Photo diffusée par le Bureau d'information de la presse indienne (PIB), le 22 janvier 2024, du Premier ministre Narendra Modi portant une offrande lors de l'inauguration du temple Ram Mandir, à Ayodhya

Photo diffusée par le Bureau d'information de la presse indienne (PIB), le 22 janvier 2024, du Premier ministre Narendra Modi portant une offrande lors de l'inauguration du temple Ram Mandir, à Ayodhya

afp.com/-

Une fièvre safran s’est emparée de l’Inde. Depuis plusieurs semaines, les guirlandes de fanions orange ont envahi les marchés à travers le pays. A tous les feux rouges, sur les grandes artères de New Delhi, se vendent des drapeaux aux couleurs de l’hindouisme. Les voitures et les tuk-tuks en arborent parfois d’immenses, sur lesquels figure le dieu Rama, à la peau bleue, vénéré par les hindous.

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Le 22 janvier, le Premier ministre indien Narendra Modi, dans une tenue crème et or, a présidé, aux côtés de prêtres hindous, l’inauguration d’un temple dédié à cette divinité, construit sur les ruines d’une mosquée, à Ayodhya, dans l’Etat de l’Uttar Pradesh. A quelques semaines des élections législatives, ce printemps, les festivités ont donné le coup d’envoi de la campagne du nationaliste hindou. Au pouvoir depuis dix ans, Modi brigue un troisième mandat.

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Les fonctionnaires se sont vu octroyer une demi-journée de congé, les bureaux du gouvernement central, les écoles mais aussi les banques publiques ont fermé pour l’occasion. Même la Bourse n’a pas ouvert ses portes. La construction de ce temple d’une hauteur de 50 mètres et d’un coût de près de 200 millions d’euros a été financée par des dons privés. Mais le gouvernement central et l’Etat de l’Uttar Pradesh ont dépensé la somme colossale de 3,4 milliards d’euros pour la création d’un aéroport et des travaux destinés à faire de la ville d’Ayodhya un "Vatican hindou".

Elites cooptées par le régime

La grande majorité de la population, à 80 % hindoue, a succombé à l’effervescence. Mais les partis d’opposition ont préféré boycotter la cérémonie, jugée trop politique. Parmi les invités de marque présents figuraient des vedettes de Bollywood, mais aussi des magnats proches de Modi, à l’instar de Mukesh Ambani, l’homme le plus riche du pays. "Les élites indiennes ont été cooptées avec succès par le parti au pouvoir [NDLR : le Bharatiya Janata Party (BJP)], ce qui exclut toute possibilité de contestation significative de son régime, de plus en plus autoritaire", juge Asim Ali, un analyste indépendant, basé à New Delhi.

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Pour le BJP, l’inauguration du temple couronne une décennie d’efforts pour faire de l’Inde laïque et multiconfessionnelle une nation hindoue. Brouillant les lignes de séparation entre politique et religieux, Modi a entamé un jeûne rituel onze jours avant l’inauguration. "Le Seigneur a fait de moi un instrument pour représenter tout le peuple de l’Inde", a-t-il déclaré. "Narendra Modi en grand prêtre de la nation hindoue, alors qu’il est également Premier ministre, c’est révélateur du tournant vers une Inde théocratique", souligne Christophe Jaffrelot, chercheur au CNRS.

Ayodhya incarne pour les nationalistes hindous une revanche sur l’Histoire. Le 22 janvier 2024 "annonce l’avènement d’une nouvelle ère", a proclamé le chef du gouvernement, qui a appelé le pays à "se relever" en "brisant les chaînes de l’esclavage" et "en tirant les leçons du passé". Modi nourrit notamment une détestation à l’encontre des empereurs musulmans qui ont régné sur l’Inde de 1526 à 1857 - Babur, fondateur de l’Empire moghol, avait fait construire la mosquée d’Ayodhya, aujourd’hui détruite. "Cette idée de la régénérescence d’une civilisation ancienne - essentiellement hindoue - est puissante. Avec un rappel évocateur de la grandeur passée, elle résonne au-delà des supporters classiques du nationalisme hindou", explique Nalin Mehta, auteur d’un ouvrage sur le BJP et sur Narendra Modi.

