranoia and better address possible risks. The principal message of this paper is that it is necessary methodically and periodically to follow this phenomenon which is only in its infancy.

Irène Bono

Au Maroc, la « participation » renvoie aux prétendues vertus de la « société civile » et est implicitement perçue comme une panacée. Le lancement en 2005 de l’Initiative nationale pour le développement humain (INDH), programme de lutte contre la pauvreté qui entend intégrer toute la population, représente le symbole de ce phénomène participatif. Fondée sur une analyse des normes et styles d’action, la démarche suivie ici entend reconstituer la logique interne du « phénomène participatif » et, simultanément, le remodelage du politique qu’il engendre. La promotion de certains styles par la mobilisation de techniques issues des politiques publiques dites participatives transforme les critères et les processus de légitimation politique en faisant apparaître de nouveaux clivages sociaux. La valeur morale attribuée à la participation permet en outre d’euphémiser, de sublimer, voire de justifier la violation d’autres normes sociales, économiques et politiques. La mise en oeuvre de l’INDH à El Hajeb met en lumière l’appareil idéologique complexe sur lequel se base la construction des sujets de la participation, ainsi que leur rôle actif et créatif dans les configurations politiques qui tirent leur légitimité de la valorisation de la participation.

Irène Bono

In Morocco describing an activity as having a « participative » character vests it with all the virtues of civil society and implies it is a panacea. The launch in 2005 of the National Initiative for Human Development (NIHD), a program calling for the mobilization of everyone in the fight against poverty, can be considered a symbol of this « participation phenomenon ». By analyzing its norms and styles of action on which they are based it is possible to discover the internal logic of the participatory phenomenon and to see how it shapes politics. The promotion of certain styles of action, those combining the virtues of civil society with the technical support of participative policies, transforms the criteria of legitimation. Also, the moral values ascribed to participation justify the violation of other social norms, both economic and political, which have nothing to do with participation. Such an approach, developed here on the basis of the INDH at El Hajeb, brings to light the complex ideology on which the subject of participation is based as well as its active and creative role in the political configurations which draw their legitimacy from the value placed on participation.

Thierry Chopin et Lukáš Macek 

La ratification du traité de Lisbonne a été, selon la formule de José Manuel Barroso, « un marathon d’obstacles ». Son entrée en vigueur signe la fin du débat sur l’avenir de l’Europe ouvert en décembre 2000 au Conseil européen de Nice. Rétrospectivement, le regard que l’on peut porter sur cette séquence politique permet d’établir un diagnostic de la crise de légitimité que traverse l’Union européenne. Les auteurs de la présente étude voient dans la montée de certaines formes d’euroscepticisme une conséquence de la crise de légitimité de l’Union et proposent d’y répondre par une politisation du système politique européen. Cette politisation, qui pourrait être développée à traités constants, permettrait de renforcer la possibilité pour les citoyens de peser sur les orientations politiques de l’Union européenne, tant dans ses aspects fondamentaux que dans son processus législatif ordinaire. Pour favoriser une telle politisation, plusieurs pistes concrètes peuvent être envisagées, touchant à la pratique institutionnelle et au comportement des acteurs de la vie politique européenne.

Thierry Chopin et Lukáš Macek

The ratification of the Lisbon Treaty was, in the words of Jose Manuel Barroso, “an obstacle marathon”. Its entry into force marks the end of the debate over the future of Europe begun in December 2000 at the Council of Europe in Nice. Based on an analysis of this sequence of events the authors offer a diagnosis of the crisis of legitimacy gripping the European Union. They consider that the increase in certain forms of Euroskepticism is a result of the crisis of legitimacy and propose that it be addressed by the politicization of the European political system. This politicization would permit citizens to influence the political orientation of the European Union both in terms of substance and legislative process. Several avenues are available to encourage s pour fig 1b.jpg uch politicization, relating both to institutional practices and to the conduct of political actors.

