Tribune. L’intervention militaire est bien dans l’ADN des vieilles puissances, héritage direct ou indirect du « concert européen » du XIXe siècle, complété par la traditionnelle politique américaine du « gros bâton ». La reconstitution d’un triangle Washington-Londres-Paris simplifie l’héritage, laissant significativement de côté une Allemagne dont on ne prend pas assez en compte le suggestif aggiornamento diplomatique. Pour le reste, les ingrédients restent les mêmes : un discours qui oscille entre la rhétorique messianique et celle du justicier, une pratique qui préfère l’affichage de puissance à l’efficacité de ses effets, un rapport au droit où l’inversion de la règle et le recours impudique au principe de sélectivité démontrent que l’esprit de punition l’emporte sur la sanction.
« Comme toujours dans la tradition interventionniste, les éléments de langage occupent le devant de la scène »
Comme toujours dans la tradition interventionniste, les éléments de langage occupent le devant de la scène. Cette fois-ci, on est pourtant dans l’inédit, souvent dans l’outrance, tiraillé entre Docteur Folamour, qui nous avait annoncé ses « beaux missiles », et le Pentagone, épaulé par les deux alliés européens, qui nuançait aussitôt les propos tenus depuis la Maison Blanche. Derrière les mots et les tweets, il convient pourtant de comprendre le sens de l’action déployée : jouer de l’évidente émotion que provoque un bombardement chimique ne permet pas pour autant de cacher les subtilités stratégiques de la manœuvre. N’entrons pas dans la polémique qui consiste à douter de la réalité de tels bombardements, attestés par trop de témoignages pour être sérieusement contestés. Accordons au contraire crédit à ces ONG qui nous disent, en même temps, que nous en sommes à la quatre-vingtième action de ce genre en ce malheureux pays : où est donc aujourd’hui la nouveauté décisive, celle qui a réellement déterminé soudain le passage à l’acte ? C’est là que la rhétorique est trompeuse et que le justicier s’efface à son tour devant le stratège : suivons ses pas.
Marquer régulièrement sa puissance est une obsession bien connue que les vieux Etats ont héritée du gladiateur de Hobbes. Le besoin s’impose particulièrement quand le fort a trop longtemps donné des signes de faiblesse. Vladimir Poutine le sait bien, car ce même réflexe l’avait déjà conduit à jouer les va-t-en-guerre pour faire oublier les faiblesses de son prédécesseur, Boris Eltsine. La chute de puissance des Occidentaux dans le dossier syrien est vertigineuse : carrément exclus du Moyen-Orient, ils ne parviennent pas à envisager une paix qui les exclurait de la négociation. Afficher de la force leur paraît d’autant plus important qu’il y a, face à eux, un vieux compère, issu également des disputes du « concert européen » : on ne saurait laisser à Poutine le monopole de la puissance en un pareil lieu.
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