Explosion des crimes contre les minorités religieuses

Le spectacle de l’inauguration laisse en revanche un goût amer aux défenseurs d’une Inde laïque, voulue par les pères fondateurs de la nation. Depuis l’arrivée au pouvoir de Modi, les crimes contre les minorités religieuses ont explosé. Le triomphalisme avec lequel a été célébré le temple fait craindre que la situation ne se détériore encore pour les quelque 200 millions de musulmans.

Il faut dire que la conquête de ce lieu religieux s’est faite par la force. Le 6 décembre 1992, au cours de l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire de l’Inde indépendante, une horde de fanatiques hindous s’en est pris à la mosquée de Babri, convaincus qu’elle avait été construite sur les ruines d’un temple marquant le lieu de naissance de Rama. A mains nues, à coups de marteaux et de pioches, ils ont démoli l’édifice du XVIe siècle sous le regard des forces de l’ordre. Des émeutes intercommunautaires ont ensuite semé la mort dans tout le pays, faisant plus de 2 000 victimes, pour la plupart musulmanes.

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L’affaire a envenimé la vie politique indienne durant plus de trente ans, jusqu’à ce qu’une décision controversée de la Cour suprême mette un terme à ce contentieux en 2019. Elle a jugé que la destruction de la mosquée constituait une "violation flagrante" de la loi, mais a donné raison aux hindous en autorisant la construction du temple.

Après dix ans au pouvoir, le dirigeant indien, à la popularité insolente, compte bien capitaliser sur ce "cadeau" pour rester en poste cinq ans de plus. Mais les critiques craignent qu’une nouvelle victoire du BJP n’accélère encore les dérives autocratiques constatées ces dix dernières années. Le pays le plus peuplé au monde se classe désormais parmi les "autocraties électorales", selon l’institut indépendant suédois V-Dem. Il a également dégringolé au classement annuel de Reporters sans frontières sur la liberté de la presse, reléguée à la 161e position sur 180. La victoire des nationalistes hindous "marquerait un autre tournant majeur pour le régime de république constitutionnelle du pays [NDLR : permettant la séparation des pouvoirs], qui est déjà au bord du gouffre", insiste l’analyste Asim Ali.

Une politique protectionniste qui pénalise les acteurs internationaux

Particulièrement ambitieux, le projet politico-religieux du BJP s’accompagne d’une volonté de rayonner à l’international et de monter en puissance sur le plan économique - l’Inde est déjà le 5e PIB mondial. Pour l’heure, les dérives intérieures ne contrecarrent pas ces plans. Devenu incontournable sur la scène diplomatique, le géant sud-asiatique est courtisé par les puissances occidentales, qui n’osent quasiment aucune critique à l’encontre du régime de Modi. Les Etats-Unis, mais aussi la France (Emmanuel Macron en revient tout juste) voient en New Delhi un partenaire de choix pour faire contrepoids à la Chine dans l’Indo-Pacifique et un débouché pour, notamment, leurs équipements militaires. Attirés par un vaste marché en pleine expansion, des géants comme Apple, Samsung ou encore Airbus ont ainsi parié sur l’Inde au cours des dix dernières années.

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Reste que l’Inde n’est pas non plus le paradis des affaires. Parmi tous les pays du G20, elle affiche le plus faible revenu par habitant, avec moins de 2 000 euros par habitant et par an. Surtout, le pouvoir de Modi se caractérise par ses relations incestueuses avec le monde des affaires, et plus particulièrement avec quelques magnats dont il est proche. Depuis son arrivée à la tête du pays, les conglomérats de ces hommes ont prospéré au détriment des petites entreprises, mais aussi des multinationales étrangères qui ont investi des milliards dans le sous-continent. Globalement, la politique protectionniste de Modi, qui cherche à créer des champions nationaux dans tous les domaines, pénalise les acteurs internationaux.

Le secteur du commerce de détail est l’exemple le plus emblématique. Alors que les américains Amazon et Walmart avaient déjà englouti des milliards de dollars dans le pays, le gouvernement a changé la législation en cours de route, favorisant ainsi un acteur indien - Reliance Industries, appartenant à Mukesh Ambani. De quoi refroidir les investisseurs étrangers, dont le pays a pourtant cruellement besoin. Surtout si la dérive autocratique, qui fragilise les institutions du pays, s’accélère.

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