Elisabeth Sieca-Kozlowski

L’armée russe postsoviétique, qui a conservé la conscription, reste confrontée à la question des minorités ethniques et religieuses : elle doit faire face notamment à une forte croissance de la population musulmane en son sein et au prosélytisme virulent de l’Eglise orthodoxe qui, en bénissant sans distinction toutes les troupes, constitue un facteur de mécontentement de la communauté musulmane. A cela s’ajoutent les deux conflits en Tchétchénie, qui ont rendu les conditions de vie plus difficiles pour les minorités musulmanes dans l’armée. Mais, depuis 1999, les leaders musulmans ont perdu leur légitimité à se plaindre et à protester. La politique de rapprochement menée par Poutine a été fructueuse : les autorités religieuses musulmanes se sont plus impliquées dans le processus de conscription. En retour, des officiers ont reçu quelques connaissances de base des principes de l’islam et les stroïbaty ont été démantelés. Certains choix de gestion des forces restent cependant porteurs de tensions, tel celui du regroupement local et ethnique comme nouvelle méthode d’éradication de la dedovchtchina. Dans le cas d’un passage à une armée professionnelle, quel scénario peut-on attendre dans le contexte d’accroissement de la population musulmane ? Se dirige-t-on vers une armée mononationale ou monoreligieuse ou vers une armée représentative de la diversité nationale ?

Elisabeth Sieca-Kozlowski

The post-Soviet Russian army, having decided to maintain the draft, must address issues associated with the existence of ethnic and religious minorities; specifically the growing numbers of Muslims and the proselytizing by the Orthodox Church. The Russian Orthodox Church’s policy of blessing the troops is the source of growing discontent among the Muslim community. The two conflicts in Chechnya have further contributed to the difficulties faced by the army’s Muslim minority. However, protests by Muslim leaders have lost their legitimacy since 1999. The policies of reconciliation led by Vladimir Putin have born fruit. The Muslim religious authorities have become increasingly involved in the draft, army officers have been educated about the basic principles of Islam, and “stroibaty” have been dismantled. The management of the forces however remains a source of tension, most notably the official policy of using the reorganization of local and ethnic groups to eradicate the “dedovchtchina”. Given the growth of the Muslim population what can we expect from a move to a professional army? Will the armed forces mirror the diversity of the nation or will they be ethnically and religiously homogeneous?

Anne Daguerre

La politique sociale de l’Etat-Providence américain est fondée sur un régime de protection libéral. L’idée qui préside au contrat social veut que les individus en âge de travailler subviennent à leurs besoins et à ceux de leur famille grâce à la rémunération de leur travail. Or le fait d’avoir un emploi ne suffit plus à prémunir les individus des principaux risques sociaux. Le Président Obama a été élu en promettant de rétablir le rêve américain, qui voit l’effort individuel récompensé par la promotion sociale. Mais l’administration Obama est confrontée au défi de la progression de l’inégalité sociale et de la pauvreté, dans un contexte économique très défavorable. La Grande Récession (2008-2009) a mis en évidence les failles du système de protection sociale : une proportion croissante de ménages doit choisir de payer soit ses dépenses de logement, soit ses dépenses alimentaires. Pour comprendre les raisons de cette insuffisance du système de protection américain, il est nécessaire d’étudier tant la structure de l’assistance sociale aux Etats-Unis que l’évolution du marché du travail et l’impact de la récession sur les ménages aux revenus modestes. Ces analyses permettent de saisir les grandes lignes de la réponse de l’administration Obama à la crise économique.

Anne Daguerre

The social policy of the US welfare state is based on a liberal model of social protection. The social contract is based on the idea that individuals of working age individuals should support themselves and their dependants thanks to their earned income. However, to have a job is no longer sufficient in protecting individuals against main social risks. President Obama has been elected on the promise that he will restore the American dream, whereby individual work is rewarded by upward social mobility. However, the Obama administration faces the challenge of rising social inequality and poverty, in an extremely difficult economic context. The Great Recession has laid bare the gaps of the safety net: a growing proportion of families must choose between paying for food or rent. To understand the inadequacies of the US social protection system, it is necessary to study the structure of public assistance programmes, as well as labour market trends and the impact of the recession on low-income households. This analysis will shed light on the main characteristics of the Obama administration’s response to the economic crisis.

