Matteo Salvini, chef de la Ligue, parle à la presse au palais du Quirinal à Rome, le 21 mai 2018

Matteo Salvini, chef de la Ligue, lors d'une conférence de presse au Quirinal, le palais présidentiel, à Rome, le 21 mai 2018, quelques jours avant son entrée au gouvernement.

afp.com/ANDREAS SOLARO

Directeur du Centre d'histoire de Sciences po et président de la School of Government de l'université Luiss, à Rome, Marc Lazar* analyse les orientations idéologiques et stratégiques de Matteo Salvini, ministre de l'Intérieur et secrétaire fédéral de la Ligue (extrême droite), à la lumière de sa gestion de la crise des migrants et, surtout, de ses alliances avec la Hongrie et la Russie.

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L'Express : Après plusieurs semaines de surexposition médiatique du gouvernement italien, quelles vous paraissent en être les principales caractéristiques ?

Marc Lazar : Un point qui peut sembler anodin, mais qui ne l'est pas : Giuseppe Conte, le président du Conseil, éclipsé par la prééminence de la figure ultrapopuliste de son ministre de l'Intérieur, Matteo Salvini, en devient presque comparable à un homme de paille. Il ressemble à ce "petit télégraphiste" moqué, jadis, cruellement, par François Mitterrand.

En quoi ?

Conte apparaît tel le notaire d'un contrat qu'il n'a pas écrit. Il n'a pas de parti, pas de député, pas davantage d'expérience politique, il est faible. Par tous les moyens, il essaie, néanmoins, de se constituer un espace - au niveau de l'Union européenne comme avec le président Macron. A l'hôte de l'Elysée Conte a apporté une série de propositions concrètes, non validées par Salvini, afin de réguler les flux migratoires. Toutefois, les relations politiques franco-italiennes connaissent actuellement une grave crise.

Avec l'hégémonie inquiétante de la Ligue dans l'attelage gouvernemental, va-t-on vers un resserrement des liens d'alliance avec la Russie poutinienne ?

Il existe en effet d'ores et déjà un accord de coopération entre la Ligue et le parti de Poutine, signé en 2017. La proximité de la Ligue avec le poutinisme, cela dit, n'est pas seulement idéologique ; elle répond aussi à des intérêts d'ordres économique et stratégique, car nombre d'industriels lui apportant leur soutien, notamment en Lombardie et en Vénétie, ont des positions en Europe centrale et orientale, dans le giron d'influence de Poutine. Ainsi, le contrat de gouvernement ratifié par la Ligue et par le Mouvement 5 étoiles exige la levée des sanctions à l'encontre de la Russie.

Salvini cherche-t-il, d'après vous, à faire sortir son pays de l'Union européenne ?

La sortie de l'UE de la péninsule italienne ne fait plus partie des priorités des droites extrêmes qui se mettent en place. Salvini ne veut pas davantage quitter la zone euro. Non. Ce qu'il cherche, c'est plutôt à montrer à la face du monde la vigueur d'une Italie où il ferait la pluie et le beau temps. D'où le fait qu'il assume sans rougir ses alliances : Poutine, mais aussi Viktor Orban, en Hongrie. Convergences significatives entre des hommes "forts" qui ont en commun le logiciel "illibéral". Dans cette optique, il est important pour Salvini et pour ses alliés à l'international d'exacerber les tensions créées, à l'intérieur même des démocraties occidentales (la France, l'Allemagne, etc.) par l'intensité du débat sur la question migratoire. Salvini sait que le choc démographique rebat les cartes et menace gravement l'alliance d'Angela Merkel avec la CSU et même avec les conservateurs de son parti, la CDU. Il veut aiguiser ces craquements pour déstabiliser les gouvernants libéraux.

La Ligue de Salvini est-elle, aujourd'hui, un morceau extrémisé de la droite italienne ? Ou s'agit-il d'autre chose ?

Non. C'est une droite droitisée, laquelle correspond, d'ailleurs, à l'attente de son électorat. Aux municipales, Salvini a reconstitué une alliance avec Forza Italia, de même qu'avec le mouvement néofasciste Fratelli d'Italia. Aspirée par sa crise interne, liée à la succession de Berlusconi, la formation de droite Forza Italia poursuit son effondrement. Par contraste, la Ligue, avec son extrémisme de droite, apparaît très vertébrée. A terme, Salvini pourrait déclencher une crise de gouvernement.

Comment ?

En forçant les Italiens à se déterminer - et à choisir : soit la Ligue, nouveau coeur de la droite, soit le Mouvement 5 étoiles, avec son caractère hétéroclite et souple, très axé sur le social et la prise de conscience écologique. Il y a donc, chez Salvini, une volonté d'actionner en sa faveur tous les leviers de la radicalité "ami-ennemi", théorisée jadis par le juriste Carl Schmitt.

De qui, à part Poutine et Orban, Salvini est-il proche à l'échelle européenne ?

De Marine Le Pen, bien sûr. Et ce, depuis longtemps. Ils s'entendent très bien. Et, jusqu'à nouvel ordre, la fille de Jean-Marie Le Pen est son interlocutrice principale dans l'extrême droite française. Mais les convergences sont évidentes (et plus marquées) avec sa nièce Marion Maréchal, qui choisit actuellement le registre du combat idéologique. Savez-vous que le ministre de l'Intérieur brandit souvent un rosaire lors de ses meetings ? A terme, Salvini veut être le pivot d'une internationale illibérale dirigée à la fois contre Merkel, contre Macron et contre leurs alliés, tel Ciudadanos, le parti centriste espagnol. Il prétend voir loin.

Revenons au Premier ministre hongrois. Qu'est-ce qui, à la fin des fins, le rend si proche de Salvini ?

Leur vision partagée du défi migratoire. L'un comme l'autre ambitionnent de changer les règles du jeu. Ils veulent de nouveaux modes de règlement des afflux migratoires vers l'UE. Ils se réjouissent beaucoup - et pour cause ! - de la présidence autrichienne de l'Union. Mais, attention : cette stratégie concertée bute, pour l'heure, sur un os considérable.

Lequel ?

Entre ce qu'attend l'Italie en matière de réfugiés - leur répartition optimale entre les Vingt-Huit - et ce qu'exige l'opinion hongroise, il y a un gouffre. Pour l'heure, en revanche, l'homme fort de la Hongrie et l'homme fort de l'Italie communient dans le rejet des Roms.

Un thème où l'on retrouve, justement, l'ethno-différentialisme des droites dures...

Oui, bien sûr... Car avec Orban, Salvini veut prendre la tête des droites européennes. Et, comme le documentent les travaux rigoureux du sociologue Tommaso Vitale, les Roms font figure de repoussoir prioritaire du nouvel ethnicisme populiste, que ce soit en Italie ou en Hongrie. Il prévaut un climat global de soupçon et de peur sur lequel "surfent" ces nouveaux leaders. En Italie, on recense 8 % d'immigrés déclarés ; l'opinion est persuadée qu'ils sont... 24 % ! La focalisation tactiquement instrumentalisée des esprits sur les Roms décuple la phobie de l'étranger. Comme au temps de son unité, l'Italie se repose anxieusement la question : "Qu'est-ce qu'être italien ?"

* Marc Lazar vient de coordonner, avec Riccardo Brizzi, un ouvrage franco-italien, La France d'Emmanuel Macron (Presses universitaires de Rennes), et de cosigner avec Ilvo Diamanti Popolocrazia. La metamorfosi delle nostre democrazie (en italien, non traduit. Ed. Laterza).