Un strudel pour la route, arrosé de petites gorgées de Melange, ce café que l’on boit dans l’ancienne capitale impériale. Au Sperl, un établissement qu’affectionne l’intelligentsia autrichienne, Ivan Krastev est venu en voisin. Membre permanent depuis 2009 de l’Institut des sciences humaines de Vienne (IWM) et directeur du think tank Centre for Liberal Strategies de Sofia, dans sa Bulgarie natale, il prend le temps de savourer cette pause entre deux avions tout en répondant aux centaines de courriers électroniques qu’il reçoit en continu sur sa tablette. Car ce philosophe de formation, connu désormais dans le monde entier pour ses analyses géostratégiques post-guerre froide, n’a pas de téléphone portable.
Le lendemain, il doit donner une conférence à Téhéran. « Une première pour moi, avoue-t-il avec gourmandise, à 53 ans. Cela va élargir encore mes perspectives. » En septembre, il occupera la prestigieuse chaire Kissinger de la bibliothèque du Congrès, à Washington. De quoi faire définitivement de cet intellectuel en blouson de cuir et au sourire farceur l’une des voix les plus écoutées des deux côtés de l’Atlantique, lorsque l’on évoque tout ce qui va mal, depuis quelques années : la démocratie, la construction européenne, l’Occident et ses « valeurs universelles ».
Comme il y a eu une « période Zizek » après la crise financière de 2008, nous vivons actuellement un « moment Krastev », car, selon Jacques Rupnik, grand spécialiste français de l’Europe centrale et orientale, tous deux ont réussi à diffuser leurs idées auprès d’un large public et dans les arènes les plus prestigieuses du débat. Slavoj Zizek, le Slovène, remplit les amphithéâtres partout. Performeur au style polémique, philosophe influencé par la psychanalyse, il se revendique du marxisme.
Vision globale
Ivan Krastev est tout son contraire : posé, il se situe au cœur du courant de pensée capitaliste dominant et publie une fois par mois un commentaire dans le New York Times. Passionné par la politique bulgare au début de sa carrière, il a progressivement élargi le champ de ses recherches et offre désormais une vision globale de l’évolution actuelle, dans une région où les chercheurs ont souvent du mal à dépasser mentalement les frontières dans lesquelles ils travaillent.
Ivan Krastev est plus connu dans les pays anglo-saxons et germanophones, mais ses ouvrages commencent à être traduits dans l’Hexagone.
Résumer ses thèses n’est pas chose aisée. Etudiant, il fréquentait la faculté sous le régime communiste. Il estime que nous connaissons actuellement, avec le Brexit et la prolifération des partis eurosceptiques, une « période de désintégration » similaire à celle subie par l’Empire austro-hongrois ou par l’Union soviétique. Vieillissante, endettée, oublieuse de la guerre et doutant d’être un véritable modèle, l’Union européenne aurait perdu confiance en elle. L’arrivée d’un nombre important de demandeurs d’asile l’oblige à redéfinir sa conception de la démocratie et à questionner les principes qui la fondent.
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