Gilles Lepesant

Le modèle de développement des pays d’Europe centrale a jusque-là reposé sur un taux d’épargne faible, une forte croissance de la consommation, une forte dépendance à l’égard des flux de capitaux extérieurs, une ouverture commerciale importante notamment vis-à-vis de l’Europe de l’Ouest, et pour certains sur une spécialisation industrielle dans des secteurs cycliques (automobile). La crise a dans ce contexte mis en lumière, d’une part la différenciation croissante entre les pays de l’Est européen, d’autre part la forte interdépendance qui prévaut désormais entre les économies européennes et qui impose une solidarité intéressée à l’échelle de l’Union européenne. Si le scénario des années 1930 est improbable dans le cas européen, le risque d’un rattrapage en trompe l’oeil qui prévalut dans l’entre-deux guerres n’est, lui, pas écarté. En témoigne le cas du secteur de l’automobile, qui s’est développé en Europe centrale jusqu’à représenter une part importante du PIB et de l’emploi, mais dont les perspectives sont incertaines. La politique régionale dont les nouveaux Etats-membres bénéficient doit en principe permettre que l’innovation, les politiques actives du marché du travail, le développement durable soient valorisés en vue d’un rattrapage effectif.

Jean-Marc Siroën

Le nouveau cycle de négociations multilatérales (« Round ») ouvert à Doha en 2001 s’est enlisé et n’a pu aboutir à un accord final, dont la ratification par les Etats-Unis ne serait d’ailleurs pas acquise. Ce retard s’explique notamment par l’évolution du contexte, qui est parfois la conséquence des choix de Doha. L’adhésion des gouvernements et des opinions publiques s’est émoussée, avec une préférence de plus en plus affirmée pour des accords bilatéraux permettant, notamment, d’intégrer de nouveaux sujets bloqués à l’OMC (normes de travail, concurrence, investissement, marchés publics, environnement). L’affirmation des pays émergents a déséquilibré le co-leadership Etats-Unis-Union européenne et impliqué une modification du processus de négociation qui ne s’est pas stabilisé. La crise économique a remis en cause certains objectifs de la négociation agricole et révélé la difficulté d’une organisation qui raisonne dans le long terme à adapter sa doctrine aux conditions de court terme. Les quelques propositions formulées visent à réviser la doctrine pour mieux l’insérer dans une problématique moderne ; elles défendent l’inclusion de nouveaux sujets qui élargissent le champ des négociations. Si le principe du consensus n’est pas remis en cause, la réhabilitation des accords plurilatéraux pourrait désamorcer une orientation vers le bilatéralisme, dangereuse à terme par son caractère discriminatoire.

Gilles Lepesant

The Central European model of development has until recently rested on a low interest rates, significant increases in consumption, heavy dependence on capital inflows, open markets especially towards Western Europe, and for some specialization in cyclical industries (automobiles). The crisis has highlighted on the one hand the growing divergence between the countries of Central Europe and on the other their high level of interdependence which has necessitated cooperation in their relations with the EU. While Western Europe is unlikely to experience a repeat of the 1930s, it is possible that recovery will prove illusory as it did between the two world wars. Witness the case of the automobile sector which became a major contributor to GDP and source of in Central Europe but whose future prospects are uncertain. Regional policies of which new member states are the beneficiaries should, in theory, encourage innovation, pro-employment policies, and sustainable development as means to ensuring recovery

Jean-Marc Siroën

The latest WTO Round launched in Doha in 2001 has once again stalled. Even if an agreement were reached it is not certain it would be ratified by the US Congress. The latest delay is due in part to the changing economic context in which the negotiations are taking place, some of which changes are due to decisions made during the course of the negotiations. Governments and public opinion are increasingly in favor of bilateral negotiations in which it is possible to include new subjects rejected in the Doha multilateral negotiations. These include rules on labor and environmental standards, competition policy, investment, and government procurement. The assertiveness of emerging economies has upset the co-leadership positions of the US and the EU and argues for a new, as yet-to-be determined, negotiating process. The latest economic crisis has raised question about the objectives of the agriculture negotiations and has revealed the difficulties faced by an organization that thinks long-term of adapting to changes in the short term. This paper’s recommendations are aimed at improving the ability of the WTO to operate under current conditions and advocates the inclusion of new negotiating topics. If the principle of decision by consensus is not revised the rush to bilateralism is likely to continue, which is dangerous because of its discriminatory character.

Adeline Braux

Les discours hostiles aux migrants, voire xénophobes, demeurent la plupart du temps la norme en Russie. Pour autant, la politique migratoire de la Fédération de Russie apparaît relativement souple, en particulier à l’égard des pays membres de la CEI, dont les ressortissants bénéficient de procédures simplifiées pour l’entrée sur le territoire russe et l’obtention d’un permis de travail. Les autorités russes, échaudées par l’expérience des pays d’Europe occidentale, entendent ainsi favoriser l’immigration de travail et limiter l’immigration familiale. Parallèlement, afin de favoriser la cohésion de la nation russe dans son ensemble, la Fédération de Russie entend mener une politique de promotion de la diversité culturelle ambitieuse, tant envers les différents peuples constitutifs de Russie qu’envers les communautés immigrées présentes sur son territoire. Ce « multiculturalisme à la russe » n’est d’ailleurs pas sans rappeler la folklorisation dont les cultures et traditions des différents peuples d’URSS étaient l’objet pendant la période soviétique. Toutefois, faute d’une véritable ligne directrice au niveau fédéral, les autorités locales ont été plus actives en la matière, notamment à Moscou.

Adeline Braux

Hostile, sometimes even xenophobic discourse towards migrants remains generally the norm in Russia. However, the Russian Federation’s migration policy appears relatively flexible, particularly in regards to the member countries of the Commonwealth of Independent States (CIS), whose nationals benefit from simplified procedures when it comes to entering Russian territory and obtaining a work permit. Russian authorities, reticent after the Western Europe experience, intend therefore to promote labor immigration and limit family immigration. At the same time, in order to encourage the cohesion of the Russian nation as a whole, the Russian Federation intends to undertake an ambitious policy to promote cultural diversity, including both the many different constituent groups among Russians and the immigrant communities in Russia. This multiculturalism “à la russe” recalls the “folklorization” during the Soviet period involving the cultures and traditions of the Soviet Union’s different populations. In the absence of a real political directive a the federal level, local authorities have been more active on the matter, notably in Moscow.

Depuis le début des années 1990, la thématique des risques et des catastrophes « naturels » a émergé sur la scène internationale. Un véritable « monde » des catastrophes « naturelles » s'est constitué au niveau international et s’est peu à peu institutionnalisé. Comment ses acteurs en légitiment-ils la nécessité ? Que nous révèle-t-il de la façon dont le monde contemporain gère ses peurs au niveau global ? Une approche diachronique de ce processus d’internationalisation et d’institutionnalisation permet de resituer ce phénomène dans un contexte historique et mondial, notamment de transformation de la notion de sécurité. L’analyse sociologique des principales organisations intergouvernementales, qui jouent un rôle central dans cette dynamique, invite à saisir les différentes lignes de tension qui la traversent et à entrevoir sa complexité. En effet, malgré les tentatives visant à faire apparaître cet espace comme une « communauté » de sens et de pratiques, de fortes disparités caractérisent les approches des différents acteurs.

“Natural” risks and catastrophes appeared in the international arena in the early 1990s. A real « world » of “natural” catastrophes has emerged internationally and has become more and more institutionalized. This study raises questions such as: how has this space been built? How do actors legitimize its necessity? What does it tell us about the way the contemporary world manages fears globally? A diachronic approach of this double process of internationalization and institutionalization allows the author to situate the phenomenon in the historical and global context, and notably of a context of transformation of the notion of security. The sociological analysis of the main multilateral organizations that contribute to forming this space invites us to apprehend the various lines of tension that cross over, and to foresee its complexity. Despite the many attempts to make this space appear as a “community” of sense and practices, strong disparities characterize the actors’ approaches.

Burcu Gorak Giquel

Dans le cadre des politiques européennes de développement régional, les coopérations transfrontalières représentent un élément de toute première importance, pour trois raisons : elles renforcent les partenariats entre, d’une part, les acteurs centraux, régionaux et locaux, d’autre part, les acteurs publics privés et associatifs ; elles s’adossent à l’architecture décentralisée des Etats en assignant à chaque niveau d’intervention son propre rôle en matière de développement ; enfin, elles favorisent l’initiative locale. Elles deviennent ainsi les vecteurs de la « gouvernance à niveaux multiples » qu’entend promouvoir l’Union européenne (UE), en liant l’organisation de l’action publique, les coopérations entre acteurs et l’ancrage dans les territoires. Pour un Etat très centralisé comme la Turquie il s’agit d’un défi et d’une chance : défi, parce que la régionalisation concerne directement la structure unitaire de l’Etat. Chance, parce que l’UE n’oblige à aucune décentralisation forcée. Au contraire, elle laisse aux acteurs nationaux le soin d’aménager leur propre architecture territoriale en fonction de leur trajectoire historique et de la négociation entre centre et périphérie. Cette Etude le démontre en insistant sur deux aspects des transformations turques : la décentralisation n’est nullement un préalable à l’adhésion ; des coopérations différentiées existent aux frontières avec la Bulgarie et avec la Syrie, preuve de la dynamique d’européanisation des administrations turques.

Burcu Gorak Giquel

Cross-border cooperation in the EU policy of regional development is crucial for three reasons: it reinforces partnerships between, on the one hand, central, regional and local agents, and on the other hand, public, private, and associative actors; it rests on the decentralized structure of states, assigning to each level of intervention a unique role in the development process. Finally, it supports local initiative. Cross-border cooperation becomes a vehicle for the “multi-level governance” that the EU intends to promote, by linking organization of regionalized action, cooperation between actors, and solid territorial establishment. For Turkey the task represents a challenge and an opportunity. A challenge, because regionalization directly affects the unitary structure of the state. An opportunity, because the EU does not impose any model of decentralization. On the contrary, the EU gives national actors the chance to create their own public structures in function of their historical path and the negotiation between the centre and the periphery. This is what this study ultimately attempts to show, stressing two aspects of Turkish transformations: decentralization is not a precondition for membership and that different forms of cooperation exist at the borders with Bulgaria and Syria, as a proof of the Europeanization of the Turkish public administrations.

Damien Krichewsky

La stratégie de développement post-interventionniste, adoptée dès le milieu des années 1980 par le gouvernement indien, a permis aux entreprises d’accroître considérablement leur participation à la croissance économique du pays. Cependant, les bénéfices de la croissance sont très inégalement répartis, alors même que les externalités sociales et environnementales des entreprises pèsent de plus en plus lourd sur la société indienne. Dans ces conditions, face à un régulateur public qui allège les contraintes juridiques sociales et environnementales susceptibles d’entraver une croissance rapide des investissements, de nombreuses organisations de la société civile renforcent et multiplient leurs actions de régulation civile des entreprises, tout en plaidant pour un rééquilibrage de l’action publique en faveur d’une plus grande protection des groupes sociaux affectés par les entreprises et une préservation plus effective de l’environnement. En réponse, les grandes entreprises indiennes révisent leurs stratégies et pratiques de RSE (responsabilité sociale d’entreprise), afin de protéger leur légitimité sociale et de préserver l’attitude conciliante des pouvoirs publics. A travers une analyse détaillée des enjeux et des dynamiques qui animent la régulation publique, la régulation civile et l’autorégulation des entreprises, la présente étude rend compte d’une recomposition des relations et des rapports de force entre les acteurs du marché, l’Etat et la société civile sur fond de modernisation du pays.

Damien Krichewsky

The post-interventionist development adopted by Indian governments from the mid-1980s onwards has enabled companies to further participate in the economic growth. Still, growth benefits are very unevenly distributed while social and environmental externalities weigh more and more on Indian society. In such a context, while public regulation tends to reduce social and environmental judicial constraints in order to encourage rapid growth of investments, civil society groups are intensifying their regulatory actions on private companies, and advocate for a balance of public policies in favor of a better protection of the social groups most affected by economic activity, and for a better protection of the environment. As a response, big companies are revising their strategies and practices of corporate social responsibility (CSR), to preserve their social legitimacy and the conciliatory attitude of the State. This study explores the recomposition of relationships and balances of power between economic actors, the State and the civil society, in a context of national modernization. It provides a detailed analysis of stakes and dynamics within public and civil society regulation, as well as companies’ self-regulations.

La crise du Darfour a permis de mettre en lumière des crises irrésolues sur ses frontières au Tchad et en République centrafricaine. Le point commun de ces différents conflits est sans doute l’existence de mouvements armés transnationaux qui survivent et se recomposent dans les marges qu’autorisent les dynamiques étatiques dans la région, ainsi que les apories des politiques de résolution des conflits de la communauté internationale – apories redoublées par les choix de certaines grandes puissances. Une analyse de la conjoncture en Centrafrique et de l’histoire de certains mouvements armés, inscrits dans cet espace régional, plaide pour une approche moins conventionnelle des politiques de sorties de crise. Elle met en exergue une zone centrée sur la Centrafrique et ses frontières avec les pays voisins comme véritable site d’analyse du factionnalisme armé depuis les indépendances, ainsi que des trajectoires spécifiques de construction étatique.

The Darfur crisis has shed light on unresolved crises at its borders in Chad and the Central African Republic. What these various conflicts most have in common is probably the existence of transnational armed movements that endure and reorganize in the fringes created by state dynamics in the region as well as the aporias of the international community’s conflict-resolution policies doubled by the choices of certain major powers. An analysis of the situation in the Central African Republic and the history of certain armed movements active in this regional space argues in favor of a less conventional approach to crisis-solving strategies. It points up a zone centered on the Central African Republic and its borders with neighboring countries as the real site for the analysis of armed factionalism since the wave of independence and the specific trajectories of state-building.

Avec plus de 8 millions d’expatriés, la population représente la principale exportation nationale des Philippines. Les transferts de fonds constituent 13?% du PIB et font des expatriés des acteurs économiques centraux. L’Etat philippin a-t-il instrumentalisé cet exode afin d’en récolter les fruits ? Répondre à cette question nécessite de distinguer trois concepts fondamentaux : l’Etat, la diaspora et le transnationalisme. Le texte suggère que l’utilisation de la dichotomie de la force et de la faiblesse d’un Etat doit se fonder sur une analyse du rôle de ce dernier dans l’émigration. Les typologies de Robin Cohen servent par ailleurs à démontrer que les communautés philippines d’outre-mer répondent à des caractéristiques propres à des communautés diasporiques plus généralement reconnues. Reste qu’il faut s’interroger sur les expériences de cette diaspora hétérogène pour mettre en avant la distinction entre émigrés permanents, saisonniers, travailleurs en mer et personnes en situation irrégulière. La vie de ces groupes et leurs relations avec leur "mère patrie" remet en question la prédominance de la notion de "transnationalisme". Cette analyse critique est renforcée par l’examen du rôle de l’Etat dans la création d’une diaspora instrumentalisée au cours de trois périodes de politiques d’immigration depuis 1974. Les caractéristiques qui ressortent de cette analyse sont des formes de "nationalisme longue distance" (Anderson, Schiller) et de "cosmopolitanisme enraciné" (Appiah). D’autres pistes de recherche plus fructueuses peuvent naître de l’exploration des multiples identités, des loyautés et dans le cas philippin des "nationalismes binaires".

With over 8 million Filipinos living overseas, it could be argued that people have become the country’s largest export commodity. With their remittances making up 13% of GDP, they are as well crucially important economic actors. Has the Philippine state been instrumental in this exodus and in harvesting its fruits? Addressing such a proposition requires further refinement of three basic concepts – state, diaspora and transnationalism – through the use of three structuring templates. As a preliminary, the dichotomy of state strength and weakness is grounded in an analysis of a particular sector, namely emigration. By drawing on the typologies of Robin Cohen, Filipino overseas communities are portrayed as possessing, to some extent, the characteristics of much more readily accepted diasporas. However, a sketch of the varied experience of a heterogeneous Filipino diaspora underlines the differences between permanent migrants, contract workers, sea-based workers and irregular migrants. The diverse lived experiences of these groups – and their relations with their “home” nation – call into question the salience of notions of “transnationalism”. This questioning is reinforced by an examination of the Filipino state’s role in creating a “self-serving” diaspora through a review of the three phases in Filipino emigration policy since 1974. The characteristics that come to the fore are rather forms of “long-distance nationalism” and “rooted cosmopolitanism”. Taking cognizance of the multiple identities and loyalties in the case of the Filipino diaspora, a process of “binary nationalisms” is posited as a more fruitful avenue for future research.

André Grjebine, Eloi Laurent

La « méthode suédoise » désigne la capacité collective des Suédois à s'adapter, dans la période contemporaine, aux défis économiques et sociaux auxquels ils sont successivement confrontés. Notre étude tente à cet égard de poser et d'éclaircir deux questions : quels sont les ressorts profonds de la « méthode suédoise » ? Comment évaluer sa pérennité dans la phase actuelle de mondialisation ? En somme, nous voulons déterminer dans quelle mesure la confiance et la cohésion sociale, au coeur du succès suédois, pourraient être affectées par les changements de politique publique qu'induit une stratégie d'ouverture et d'adaptation dont la Suède a beaucoup poussé les feux ces dernières années. Après avoir passé en revue la littérature sur les rapports entre confiance, cohésion sociale et performance économique afin de mesurer l'importance respective des facteurs de cohésion sociale, nous montrons comment ces composantes se sont institutionnalisées selon trois logiques socioéconomiques, la Suède ayant choisi la voie sociale-démocrate. L'étude revient ensuite sur les performances économiques et sociales de la Suède dans la période contemporaine et détaille sa stratégie de croissance actuelle, typique d'un « petit » pays. Nous détaillons finalement l'évolution des politiques macro-économiques, fiscales, d'immigration et d'éducation et nous mettons en avant l'affaiblissement des protections collectives et l'altération de certaines politiques publiques déterminantes – altération qui pourrait à terme remettre en cause la stratégie de gouvernance suédoise par l'affaiblissement de la cohésion sociale.

Sébastien Peyrouse

Depuis le début de la décennie 2000, la République populaire de Chine s’est invitée dans le « Grand Jeu » centre-asiatique qui opposait jusque-là principalement la Russie et les États-Unis. Aujourd’hui, l’avenir de l’Asie centrale se joue en partie dans sa capacité à éviter les déstabilisations du Moyen- Orient voisin et à intégrer, via l’influence chinoise, la zone Asie-Pacifique. En moins de deux décennies, la Chine a réussi une entrée massive et multiforme dans l’espace centre-asiatique : elle s’est imposée comme un partenaire fidèle sur le plan de la diplomatie bilatérale et a réussi à faire de l’Organisation de coopération de Shanghai une structure régionale appréciée par ses membres. Elle est devenue un acteur économique de premier plan en Asie centrale, dans le secteur commercial, dans le domaine des hydrocarbures et dans celui des infrastructures. Toutefois, les phobies sociales liées à cette présence grandissante de Beijing se sont développées en parallèle et nombre d’experts centre-asiatiques spécialisés sur la Chine ne cachent pas leurs appréhensions politiques, économiques et culturelles face à un voisin avec lequel il sera difficile de gérer sur le long terme un tel différentiel de puissance.

Back to top